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Atelier d’écriture II

9 décembre 2013
La petite fille de Noël

24 Décembre 2013.
Dans le village enguirlandé, la trêve de Noël bat son plein. L’auberge est emplie de gourmands et de gourmets qui festoient, et chantent, et boivent. Le piétinement fougueux des chevaux ne cesse d’apporter de nouveaux convives. A chaque ouverture de la large porte du « Hibou argenté » (tel est le nom de l’auberge), nous parviennent les échos d’une tradition festive et culturelle. Sur chacune des tables que parcourt l’aubergiste, un bougeoir ou un chandelier est posé.
Sur la place, les guirlandes d’ampoules balancent au vent froid. La neige s’est remise à tomber. Elle couvre petit à petit les flaques d’eau gelée, par un froid duvet de flocons flottant dans l’air vif. La nuit bleue se pare de pâquerettes blanches. Les derniers enfants attardés patinent joyeusement sur la piste décorée de sapins enluminés.
La messe de minuit (avancée à 21 heures, comme il se doit) se termine. Accompagnant ses fidèles sous le porche de son église, le vieux curé leur souhaite une belle nuit de Nativité et s’en retourne seul, par le chemin, par la lande, vers son logement. Le portail marquant l’entrée de son jardin est décoré comme une Arche de Noël. C’est alors qu’il croit voir comme une sorte de lutin accroupi devant l’un des montants de l’arche. Se baissant, il découvre qu’il s’agit d’une petite fille, gelée, transie, les pieds nus, l’implorant du regard. C’est une petite africaine.
Sans un mot, il la prend par la main pour qu’elle se redresse, puis il la saisit à pleins bras et l’emporte chez lui, où l’attend sa vieille gouvernante.
Une fricassée odorante clapote doucement sur la cuisinière. Une douce odeur de feu de bois emplit l’air. Rapidement, une petite table se prépare dans le silence. Il faut qu’elle mange ! Il faut qu’elle se réchauffe ! Après, on parlera !
Minuit est passé depuis bien longtemps. Là-bas, sur la place du village, les chants et les rires commencent à s’éteindre, tout comme les lumignons. Restent les guirlandes qui se balancent toujours du même mouvement.
Ici, le vieux curé, sa gouvernante Alphonsine et Kadiatou (puisque c’est son nom) parlent, parlent, parlent … Elle raconte qu’elle s’est perdue, qu’elle a été « perdue », que cela fait deux mois qu’elle mendie en se cachant et en ayant froid. Le vieux curé traduit en lui-même que si tel était Toussaint, tel est Noël et tel sera Pâques : toutes des fêtes froides reliées par de longues semaines de douleur et de chagrin. Et que si l’hiver est là, avant Noël, alors l’hiver sera double.
Mais ce soir, cette nuit, c’est Noël. Demain encore, demain aussi. Il sera bien temps, après, de rechercher et de trouver un gîte et un couvert pour Kadiatou.

13 janvier 2014
Résonances

Je ne sais pas trop par où commencer … aïe, aïe, aïe …
Sophie nous demande de résonner, non pas en esprit, mais en vibrations, un peu comme des cloches ! Ça ne veut dire qu’il faille le faire avec ennui, ou en rasant le lecteur ! Non, il y faut de la création, de l’imagination, de l’improvisation …, alors allons-y !
Pendant que, sur le balcon, la sentinelle criarde s’irrite du mauvais temps, froid et humide, tout là-haut, une voix galante cueille, sur l’édredon décousu, une promesse.
Je ne sais pas trop comment continuer … aïe, aïe, aïe …
Quel est celui des deux qui veut s’offrir une fête blanche sous les cieux les plus beaux ? Est-ce le gardien, veilleur de nuit, qui tremble de froid et rêve que va cesser la pluie, ou bien l’amoureux dévoué qui presse sa jeune mariée et espère ses engagements ?
Je ne sais pas trop comment continuer … aïe, aïe, aïe …
Et c’est à vous d’imaginer leurs nuits, car les voici maintenant tous deux au pied du château. Il est quatre heures du matin et les fumées de leurs cigarettes s’enroulent conjointement, avec paresse, et leur tracé s’élève de l’abîme au sommet.
Je ne sais pas trop comment conclure … aïe, aïe, aïe …
Si ce n’est que les vœux ne s’accomplissent pas toujours.
Ces choses-là vous paraissent être des bouffonneries ?
A vrai dire, il n’est pas si facile que ça d’écrire un texte sans queue ni tête, presque sans prétexte, sans squelette et privé du peu qu’il lui reste.
Le projet en lui-même était jouissance, j’ai réussi à le faire entrer en résonance. Ding ! Dong !

