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Alexandrie – Le Quatuor …

Je suis amoureux d’elle.

C’est la faute à Durell …

Malgré le succès de cette œuvre en Europe, je n’avais jamais lu “Le Quatuor d’Alexandrie”. Venant pour six mois, un an, (deux ans en fait), j’ai calé ce gros bouquin dans un coin de la valise. Et je l’ai ouvert …pour ne plus le refermer. Dans ces quatre romans gigognes, qui s’emboîtent les uns dans les autres, qui changent d’aspect comme un hologramme selon l’angle sous lequel on les regarde ou la lumière qui les éclaire, existent de nombreux personnages qui se cherchent, se perdent, se séduisent, se déchirent, s’oublient, complotent, se mentent dans une sensualité affolée. Mais le personnage principal n’est pas de chair et de sang, et encore ?! Il s’agit d’une ville nommée Alexandrie.
Une ville que Lawrence Durell qualifie de Capitale de la Mémoire lorsqu’il présente “Justine”, la première partie de son quatuor en disant qu’il s’agit d’un « poème en prose adressé à l’une des grandes capitales du cœur« . Il n’y a pourtant rien (ou si peu) à voir. Mais que de signes pour qui sait lire, écouter, sentir et chercher à comprendre: la fin du cycle des pharaons, Alexandre, Rome, la conquête arabe,… Alexandrie, et le temps, et les éléments, se sont ingéniés à ne rien laisser de chacune de ces périodes, à faire table rase. Il n’y a plus de monuments, la ville ne saurait raconter qu’une infime partie de son passé tant ses quartiers sont détruits et remodelés sans cesse les uns après les autres. Les plus vielles maisons ottomanes d’Al Nasr sont rares et quasi des ruines. Les trésors archéologiques invisibles car sous les eaux. Le théâtre romain coquet, mais minuscule et de plus affublé d’une symétrie en béton proprement scandaleuse.
Lieu commun de dire qu’il s’agit d’une ville cosmopolite, l’on s’y sent immédiatement à l’aise. Comme Venise, Alexandrie est ville de l’homme, de l’humain. Il n’y a que les ports, les villes construites sur l’eau, les espaces gagnés par l’homme et habités par lui aux confins des terres et de la mer féconde pour donner cette sensation de plénitude, d’accord parfait. Est-ce cette somptueuse façade maritime, ouverte comme une offrande? Est-ce cette ligne de rupture avec le désert sur ses arrières, la ligne des lacs, qui en font une unité détachée du continent? Alexandrie est ville de tous les possibles.
Capitale du cœur, peut-être. Sans doute. Mais le cœur, chez Durell et chez d’autres, n’est pas histoire facile. C’est une histoire de vie et de mort, de sexe et de violence, d’amour et de haine. Eros et Thanatos. “Une ville devient un univers quand on aime un seul de ses habitants”. La ville de Durell se nomme Alexandrie, mais est-ce l’Alexandrie que j’ai sous les yeux cinquante ans plus tard? Car “Alexandrie peut tout offrir à ses amants, sauf le bonheur”. “Alexandrie est le grand pressoir de l’amour: ceux qui en réchappent sont les malades, les solitaires, les prophètes, enfin ceux qui ont été profondément blessés dans leur sexe”.
Alexandrie est insaisissable. Pour la comprendre, n’ai-je pas inversé les termes de la sentence? “Aime un seul de ses habitants, pour que cette ville devienne un univers”.
Je le crois, et je crois également aimer la ville appelée Alexandrie.

