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Descente de police

Chronique ordinaire du confinement …

Une chaleur lourde et sèche, accompagnée d’un vent du sud, régnait sur l’ensemble du lotissement. L’air était empoussiéré et sentait le caoutchouc brûlé : cette nuit encore, deux voitures avaient spontanément pris feu sur le parking. J’étais seul, assis sur un banc cassé, et je contemplais les zébrures parallèles et en courbes qui décoraient le goudron, zébrures causées par les dérapages des voitures et deux-roues qui s’adonnaient régulièrement au rodéo le samedi soir. J’avais rien à faire. Cela faisait bien deux heures que l’on entendait des cris depuis les fenêtres ouvertes du troisième étage de cet immeuble. Sans doute une dispute qui s’éternisait entre les deux membres d’un couple enfermé par le confinement. Qui peut bien faire attention à de tels affrontements tant ils sont quotidiens, à cet étage ou à un autre, dans cet immeuble ou dans la barre voisine ? Soudain, ce ne furent plus des cris, mais des hurlements poussés par la voix aiguë d’une femme. Des hurlements qui se prolongeaient. Au bout d’une dizaine de minutes, arrivèrent dans des crissements de pneus et des stridences de sirènes, trois voitures de flics qui avaient fait appel à leur discrétion habituelle. Un voisin (ou plusieurs voisins) les avait sans doute informés de façon charitable et par téléphone, qu’il se passait quelque chose dans ce lotissement. Le commissariat de quartier n’était pas très loin.

Les véhicules s’arrêtèrent un peu n’importe comment, l’un d’eux carrément sur une pelouse crasseuse et desséchée, tout en respectant une distance certaine de la façade de l’immeuble, histoire d’anticiper d’éventuels caillassages venus du toit-terrasse. Les gendarmes, armés, en sortirent et se précipitèrent dans l’escalier, en file indienne et en courant tête baissée et casque en avant. Intrigué, je m’engageais derrière eux, par simple curiosité, afin de voir de qui il s’agissait dans la dispute et quels en étaient les motifs. Parvenu au troisième étage, il y avait déjà foule. Presque que des gonzesses qui parlaient à qui mieux mieux. Bien entendu, tout le monde était à touche-touche et personne ne portait de masque. A force de me creuser un passage, je suis parvenu à l’entrée de l’appartement dont la porte était grande ouverte. On pouvait y apercevoir trois gosses, deux garçons qui se disputaient, en se criant dessus, alors qu’ils avaient en mains chacun une manette de jeu vidéo. Et une jolie petite môme qui pleurait, dans un coin, assise par terre. A l’opposé de la pièce, encadrés par la police, on pouvait voir la mère, prostrée, assise sur une chaise basse, la tête entre les mains, et le père, debout, l’air bien éméché, criant des imprécations assez incompréhensibles. Dans tout ce beau monde, il n’y avait guère que les policiers pour respecter les consignes de distanciation. Non seulement, ils avaient un masque, mais ils avaient même enfilé des gants de plastique bleu. Outre cette famille réunie, je pouvais apercevoir quelques aspects de l’appartement. Un grand désordre y régnait. Par-ci, par-là, des tas de vêtements attendaient soit le lavage, soit le repassage. Une copie bon marché de Ghettoblaster, posée en équilibre sur un canapé défoncé, crachait du rap à gros volume.

Coincé au cœur des parlottes du couloir, il était bien difficile de comprendre quelque chose aux discussions du groupe que formaient la famille et les policiers qui l’entouraient. La famille, d’ailleurs, avait probablement échangé quelques coups, si l’on en jugeait par les marques rouges striées de larmes que la femme présentait sur son visage ; sans doute quelques bonnes gifles. Au bout de quelques instants, je suis quand même parvenu à comprendre que cette femme reprochait à l’homme, dont à entendre les bruits de couloir il n’était pas évident que ce soit son mari, de dépenser tout son argent pour boire des canons au bistrot, pour jouer au PMU ou pour aller visiter les putains du quartier. En conséquence de quoi, elle n’avait plus rien pour faire ses courses au marché. Et que donc, elle ne pouvait pas faire à manger. Et que c’est pour cela qu’il la battait ! Parce que la table était vide !