Chateau de Neuschwanstein (DR)

10 février 2014
Cabinet de curiosités

Cela faisait moins d’une heure que j’étais chez elle et, déjà, elle m’entrainait à sa suite pour visiter ce qu’elle appelait son cabinet des miracles.
Nous montions un escalier étroit qui nous conduisait au grenier de sa vieille demeure, Afin de ne pas chuter en marchant dans les plis de sa longue robe, elle avait relevé celle-ci au niveau des mollets.
Parvenus au sommet, nous entrâmes dans une petite pièce, basse de plafond, toute de boiseries faite et tapissée de vitrines. Un astucieux système d’éclairage mettait en valeur le contenu de ces vitrines, tandis que le reste de la pièce demeurait dans l’obscurité.
Il y avait, rassemblés ici, toutes les inventions et les curiosités que l’esprit pouvait imaginer.
Une fleur de corail nichée au fond d’une coquille, un dauphin faisant tourner un moulin à prières à l’aide de sa nageoire caudale, une babouche décorée d’une lune vague, un défilé d’animaux fantastiques ; licorne rouge et espadon à trois épées, des autels emplis de divinités protectrices, des ombres mouvantes sur des jardins de porcelaine, un écorché couché au fond d’un sarcophage, le moulage d’une momie placé sur une machine à couper le jambon, un couteau à deux lames dépourvu de manche, un train rouge en travers de ses rails, un petit roi au garde-à-vous à la porte de son château, un totem camouflé sous un lit de plumes …
De surprise en surprise, de découverte en découverte, je la suivais dans ce grenier des miracles. L’insolite ne résidait pas uniquement dans les objets ainsi proposés. S’y ajoutaient des parfums capiteux, des odeurs de grottes ou de sapin, ainsi que des sons plus étranges les uns que les autres, des criailleries, des voix éraillées, des cornes de brume …
Parvenus à l’extrémité de son grenier, un étrange soleil noir donnait l’illusion de transpercer le toit et nous figeait sur place.
Mon guide ouvrit alors une porte totalement invisible et m’invita à courber la tête pour pénétrer dans une petite pièce en forme d’œuf, dans laquelle nous tenions à peine côte à côte.
La lumière montait du plancher et éclairait une unique vitrine qui couvrait les murs et se nouait au plafond, à la pointe de l’œuf. Une croix de vie égyptienne, encore appelée ankh, y pendait. Dans la vitrine, de vieux grimoires, au cuir mordoré comme des élytres de cétoine, voisinaient avec des coussins de dentelle, des masques africains, des photos de gauchos en poncho et la statuette d’un penseur taillée dans la pierre-ponce.
Subitement, toute lumière disparut.

Après quelques secondes, je me retrouvais seul, sous la pluie, sur le pas de ma porte.


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Atelier d’écriture I

16 septembre 2013

Nous étions le 14 juillet. Le temps était maussade sur l’ile de Sein, les baigneurs n’étaient pas légion sur la plage découverte par la marée basse. Au loin se brisaient de nonchalantes vagues dont le son nous parvenait feutré.
Impossible de dire que le paysage avait quelque chose de magnifique ! L’atmosphère semblait davantage emplie d’une sorte de crasse poisseuse et les contours de la baie étaient noyés dans la brume.
C’est alors que je l’aperçue. Seule, debout au bord de l’eau, enroulée dans une longue serviette de plage, les yeux cachés par une casquette de marin. Tout de suite, j’ai eu le sentiment que cette fille pleurait, sans bruit, comme en douceur.
Je me suis approché et, sous un prétexte bien peu solide, j’ai engagé la conversation et l’ai invitée à remonter sur la digue et, si elle le désirait, aller boire une bolée de cidre.
Elle a accepté.
Je ne vous raconterai pas tous les détails de son chagrin. Sachez seulement que celui qu’elle appelait encore son amour venait de la quitter, qu’elle était écrasée par ce départ, par l’absence de ses caresses, par ses désirs …
Nous avons parlé longtemps avant de nous séparer sur un baiser.
Demain, j’ai à nouveau rendez-vous avec elle.