Alexandrie vue depuis l’Université Senghor
Alexandrie vue depuis l’Université Senghor
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Alexandrie – Bibliothèque

On appelle corde le segment de droite qui soutient un arc. Dans un cercle, le segment de droite qui rejoint deux points de la circonférence de celui-ci et qui délimite donc un arc de cercle.
La Bibliothèque d’Alexandrie est une symphonie de cordes, d’arcs et de diagonales. Quasi vaste cylindre enterré d’un tiers de sa hauteur totale, l’architecte norvégien l’a tronçonné par une coupe en diagonale. A la fois façade et toit. Façade parce qu’il s’agit d’un damier géant de métal et de verre, orienté sensiblement au nord, dont chaque case est diagonalement ouverte ou fermée par un arc de cercle. Les diagonales tracent une brassée de cordes parallèles. Les ouvertures laissent entrer la lumière de façon indirecte. Mais il s’agit d’un toit également puisque c’est le sommet du bâtiment et qu’ici la pluie, le vent, les embruns, le sable se retrouveront. Façade et toit confondus veulent symboliser un soleil se levant sur la mer.

Bibliothèque d’Alexandrie

Ou couchant mais il est sans doute plus positif de dire levant. Cependant le soleil, le vrai, donne à cette structure ses meilleures et plus chaudes couleurs cuivrées, métallisées, moirées lors de son coucher. Le toit s’appuie sur cent quatre vingt degrés à un mur aveugle fermant la face sud du bâtiment. Aveugle à l’exception d’un découpe rectangulaire, plus haute que large, qui laisse passer une passerelle métallique. Celle-ci devait relier la Faculté de Commerce à la Corniche en passant au travers de la Bibliothèque et en surplombant l’avenue de bord de mer. Elle part bien du trottoir de la Faculté de Commerce. Elle parvient à la corniche, mais ne l’atteint pas, restant suspendue au-dessus du vide. Le mur est recouvert de plaques de garnit gris de deux formats, carré et rectangle du double de ce carré. Toutes les plaques se joignent en laissant déborder leurs angles, ce qui apporte un désordre salutaire à la surface du mur. Les plaques de granit sont disposées en lignes horizontales très nettes. Au sein des lignes, les plaques sont toujours les mêmes, soit des carrés, soit des rectangles verticaux, très rarement des rectangles horizontaux.
Comme une page d’écriture universelle, toutes ces plaques sont calligraphiées des signes, lettres, chiffres, idéogrammes, de tous les langages de toutes les cultures et civilisations. La gravure de ces signes se poursuit de plaque en plaque sans se soucier des limites de celles-ci. Le haut du mur, arc de cercle gagné sur le ciel, est conquis par les choucas locaux qui y ont élu domicile. Au nord, le toit est fermé par un mur identique de quelques mètres de hauteur et dont l’intérieur reprend le motif des signes et caractères des langues de la terre. Une pièce d’eau symbolise la mer entre ce mur et la limite du site.

Bibliothèque d’Alexandrie

A l’intérieur de la Bibliothèque, une forêt de piliers achevés en fleur de lotus, soutient le toit. La lumière, grandement naturelle tombe indirectement des ouvertures. Un filigrane bleu et vert borde ces découpes. Des spots sont logés au plafond. Les planchers ouverts au public suivent la même diagonale que celle du toit, sous la forme d’un amphithéâtre géant de plus d’une dizaine de marches. Un escalier bordé de marbre noir de Nubie parcourt en ligne droite tous les niveaux de la bibliothèque. Des bureaux, salons de lecture, ont la particularité de s’ouvrir sur certaines des loggias délimitées par le toit façade. Tables, bureaux, rayonnages, étagères font harmonieusement appel au bois blond, au cuir, à l’acier, dans des formes sobres et excessivement géométriques.
Plus question de cordes et d’arcs.
Sur l’esplanade accueillant la bibliothèque, deux autres bâtiments. L’un, massif, sorte de gros cube, déjà ancien et quelque peu réhabilité, a pour fonction d’être un auditorium. Sur l’une de ses faces, les diagonales murales reprennent l’idée des trois pyramides. Ce n’est pas l’idée la plus originale et cette construction est mal venue sur l’esplanade. L’autre est un planétarium. Boule noire découpée en huit bandes parallèles, plus les pôles. Les bandes sont d’un noir mat, caoutchouteux. Les césures sont en acier blanc poli. Comme un miracle, la sphère est suspendu au-dessus d’une fosse cubique. Elle ne repose légèrement que dans quatre berceaux proéminents sur les faces intérieures du cube. Geste architectural en totale harmonie avec la bibliothèque. Sombre astre lunaire (voué à être planétarium), sans lumière propre, éclairé par la proximité, le rayonnement, les dimensions du soleil se levant à ses abords immédiats. Si cette bibliothèque possède une dimension pharaonique, c’est bien davantage en raison de la force symbolique de ses murs qu’à cause de la difficulté matérielle de l’entreprise.