Avec une voix empâtée, l’homme tenta bien de se justifier. Il était torse nu. Non, il ne battait pas sa concubine, tout au plus il la corrigeait parce qu’elle était incapable de tenir sa maison et de faire à manger. Non, il n’allait pas chez les prostituées, ce sont des copines, des amies qu’il connaît depuis l’enfance et il ne fait rien d’autre avec elles que discuter et bavarder des histoires. De toutes façons, c’est plus avec cette femme, là, qu’il peut espérer grand-chose ! Et pour ce qui est de l’argent, c’est pas de sa faute s’il est au chômage depuis plusieurs mois, près d’un an plus exactement. La chance n’était jamais de son coté, quand il trouvait un endroit pour travailler, il était foutu à la porte dans les jours qui suivaient. Il débitait tout ce discours en balançant de droite à gauche, dans un équilibre instable. Les mots se bousculaient, les phrases se répétaient, il n’était pas facile de le comprendre. Dans le couloir, ça jacassait de plus en plus fort, à tel point qu’un policier quitta l’appartement, demanda le silence et sollicita une évacuation des lieux par tous ceux qui sont ici et qui n’ont rien à y faire. Cela ne fit pas bouger grand monde, tout au plus le volume sonore s’abaissa quelques instants. Il fut vite évident, alors, que tous les commentaires tournaient autour de l’homme de l’appartement, commentaires dans lesquels il n’avait pas le beau rôle. Outre qu’il était traité de paresseux, qu’il ne cherchait pas de boulot, il était acquis qu’il battait sa conjointe. Certains allaient jusqu’à poser la question de savoir s’il était réglo avec sa fille (en doutant d’ailleurs que ce soit sa fille), car en bas, dans le parking ou dans le semblant d’espace vert, il était toujours à draguer les filles de passage ou les voisines. Le jugement populaire fut promptement prononcé : il n’avait pas sa place ici.

C’est également ce que durent penser les flics puisqu’ils décidèrent de l’embarquer en lui demandant d’enfiler une chemise, de prendre ses papiers et de les suivre jusqu’au poste de police tout proche. Les voitures l’attendaient en bas. Ils lui firent savoir que, au commissariat, il resterait au moins pour la nuit et qu’il faudra qu’il en profite pour se dégriser et retrouver ses esprits. Après, il sera interrogé et on verra bien … quoi qu’il en soit, il ne reviendra pas chez lui avant demain…. S’il revient !

« Tenez, mettez ceci », lui dit un policier en lui tendant un masque neuf. Encadré par deux fonctionnaires, il descendit les trois étages en fulminant et en égrenant quelques menaces. La foule du couloir, n’ayant plus rien à voir et à commenter, commença de se disperser derrière les nombreuses portes des appartements de l’étage ou dans l’escalier, montant ou descendant d’un niveau. Parvenu sur le parking en compagnie de ses deux gardiens, l’homme fut invité à s’installer dans une voiture de police dont la barre de toit n’avait pas cessé de flasher une lumière bleue depuis le début de l’intervention, la porte arrière fut ouverte et l’un des gradés mit la main sur sa tête afin qu’il ne se cogna pas au toit en prenant place.

Une vraie séquence de feuilleton policier ! Me dis-je en souriant intérieurement. Un sourire un peu jaune et triste …

Ce texte a été rédigé dans le cadre d’un atelier d’écriture distancielle, animé par Sophie Collignon (UIAD)

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Rencontre au MOMA

Chronique ordinaire du confinement …

L’affiche avait retenu notre attention. En ces temps de confinement, une exposition de « création artistique » était programmée dans le centre commercial. La rencontre de l’art et du commerce n’est pas spontanément quelque chose après laquelle nous aurions envie de courir, mais bon, il faut bien sortir de chez nous et aller à la découverte, … l’affiche était alléchante et une « installation » exceptionnelle était annoncée.