Hier, nous nous sommes retrouvés pour ce second rendez-vous.
Comme pour la Saint-Jean, un bûcher avait été dressé sur la place du village.
La foule jetait parmi les flammes toutes sortes d’objets dont elle voulait se défaire. C’est ainsi que s’approchant de la chaleur et des braises rouges, elle jeta son couvre-chef; une vieille casquette de marin imprégnée de crasse poisseuse.
Alors nous primes place dans une gigantesque farandole qui tournoyait autour du feu.

Tempête bretonne (C)Fabrice Penhoet



7 octobre 2013

Quand on a dix-sept ans, on garde les poings dans les poches crevées.
J’ai longtemps ressenti cette injustice. Alors qu’autour de moi s’étalaient l’or, le platine, le palladium ou le manganèse, tous métaux plus précieux les uns que les autres, alors que la foule affichait son euphorie, sa jubilation et paraissait enchantée, j’avais l’impression de rechercher quelque miel devant le portail et de déboucher sur l’envers, là où, sous le noir, il y a l’odeur.
De limite en limite, j’ai cherché les mondes dans lesquels je pouvais croire au bonheur.
Point de territoire aux odeurs de thym ou de romarin, point de manèges de foire, d’euphorbes enchantées ou de matins avec pain chaud et brioche pralinée.
Non, trop longtemps, je me suis senti comme encagé.

Quand on a dix-sept ans, on garde les poings dans les poches crevées.
Trop longtemps, je me suis senti comme encagé.
J’ai pleuré et essuyé les larmes de mon chagrin, j’ai été bousculé par des foules dont roule la houle, j’ai passé mes nuits à rêver de songes et de mirages, j’ai épuisé ma hargne comme une chaine de haine, j’ai été considéré comme un étranger venu d’une autre frontière, j’ai coulé comme un noyé coincé dans une épave.
Et puis, un jour, j’ai changé, j’ai reconstruit mon image et cessé d’être régenté.
Je n’avais plus dix-sept ans …


4 novembre 2013

Ce n’est pas un homme comme les autres,
chaque jour qui passe, il crée des mélanges,
rassemble les oreillers et les rêves,
les tissus de coton et les festons,
les sourires, les nuages et la jalousie,
les topiaires et les aubépines.

Harmonieusement, parfois symétriquement,
dans le dessin d’une trame colorée
et placée de biais,
il cherche à tout prendre
et il construit sa vie comme une mosaïque.

 »Mais quel est son métier ? »
Il écrit des centons !

 »Il écrit quoi ? »
Il apprivoise (tu sais, comme la rose et le renard chez Saint-Exupéry)
les textes des autres,
s’en fait son miel et ses provisions.
Même les plus farouches ne lui résistent pas.
Alors, avec affection, il confectionne, il bâtit, il coud,
il décore au point de croix
tous les confettis recueillis
et en fait un nouvel écrit.

 »Et tu nommes cela comment ? »
Un centon !



Merci à SC pour le travail d’initiation à l’écriture créative.

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L’Olympe des dieux-satrapes (2)

(Suite)