Planétarium de la Bibliothèque

La Bibliothèque d’Alexandrie vise à terme les cinq millions de références. Qui les lui confiera, au siècle de l’informatique et de la numérisation?

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Alexandrie – Excision

Sujet difficile, grave et délicat que celui d’aujourd’hui. Il s’agit de l’excision, cette mutilation génitale féminine (MGF) largement pratiquée en Egypte (mais pas qu’en Egypte). A vrai dire, rien ni personne n’est à même de préciser sérieusement quel est le pourcentage de femmes égyptiennes victimes de cette pratique.

“Le Courrier International” N° 210, en date du 10-16 novembre 1994 parle d’une mutilation qui toucherait 91% des égyptiennes.

En 1996, l’UNICEF publiait le pourcentage de 80% des femmes égyptiennes qui étaient excisées. Et dans le même temps, le Ministère de la Santé déclarait que ce pourcentage était de 97%, s’appuyant sur une enquête conduite en 1995 auprès de 14779 femmes mariées ou ayant été mariées. Ce chiffre de 97%, qui représente donc la quasi totalité des femmes de l’Egypte, a été repris sans discussion, sans commentaire aucun, pendant des années par toutes les organisations internationales et par la presse (Le Monde 23/12/2005 “ »Femmes mutilées au bord du Nil »“, “Al Ahram 06/04/2005 “[ »Les chiffres muets de l’excision »|http://hebdo.ahram.org.eg/arab/ahram/2005/4/6/femm0.htm]“ ).

Sans revenir sur ce chiffre, une autre étude nationale conduite en 1998 « a montré les premiers signes du déclin de cette pratique. Il y a au moins 10% des jeunes égyptiennes qui risquent moins de subir cette mutilation que leurs mères, même si l’excision continue d’être pratiquée sur la grande majorité des adolescentes » (Barbara Meusch; The Population Council).

Fin 2002, Egypt Almanac 2003 (Egypto-file Ltd Edition) publie une synthèse d’une enquête effectuée en 1997 et diffusée en 1999 (la même que ci-dessus ??), réalisée par le Population Council auprès de 9000 adolescents de 10 à 19 ans. Quant au sujet qui nous concerne, il en ressort que 86% des jeunes filles non mariées de 16 à 19 ans sont excisées et que 42% d’entre elles croient que c’est nécessaire. La précision relative aux jeunes filles non mariées est importante car 12% des adolescents de cette tranche d’âge sont déjà mariés !

En 2000, une enquête similaire à celle de 1995, réalisée auprès de 15573 femmes mariées ou ayant été mariées aboutissait à nouveau à ce chiffre fatidique de 97 %. Enfin, en 2005, une étude du Bureau Gouvernemental de la Démographie parvenait au pourcentage de 96,6% des femmes de 15 à 49 ans qui ont subi une excision. On admire la précision du pourcentage !

Car, en effet, ces enquêtes sont essentiellement déclaratives puisqu’à peine moins de 10% des femmes interrogées l’ont été lors d’une consultation de gynécologie-obstétrique. Comment peut-on valider les déclarations des intéressées alors que la pression sociale, culturelle, familiale, est énorme ? Comment dire que l’on n’est pas excisée quand tout pousse à l’obligation de l’être ? Les études de 1995 et de 2000 mettent en évidence de façon flagrante que moins la mère est scolarisée, plus la fille court le risque d’être excisée (or, l’éducation secondaire ne concerne que 5% du panel étudié). Elles montrent également que 80% des femmes excisées envisagent de poursuivre la pratique sur leurs filles.