Comme un stand de foire-exposition, la structure nous attendait au bout d’un couloir. En forme de cylindre et haute comme deux ou trois hommes, son extérieur avait l’aspect d’un rideau rouge bordeaux dont les plis verticaux tombaient de façon très régulière. Les deux extrémités ne se touchaient pas et laissaient place à l’entrée d’une vaste piste dont le revêtement de sol était identique à celui du couloir. Pas un mot, pas de musique, pas d’affiche, rien ne nous invitait à pénétrer à l’intérieur du cylindre, mais rien ne nous l’interdisait. Mon épouse E. et moi-même sommes donc entrés sans aucune hésitation. Sur sa totalité, la face intérieure du cylindre représentait la mer et le ciel. Une mer en bleu et blanc qui scintille et qui moutonne. Un ciel en bleu et blanc parcouru de quelques nuages épars. La transition entre la mer et le ciel n’étant pas toujours évidente. Mer et ciel formaient un espace clos dont on s’imagine qu’il ne présente aucune échappatoire, sauf peut-être par la porte d’entrée. Et bien non, car, en nous retournant, nous avons constaté que les deux pans du rideau s’étaient refermés sur nous, nous laissant sur une sorte d’île en pleine mer : le monde était devenu autre. Un peu comme Alice dans son Pays des Merveilles, nous avons marché et tenté de trouver une issue. Notre île avançait au rythme de nos pas et nous avons marché, marché … Petit à petit, ce qui semblait du sable s’est transformé en bitume et nous nous sommes retrouvés sur une piste d’aéroport. Un gros supersonique nous y attendait.

René Magritte (1898-1967) Les Mémoires d’un Saint (1960)

Rien ni personne ne nous a informé de quoi que ce soit. Délibérément, nous nous sommes dirigés vers la rampe d’accès et avons pris place à l’intérieur de l’avion. Celui-ci a décollé très rapidement. Sans en être certains, nous avions le sentiment d’être seuls dans cet avion où régnait un silence total. Aucun steward, aucune hôtesse pour nous accueillir, nous guider, nous expliquer. Après très peu de temps d’un vol totalement silencieux, nous nous sommes retrouvés atterrissant sur la piste de l’aéroport Liberty de Newark, en pleine nuit noire et dans une atmosphère tiède et humide. En pied de passerelle, un taxi jaune, de ceux qui ont un gros T dans un cercle noir peint sur la portière avant, nous attendait et nous avons pris place. Sans un mot du conducteur, nous avons été conduits au bas d’un hôtel en plein Manhattan. Le garçon d’hôtel, qui n’avait pas à prendre en mains nos bagages (nous n’en avions pas), nous a accompagnés à notre chambre où nous nous sommes rapidement endormis, sans avoir rien mangé, ni bu, depuis notre départ.

A notre réveil, un billet calligraphié sur chacune de nos tables de nuit, nous informait que le même taxi nous attendrait vers dix heures du matin, afin de nous conduire au MOMA, le Museum Of Modern Art de New York. Auparavant, nous avions l’opportunité de prendre un petit déjeuner continental au bar de l’hôtel, ce que nous ne nous sommes pas privés de faire. A l’heure dite, nous avons rejoint le taxi. Le chauffeur n’était pas seul. La place de droite était occupée par une jeune femme, aux cheveux très bruns coupés court, vêtue d’un chemisier blanc à manches courtes et d’une jupe anthracite très courte. Seuls les talons de ses chaussures n’étaient pas très courts : 12 à 14 centimètres ! Elle s’est présentée comme se prénommant Evelyn.

Le MOMA, située dans la 53° Rue, est un vaste bâtiment de béton, d’acier et de verre, inauguré en 1929 (voici près d’un siècle) dont les différentes couches architecturales se rejoignent, se superposent, coexistent tant bien que mal. Sa récente façade de verre permet aux passants de voir les galeries, une façon de prétendre ouvrir l’art sur la rue. Dès l’arrivée du taxi à hauteur du musée, Evelyn nous a pris en main et nous a conduits devant un tableau de René Magritte, « L’Assassin menacé ». Alors qu’un cadavre nu gît sur un lit, le présumé assassin fait tranquillement le tour de la pièce, écoute de la musique sur un gramophone, tandis que les forces de l’ordre se préparent à l’assaillir. Deux hommes sont là, debout devant l’œuvre. L’un, grand, fort, au visage carré, les cheveux bruns coiffés en arrière, les joues gonflées par des pommettes proéminentes et marquées par des poches sous les yeux, et portant chapeau. L’autre, au visage lisse et quelque peu allongé, au large front, le crane très dégarni, au regard perçant et curieux. Tout, dans leurs échanges, laisse à penser qu’il s’agit, dans l’ordre, de René Magritte et d’Edward Hopper.

EH – Cela, René, n’est qu’un de tes premiers tableaux, en 1926. Tu n’avais pas encore formulé totalement ton principe selon lequel il est difficile de faire coïncider la réalité du monde avec nos images mentales. Dans cette œuvre, tu joues un peu à cache-cache avec la réalité.

RM – C’est exact, Edward, mais les concepts sont venus vite. Regarde, dans une salle voisine, « Les Amants », de 1928, ces deux amoureux qui rapprochent leurs têtes voilées par un drap blanc. L’amour est aveugle, certes, mais les amants le sont également, qui ne savent pas ce qu’ils choisissent.

EH – Ton surréalisme n’est pas mon goût de prédilection, mais je l’aime bien cependant en raison de ta facilité à échapper à l’ordre rigide du monde.

RM – On ne peut pas en dire autant de ta peinture ! Je trouve tes personnages tristes et mélancoliques. Ils vivent en plein confinement, ils sont isolés, individualistes, ils ne partagent rien. Tu as une toile qui me fait réagir, dans ce musée, « Gas », avec son pompiste seul devant ses pompes. Que fait-il, alors que la nuit tombe ? Il ferme sa station, il attend un dernier client alors que la route est déserte ? Cela date de 1940, mais tu peux l’imaginer dans le monde d’aujourd’hui.

EH – Mais n’est-ce pas l’image du temps que nous vivons ? Je ne suis pas surréaliste, je suis hyper réaliste et le monde me fait peur. Mes maisons sont vides et si des personnages occupent des chambres ou des bureaux, ils nous regardent rarement et sont souvent seuls. Et s’ils sont plusieurs, ils n’échangent pas.

RM – C’est ton « Fenêtres la Nuit », de 1928 ! Ton personnage, ici, il nous tourne carrément le dos, ne nous montrant que son derrière ! On croirait davantage une séquence de cinéma avec arrêt sur l’image.

EH – C’est vrai ce que tu dis. Je peins de façon cinématographique. Je suis passionné de photographie. Ce qui m’intéresse, c’est de représenter la classe moyenne américaine, sans fioritures, sans l’idéaliser. Toi, tu rêves de fuir, ou de mourir, pour échapper à la prison du monde. Comme ton personnage du « Mal du Pays », de 1940, tout vêtu de noir, accoudé à la balustrade d’un pont (?) songeant au lointain ou envisageant de se suicider. Ses ailes noires sont repliées dans le dos : que va-t-il faire ?

RM – J’en ai encore un autre au musée, je sais pas dans quelle salle. C’est « L’Empire des Lumières », de 1953. Fait-il jour ? Fait-il nuit ? Et quelle est cette lumière dans les pièces de la maison ? Incertitude, l’ailleurs est impossible et la réalité n’est pas ce que l’on croit. Alors …. Mais toi aussi, t’es pessimiste. Ton « Noctambules » de 1942 est mortel d’ennui et de solitude. Personne n’a rien à dire à personne !

EH – Un an, pas davantage, avant de quitter ce monde, en 1966, tu nous a offert ton « Heureux Donateur », c’est presque un testament, avec sa maison éclairée de l’intérieur, sa silhouette découpée sur le ciel, son grelot posé sur un mur. Moi, j’ai fait mon dernier tableau un an plus tôt, en 1965, avec « Deux Comédiens », mon épouse et moi-même, qui quittent leur public.

RM – En tout cas, question femme, on aura peint de beaux corps ! De plus, ce sont nos femmes qui ont été nos modèles quasi uniques pendant toute notre vie d’artiste. Georgette, la mienne, a vécu 45 ans à mes cotés, mais je l’ai connue en 1913 alors que j’avais 15 ans et elle 13 ans.