Jeunes élèves à Rachid (Rosette)

Les tentatives de lutte contre l’excision en Egypte ne datent pas d’aujourd’hui. L’excision avait même été interdite dans les hôpitaux égyptiens en 1928. Et en 1996, un décret (aboli par la suite) interdisait aux médecins de pratiquer l’excision dans les hôpitaux publics. La réglementation déclarait que l’excision ne devait être réservé qu’aux “cas d’urgence”. Il faut croire que le corps médical a su trouver beaucoup de cas d’urgence puisque les interventions sont passées (en 1995) de 80% en milieu traditionnel et 17% en milieu médical à (en 2000) 38% en milieu traditionnel et 61% en milieu médical.

En 1995, la CNN avait diffusé un documentaire montrant une fillette en train d’être excisée par un barbier. Ces images avaient été reçues comme une provocation et une atteinte à l’honneur des femmes, sans compter sur l’accusation faite aux pays occidentaux d’ingérence dans les affaires du pays.

Depuis, cependant, des efforts ont été réalisés, une campagne a été menée contre l’excision. Quelques enquêtes voudraient témoigner que les résultats sont spectaculaires. Dans la ville de Der al-Barcha, on a supprimé l’excision ! Comment croire de tels sondages ? Comment ne pas voir, à l’inverse du cas général, qui s’il devient “bien” de ne pas être excisée, alors oui, chacune répondra que “moi, je ne suis pas excisée” ? Le Conseil National de la Maternité et de l’Enfance veut créer 60 “villes sans excision” dans 6 gouvernorats. Et l’on nous donne l’exemple de Nadia, 5 ans, qui est la première fille dans sa famille à n’avoir pas été excisée ! Alors que l’on sait parfaitement que 42% (46% en 1995) des filles ont entre 5 et 9 ans et que 50% (43% en 1995) ont entre 10 et 14 ans lors de leur excision ! Dans les villages des environs de Minya, le nombre de filles excisées aurait baissé de 1500 en 2004, à 137 en 2007 !! Qui va nous faire croire que de telles statistiques sont tenues à jour par les chirurgiens affairistes ?

Tous ces chiffres signifient cependant deux choses:

  • quel que soit le pourcentage, cette pratique est très répandue dans toute l’Egypte !
  • l’excision n’est pas un acte religieux. Les coptes, qui représentent 10 à 15% de la population (7 à 10 millions de personnes) sacrifient également à cette tradition.

Un évènement récent fait peut-être bouger les choses. Bodour, une fillette de 13 ans, est morte récemment dans une “clinique” du sud de l’Egypte. Il est probable que la cause en soit davantage l’erreur d’anesthésie que l’acte chirurgical lui-même. Quoi qu’il en soit, la réaction a été vive dans le pays. Des images du type de celles de CNN ont été diffusées. Le Ministre de la Santé a interdit “définitivement” aux médecins de pratiquer cet acte, que ce soit dans un établissement public ou privé. Le Grand cheik d’Al-Azhar, Mohamed Sayed Tantawi, a déclaré que “c’était interdit” !

Mais Bodour n’est pas la première à mourir. Elle ne sera probablement pas la dernière. Le poids des traditions qui font rimer excision avec honneur, chasteté et hygiène, le manque de culture générale de la population, tout simplement l’analphabétisme, le discours de certains islamistes extrémistes qui perpétuent l’exploitation et la domination de la femme, et la montée de la religiosité accompagnée de signes extérieurs volontairement exagérés et agressifs, tout ceci ne plaide pas en faveur d’une éradication rapide de ce fléau.