EH – Joséphine, « Jo » pour moi, n’était pas facile à vivre, elle voulait être peintre, mais n’a jamais rencontré le succès. Elle a été un peu jalouse du mien. Mais je l’ai aimée …. j’en ai été malheureux … elle est morte dix mois après moi. Elle a été mon modèle unique !

RM – Tandis que Georgette a vécu encore presque vingt ans !

EH – Je sais pas ce que t’en penses, mais chacun à notre manière, on a œuvré pour l’art moderne…

La lumière s’est alors brièvement éteinte, les tableaux se sont effacés dans l’obscurité, puis tout est redevenu normal dans les salles du musée. C’est alors qu’Evelyn nous a interpelés en nous précisant que le musée allait fermer ses portes et que le taxi nous attendait déjà à l’extérieur. E. et moi avons donc pris le chemin du retour avec un peu de désappointement, la rencontre était si belle. Le taxi, après quelques kilomètres pendant lesquels je pense que nous nous sommes endormis, nous a laissés sur le parking … de la zone commerciale, au pied de l’affiche annonçant une  exposition de « création artistique ».

Rentrés à la maison, j’ai ouvert le PC et tapé successivement Hopper et Magritte. C’est ainsi que j’ai appris qu’ils étaient tous deux décédés en 1967, le 15 mai pour Edward et le 15 août pour René.

Texte écrit lors d’une session d’Ecriture Créative (Sophie Collignon/UIAD)

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Epreuve de philosophie

Chronique ordinaire du confinement … Vous disputerez sur le sujet suivant: « Pratiquer l’art de vivre » ou « Vivre sa vie comme un art » ?

Même si la France ne se classe qu’au 24° rang des pays ordonnés selon leur indice du bonheur, loin derrière les trois premiers que sont la Finlande, le Danemark et la Norvège, notre pays se vante d’un savoir-vivre et d’un savoir-être qui seraient exemplaires. Les arts de la table, la gastronomie, le bien-manger, le bien-boire, la haute-couture, le goût de la liberté, de la critique, l’étiquette et les bonnes manières, les châteaux et les parfums, la courtoisie, la bonne éducation et la galanterie, le tout assaisonné d’une goutte de culture, d’histoire, de patrimoine et de grands auteurs, sans oublier l’humour et le rire … Cette longue énumération est-elle suffisante pour que chacun-chacune y retrouve matière à satisfaction personnelle ?

Ou bien, ne nous trouvons-nous pas à l’entrée d’un gigantesque supermarché dans lequel se déploient toutes les tentations d’un monde occidental construit sur l’envie de paraître, la crainte de ne pas être considéré et la sidération face à une richesse parfois étalée ?

L’art de vivre, ainsi conçu, ne serait-il pas qu’une façade, certes économiquement très intéressante, qui se voudrait représentative de notre mode de vie censé être basé sur la convivialité, l’élégance, la culture, la fête, la liberté ?

L’art de vivre à la française est une manière d’être et de penser à laquelle nous voulons accorder tant d’importance que nous attendons de nos visiteurs étrangers qu’ils s’y adaptent ou, à tout le moins, qu’ils s’y essaient quelque peu et qu’ils en soient admiratifs. Ainsi imaginé, l’art de vivre n’est que l’expression nostalgique de l’éternité, de ce qui a toujours été, de la beauté de l’instant que l’on voudrait faire durer le plus longtemps possible. Cette nostalgie de l’immobilité est certes illustrée par le raffinement de l’esprit, par les fêtes, par les costumes, par les nourritures, mais toutes et tous ne sont que les prolongements précieux, mais légers, de ce que nous appelons notre art de vivre.

Suffit-il de consacrer du temps à nos loisirs, de décorer notre cadre de vie, de valoriser la spontanéité, de savoir communiquer grâce aux technologies modernes, d’enrichir nos connaissances au moyen de l’audiovisuel, voire de participer à des séminaires de créativité pour faire en sorte que vivre devienne un art ?