L’Union Africaine a adopté en 2003 le Protocole de Maputo qui condamne toutes les mutilations génitales féminines. Actuellement 41 pays africains ont signé ce texte afin qu’il entre en vigueur. Mais pas l’Egypte …

Sur le sujet, voir ça|http://www.rfi.fr/actufr/articles/075/article_42824.asp et ça|http://www.nytimes.com/2007/09/20/world/africa/20girls.html?_r=1 et encore ça|http://www.measuredhs.com/pubs/pdf/CR12/CR12-Fr.pdf .

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Alexandrie – l’Aïd

Le jour se lève doucement. En ce vendredi de l’Aïd, nombreux sont ceux qui se rendent à la prière du matin, tapis sous le bras. Depuis hier, j’ai repéré un emplacement où, tout à l’heure, je pourrai assister au sacrifice des moutons. A mon gardien, qui s’interrogeait de me voir partir si matinalement, j’ai expliqué que je voulais faire des photos du sacrifice des moutons. Il m’a dit que ce n’était pas utile d’aller bien loin puisque cinq moutons attendaient dans le garage du sous-sol. Mais il n’y a pas assez de lumière; je serai obligé de travailler au flash, ce qui ne me convient pas. Et puis, je préfère un sacrifice moins familial, plus officiel, celui que réalisent les bouchers. Pour ne pas gêner les familles avec mon appareil photo.
Depuis deux ou trois jours, les moutons à la longue laine attendent dans de petits enclos édifiés sur les trottoirs. Ils ont à manger, ils se pressent les uns contre les autres et ne montrent pas d’excitation particulière. Les enfants sont curieux de les regarder. Des pères de famille mettent leur progéniture à califourchon sur l’une ou l’autre de ces bêtes.
La prière est maintenant terminée. Les premiers clients arrivent. Ils choisissent leur mouton et assistent au sacrifice. Le boucher tire la bête sur le trottoir, la renverse sur le sol d’un mouvement rapide, aidé par un associé, et d’un coup rapide d’une lame qu’il vient d’affûter une dernière fois, tranche la gorge du mouton de part en part. Il renverse alors la tête du mouton, d’un coup sec et violent, de façon à lui briser les vertèbres cervicales. La mort est très rapide, quelques violents soubresauts, quelques agitations saccadées du train avant et du train arrière, puis plus rien. Le sang rougit le trottoir.
Immédiatement, le travail de préparation et de découpe de l’animal. Placé sur le dos, sa fourrure et sa peau sont ouverts dans toute la longueur depuis le cou jusqu’au bas-ventre. L’animal est pelé de part et d’autre de cette entaille. Basculé alternativement sur le côté gauche puis sur le côté droit, il est déshabillé le plus loin possible dans le dos. L’animal, posé sur le trottoir, ne quitte jamais la surface de sa peau. Les pieds sont sectionnés l’un après l’autre. Un double crochet est passé dans les moignons des pattes de l’arrière-train de façon à suspendre la bête. La fourrure est entièrement enlevée. La tête est détachée et abandonnée dans un coin. Puis l’animal est débarrassé de ses viscères. L’opération est proprement menée au moyen d’une lente incision de la peau depuis les parties génitales jusqu’au thorax. Le boucher glisse deux doigts écartés en V entre la peau et les viscères de façon à ce que celles-ci ne soient pas déchirées par la lame du couteau. Son bras retient la masse progressive des intestins qui s’échappe de la déchirure. Lorsque l’incision est achevée, tous les boyaux sont extraits de la carcasse de l’animal, carcasse qui est immédiatement découpée et remise en morceaux au client qui a surveillé l’opération de bout en bout. L’un des premiers morceaux qui lui est donné est la boule de graisse constituant l’appendice caudal des moutons. Chaque pièce trouve sa place dans l’un des nombreux sacs en plastique dont s’est muni l’acheteur.