La liste des pays classés selon l’indice du bonheur se poursuit par l’énumération de l’Islande, des Pays-Bas, de la Suisse en sixième position et de la Suède en septième position. Ce n’est pas faire injure à ces pays que de rappeler qu’une petite moitié d’entre eux ne fait pas partie de la Communauté Européenne et que certains (les autres!) sont classés, par les politologues, parmi les Etats « pingres » lorsqu’il s’agit de contribuer au développement de l’Europe ou d’accueillir des migrants. Cocooner avec bougies, thé ou chocolat, couverture douce, chaussettes de laine, album photo et musique douce n’aide pas toujours à s’intégrer dans la vie du monde et à faire preuve de créativité, même si cela peut permettre de prendre soin de son corps et d’exister assez confortablement. Pour vivre heureux, vivons cachés, nous dit le proverbe.

L’art de vivre ne serait-il pas davantage l’art de savoir profiter de la nature et des gens qui nous entourent en partageant la beauté et la force qu’ils nous procurent ? Ne serait-ce pas accorder de l’importance, du temps, de l’attention à ce qui est la source de la vie et du bien-être physique, moral, mais également spirituel ? Le plus important n’est-il pas de se demander ce que nous sommes venus faire ici et de trouver quel est notre don particulier ?

Qui que nous soyons, nous avons une raison d’être là où nous sommes. Et dans un monde bousculé et chahuté par un environnement qui se dégrade, des tensions entre idéologies concurrentes, des inégalités de plus en plus frappantes non seulement entre pays, mais aussi entre quartiers d’une même ville, il devient important de trouver cette raison d’être là.

Bien entendu, l’art de vivre à la française, ou à la danoise, ou à la japonaise, peut et doit se poursuivre, mais il faut le savoir : ce ne sont que des étiquettes, de belles apparences et des comportements grandement télécommandés qui ne représentent que très partiellement ce qu’est la vraie vie.

Vivre est la chose la plus rare du monde, la plupart des gens se contentent d’exister, sans plus. Oscar Wilde

Exister est un fait, vivre est un art. Tout le chemin de la vie est de passer de la peur à l’amour . Frédéric Lenoir

L’impatience est la forme moderne du démon, la patience l’art suprême de vivre.  Katherine Pancol

Texte écrit lors d’une session d’Ecriture Créative (Sophie Collignon/UIAD)

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Regards masqués, situations croisées.

Chronique ordinaire du confinement …

1 – Les gradins de pierre sont emplis d’une foule qui crie, qui hurle et qui déclame les paroles que s’échangent deux comédiens masqués. Aujourd’hui,à Epidaure, se joue l’une des plus récentes pièces d’Euripide, une comédie intitulée « Les Bacchantes ».

Les comédiens, pieds nus, sont deux hommes, bien qu’il soit évident que l’un des rôles est celui d’une femme. Mais les femmes ne sont pas admises sur scène, tout comme les esclaves. Ce sont les costumes qui permettent de les identifier, ainsi que les masques que portent les comédiens, des masques faits de cuir et de bois. Ces masques ont deux trous pour les yeux afin que celui qui les porte puisse voir son environnement, et un large trou pour la bouche pour permettre au son de sa voix d’être audible.

Le masque interdit au spectateur de distinguer une quelconque expression. Il a pour but unique d’effacer la personnalité de l’interprète au profit de celle du personnage interprété.

C’est par son vêtement et par son masque que l’on sait que l’un des personnages est une femme. Et c’est par le texte déclamé que l’on apprend qu’elle se plaint des infidélités de son époux.

Quelques siècles plus tard, le Japon reprendra cette forme théâtrale, le Nô, en faisant s’exprimer des comédiens qui s’effacent totalement derrière leur personnage de scène, au moyen d’un masque. Seuls doivent être exprimés par celui-ci la condition, l’âge, le sexe, la classe sociale, les convictions de celui ou celle qui est interprété.

Au-delà du temps, en Grèce comme à Kyoto, le texte est poème, cri, cœur, flammes ou désespoir et rien ne doit venir distraire le spectateur. Ni sourires, ni grimaces, ni mimiques, il n’y a rien entre le masque et la plume.

2 – 1916, peut-être 1917. Le canon gronde presque jour et nuit sur les terres à betteraves qui jouxtent Verdun. A chaque explosion, le sol se soulève en gerbes de boue et de cailloux et se creuse de fosses où meurent soldats, chevaux et pensées tendres pour la femme laissée sur l’arrière.

Ce soir-là, le général a donné l’ordre d’attaquer la tranchée allemande qui se trouve à moins de 150 mètres devant notre propre tranchée. Alors nous nous sommes préparés, avons bu un café fort d’un goût hideux qu’il a fallu effacer par un verre de gnôle. Certains ont griffonné rapidement quelques mots à destination du vaguemestre, demain matin. C’est qu’il en faut du courage.

A la faveur de la tombée du brouillard, nous avons escaladé notre tranchée et entrepris de ramper, fusil à la main et masque à gaz autour du cou. Vingt minutes, nous avons rampé avant que de sourdes explosions nous préviennent que l’ennemi nous envoyait les gaz. Alors, nous avons ajusté nos masques et avons repris notre reptation.

Soudain, ils sont sortis de terre, comme des bêtes sortant d’un terrier, masque sur le nez. Et ils ont commencé à tirer et à transpercer les nôtres à coups de baïonnettes. Au travers des deux hublots de leur masque, on pouvait deviner leurs regards hallucinés, leurs yeux qui portaient la peur, l’horreur, l’angoisse, le sacrifice, la fin du monde.

Aujourd’hui, je suis là et bien content de l’être même s’il me manque une jambe. Désiré, mon copain, a eu moins de chance ; il s’est fait arracher la moitié du visage et l’on parle de lui comme d’une gueule cassée. Il porte un masque, assez bien imité, afin de camoufler tout ça.

3 – Hier soir, à la télé, le Président de la République, le Premier Ministre, le Ministre de la Santé, celui de l’Economie et ceux de l’Education et de la Culture, ont présenté le nouveau plan de confinement, de couvre-feu, de limitation de la circulation et les dernières consignes de distanciation physique ou sociale.

Et ce matin, tous les masques sont ressortis ! Je n’aime pas car j’ai beaucoup de peine à reconnaître celles et ceux que je croise. Je pense (je suis même convaincu) que pour identifier ceux que l’on rencontre, il nous faut voir non seulement leurs yeux, mais aussi la bouche. Le regard n’est bienveillant ou non, le sourire n’est accueillant ou non que si les plissements de la bouche et le mouvement des lèvres confirment tel ou tel sentiment.

Ces masques de non-tissé ou de toile plastique, même s’ils sont agrémentés de dessins, de motifs variés tous plus originaux les uns que les autres, voire même de logos commerciaux ou de slogans politiques, ne font que générer du stress, de l’angoisse et de la dépersonnalisation.

Certains (certaines!) vont même affirmer leur identité jusque dans le maquillage des yeux, puisque celui des lèvres ou des pommettes est devenu inutile. Mascara et eye-liner, couleurs audacieuses et inattendues, font leur apparition dans un mouvement de folle créativité. Cela ne remplace pas un franc et beau sourire, mais au moins nos regards restent masqués.

Il est vrai que celui qui dérange le plus, celui qui suscite le plus de peur, c’est celui qui n’a pas de masque !

4 – Il serait bien fou de déclarer que la Piazza San Marco est « noire de monde », tant la foule est bigarrée, colorée, joyeuse, agitée, désordonnée.

Ce soir, Carnaval bat son plein et la lune est parfaitement ronde. Une nuit consacrée à la folie, à la transgression de toutes les règles sociales, à la liberté débridée, se prépare. Toutes et tous ont mis le masque, lequel se limite le plus souvent à un loup qui ne couvre que les yeux et qui avantage les jolies bouches soigneusement peintes et favorise les sourires.

Voici deux masques qui déambulent bras-dessus, bras-dessous. Se connaissaient-ils il y a un quart d’heure à peine ? Et ces deux-là qui s’embrassent à pleine bouche ? Ou bien ceux-ci qui se regardent les yeux dans les yeux ? Des bandes bruyantes de garçons (?) ou de filles (?) traversent la place et s’enfuient par la Merceria Orologio et les ruelles jusqu’au Ponte di Rialto. Ils chantent, ils crient, ils délirent. Derrière le masque, ils ont changé d’identité et ont rejeté toutes les convenances d’habitude et d’usage. Leur souci premier est désormais de séduire et d’être séduit, en espérant que l’autre ne les décevra pas. Car il y a un risque à avancer masqué. Telle est la règle du jeu.