Sacrifice du mouton dans une boucherie

Plusieurs bouchers pieds nus opèrent simultanément sur ce coin de trottoir. Une bête est déjà pendu au crochet, thorax ouvert pour découper les côtes, une autre est débarrassée de sa peau, une troisième vient d’être exécutée et s’agite encore en de violents tremblements qui projettent du sang alentour. Les enfants regardent. Une femme digne tourne la tête au moment du sacrifice. Les piétons, les voitures passent dans cette rue, devant cette boucherie sans marquer la moindre attention. Dans l’angle opposé du carrefour, une jeune vache attend son tour.
De retour à mon appartement, je constate qu’il est des familles qui ont effectué le sacrifice de leur mouton dans un coin discret de l’entrée de leur immeuble. Chez moi, dans le sous-sol, un mouton est pendu alors qu’on le découpe. Les autres sont encore vivants. Je ne m’attarde pas ; la lumière des garages n’est pas la meilleure.
Après-midi. Quartier des trois mosquées. Fête foraine. Longtemps avant d’atteindre la place des Trois Mosquées, l’atmosphère est déjà aux réjouissances. De petites charrettes décorées, au bois sculpté, tirées par un âne ou un cheval, vont et viennent le long de cette partie de la corniche. Elles sont surchargées d’enfants, des jeunes, des très jeunes. Assis sur le pourtour de la charrette et debout sur le plateau. Combien sont-ils? Quinze, vingt, vingt-cinq par charrette. Ils se promènent en racontant des histoires, en riant aux éclats.
La mer également est de la partie. Comme pour une sorte de baptême de la mer, des familles entières s’aventurent sur un fragile équilibre de planches et de piquets pour accéder à des embarcations qui les emmèneront faire un tour dans le port, pas très loin, entre les barques de pêche. L’hiver est terminé, la mer est calmée après ses colères des mois passés. Il faut le lui dire et vivre avec elle à nouveau.

Promenade en barque dans la baie d’Alexandrie

Partout la foule est compacte. Il est difficile de la pénétrer. Se laisser aller dans le mouvement, comme dans un écoulement, ne pas tenter d’aller à contre-courant. Foule bienveillante. Les interpellations sont nombreuses: “What’s your name?”, “Wellcome”. Ils veulent savoir d’où je viens, qui je suis. “De France !” est un passeport magique. Cela ne va pas plus loin. Simple curiosité et non pas réel intérêt. Il y a très peu d’adultes, beaucoup d’enfants, d’adolescents, de jeunes qui vont par grappes de filles ou grappes de garçons. Le fond ambiant de cette fête est un mélange de cris, d’interpellations, de rires, de conversations, de bousculades, mais il n’y a pas de musique à l’exception d’un ou deux marchands ambulants de cassettes dont la sono crache un mauvais son. Ici, on bonimenteur fait la retape devant une baraque où l’on doit pouvoir découvrir une femme à barbe ou une femme coupée en morceaux à en croire les immenses peintures naïves qui ornent la devanture de son stand. Là, c’est un petit théâtre populaire dans lequel on entend crier et déclamer les histoires de jalousie, de tromperies ou de larcins illustrées sur la façade en toile.

Les manèges de l’Aïd

Partout ailleurs, des manèges par dizaines, des alignements de balançoires, sans autre énergie que celle qu’apportent les participants. Aucun branchement électrique, aucun moteur dans ces constructions rudimentaires faites de tubes et de cornière d’acier. Les balançoires sont des barques en tôle. Tout est décoré de couleurs vives, essentiellement le bleu, le rouge, le jaune orangé, le blanc. Les dessins qui illustrent les manèges sont découpés dans le métal, des dessins naïfs, fleurs, étoiles, croissants de lune,… Un seul manège, répété en plusieurs exemplaires, fait appel à l’électricité, à l’exception, bien sûr, d’un manège d’autos tamponneuses. Il s’agit d’une petite voiture à une place, tournant perpétuellement en rond sur un cerceau métallique d’environ deux mètres de diamètre. Un fil électrique traînant sur le sol apporte une phase au pieu fiché en terre et qui sert d’axe de rotation et l’autre phase au cercle d’acier sur lequel s’appuie l’unique roue extérieure de la voiturette.
La fête va durer encore trois jours. Fête des enfants. Fête des familles.