De la Riva degli Schiavoni, s’évadent des gondoles éclairées par de discrètes lampes à la proue et à la poupe. Dans chacune un couple s’en va dans la nuit, sous un ciel bleu sombre, qui mise sur des caresses et des étreintes à l’issue desquelles l’amant se démasquera peut-être …

5 – Il est près de 23 heures et ils viennent de frapper à ma porte. Quatre ou cinq jeunes, garçons et filles, des enfants de 9 ou 11 ans, qui viennent quémander quelques bonbons. Ils s’éclairent de lampes de poche et sont vêtus de costumes sombres et surtout de masques représentant des squelettes, des clowns grotesques, des sorcières, des vampires, des diables ou des figures de Scream, celui qui hurle avec une bouche déformée. Ce soir, c’est Halloween.

Je ne reconnais aucun d’entre eux et pourtant je suis bien certain qu’ils sont tous du quartier, des villas voisines de notre lotissement. Les parents ne les laisseraient pas partir seuls trop loin, dans la nuit, à cette heure tardive. Et sans doute qu’une mère les accompagne discrètement en restant cachée à faible distance.

Ils sont heureux, s’amusent bien, rigolent entre eux et poussent des « Houuu » pour se faire peur. Croient-ils vraiment à ce qu’ils font ? La date est symbolique, mais quel rapprochement peuvent-ils faire avec la mort en général ou celle d’un de leurs proches en particulier, s’ils n’ont pas eu à la rencontrer ?

Il est un très beau film d’animation de chez Disney-Pixar, « Coco », qui a davantage de signification que ce jeu qui cherche à faire trembler les adultes alors que l’on est bien en sécurité derrière son masque.

Je leur donne quelques confiseries préparées d’avance depuis un ou deux jours et ils filent sonner chez le voisin. Il n’y a pas de temps à perdre, à minuit ils mettront bas les masques et iront se coucher, bien sagement.

6 – Il n’y a pas de village à proprement parler. Les concessions, des groupes de cases, sont éparpillées parmi les champs et elles regroupent souvent une centaine de personnes. Mais aujourd’hui, se déroule une cérémonie bien particulière, la cérémonie funéraire d’une personnalité importante du village.

Toute la population dogon est là, des centaines de personnes, un ou deux milliers peut-être. Toutes et tous ont revêtu des costumes de fête. Les femmes portent de splendides boubous surchargés de colliers, de bracelets de cauris, de pagnes en raphia. Toute cette foule délimite un immense cercle de poussière au centre duquel ont pris place une ligne d’hommes portant des tambours, des djembés et des calebasses. Ils sont torse nu, avec un ensemble de lanières blanches qui tracent des lignes sur leur peau brillante et une sorte de pantalon bouffant noué aux cheville par une étoffe de couleur.

Le martellement de ces instruments de percussion génère une lancinante rythmique à laquelle il est strictement impossible de résister. Une sorte de transe frénétique, amplifiée par la chaleur et le soleil, que tout le monde reprend, le corps penché en avant en élevant alternativement les genoux bien au-dessus de la taille. Les femmes accompagnent cette danse par leurs mélopées qu’elles chantent à l’unisson.

C’est alors qu’arrivent les danseurs, également torse nu. Mais ils sont masqués, le visage et la tête recouverts d’imposantes constructions de bois qui cachent pratiquement toute la face et montent au-dessus de la tête de plusieurs dizaines de centimètres. Certains masques ont près d’un mètre de haut. Les masques permettent à leur porteur de voir, mais il est impossible de deviner ses yeux.

Les percussions ne s’arrêtent pas, elles accompagnent les sauts et contorsions des danseurs qui déclament, deux par deux, de courtes phrases sous forme d’incantations. Le masque leur est un attribut d’une force divine ou d’une volonté sociale intermédiaire entre les dieux et les hommes. Ils ne dansent pas pour eux-mêmes, ils ne dansent pas pour leurs spectateurs, ils sont habités. Ils sont les forces de la nature et accompagnent le défunt sur sa dernière route.

Texte écrit lors d’une session d’Ecriture Créative (Sophie Collignon/UIAD)