Il y a aussi Flashinfo qui est le dieu de l’information. Curieux physique que celui de ce dieu. Homme-tronc (parfois femme-tronc), l’on ne connaît de lui que la partie supérieure du corps dont l’élégance sobre n’est pas contestable. Le pli du cheveu est parfait, la cravate, la chemise et la veste sont impeccablement assortis, mais on dit parfois que la partie inférieure, cachée par une monumentale table design, est moins précieuse et se satisfait de jeans et de baskets. Flashinfo a de l’entregent, il dispose visiblement d’un carnet d’adresses bien rempli et d’un excellent réseau, il a ses entrées dans certains hôtels, certaines ambassades, quelques ministères. Avec autorité, il attribue un ordre de préséance aux infos du jour et il n’hésite pas à donner le résultat d’un match de foot ou de rugby avant les derniers développements d’un dur conflit, à l’autre bout du monde. Du coup de boule de Zidane à l’attaque du World Trade Center, de la mort de Whitney Houston au déclenchement des troubles en Nord-Mali, des phrases assassines du week-end aux réactions en chaîne qu’elles provoquent, des frasques sexuelles d’un directeur international aux vagues de froid et chutes de neige, des tsunamis et tremblements de terre à la fonte des glaciers, il est capable, lui, son confrère ou sa consœur, de tout aborder, de traiter de tout, car tout, absolument tout, fait information. Et tout a droit de diffusion au même titre, tant que l’auditeur ou le téléspectateur ne perd pas haleine. Les chaînes d’information, les quotidiens sur le net, vont jusqu’à traiter les évènements en live et en interactivité avec le lecteur devenu commentateur, ce qui permet à tout un chacun de se voir vivre au cœur de l’action, au cœur de l’événement, de la guerre en vidéo, images à l’appui des textes. Lorsque la ferveur des disciples retombe, alors c’en est fini de l’info qui se voit reléguée au second, voire au troisième plan, d’où elle ne ressortira, peut-être, que si son réveil en permet un nouveau traitement émotionnel. En temps ordinaires nous ne saurons donc jamais les conséquences de telle décision, la fin d’un mouvement ou d’une grève qui s’éternise ou la vie après les catastrophes. Nous ne saurons pas davantage si les battements d’aile de ce papillon ont provoqué une calamité ou une nouvelle guerre : les évènements se juxtaposent, se remplacent et se chassent les uns les autres, jamais ils ne font système, jamais il ne font explication du monde.

Le dieu Screen est un comparse de Flashinfo, il ne le quitte jamais. Screen n’est pas un dieu à visage humain. Il s’incarne sur terre sous la forme de quatre écrans unis et inséparables ; celui de la télé, celui de l’ordinateur, celui du téléphone et celui de la tablette afin que, quelque soit le lieu, quel que soit le temps, quelle que soit l’occupation, vous soyez toujours joignable. Les quatre écrans sont connectés les uns aux autres afin que l’info vous suive et surtout que vous ne la perdiez pas. Mieux encore, vous pouvez transférer autant qu’il vous plait tous ces scoops auprès de vos centaines d’amis en y ajoutant photos et vidéos, blagues et rumeurs, mensonges et théories du complot. Il vous suffit pour ça de copier-coller, ou de « partager », ou de dire « j’aime » … Les quatre écrans sont tactiles afin qu’ils ne soient que les appendices de vos terminaisons nerveuses et sensorielles. De les toucher simplement, fait jaillir les coordonnées de vos amis, les photographies stockées et les messages en attente. Et les quatre écrans sont intelligents : ils savent où vous habitez, ils savent où vous vous trouvez et peuvent le dire à d’autres, ils savent ce que vous aimez et vous suggèrent les meilleures offres relatives à vos dernières requêtes. Essayez donc, une fois, de rechercher les vols aériens pour rejoindre Budapest et votre navigateur vous proposera dans ses marges et pendant huit jours les meilleurs prix au départ de Lyon, Genève ou Munich ! Ils savent même, les quatre écrans, votre statut familial et sexuel et n’hésite pas à vous proposer les rencontres qu’il vous faut, presqu’au moment où vous en avez envie. C’est pour cela qu’avec ses quatre écrans, Screen est votre « ami » ; il vous le dit, il vous le répète, il répond même à votre place, il assure la veille quand vous n’êtes pas disponible, il est devenu indispensable, incontournable.

Transparent screen (C)AMagill/Flickr

J’allais oublier Colon, le dieu de la suprématie et de la supériorité de l’Occident, un vieux cynique qui s’affaire depuis longtemps déjà. Il a des allures de chef de bureau, de dévoué et zélé fonctionnaire de préfecture ou de caissier de banque. Aucune émotion, aucun sentiment n’apparaît à la surface du visage. Il est efficace et ne se perd pas en digressions fumeuses. Il a une mission. C’est lui qui a conduit les croisés sur le chemin de Mansourah et de Jérusalem, sous le prétexte de chasser les infidèles qui occupaient les lieux saints. C’est lui qui a permis de tracer les routes de la soie ou de l’encens depuis le lointain Orient jusqu’à nos terres européennes. Et pour que les gains sur ces transactions soient encore plus profitables, c’est lui qui a imaginé de raccourcir le chemin en passant par l’ouest. Le calcul était faux ; ils n’ont trouvé qu’une terre appelée Amérique, mais ils n’ont pas eu à s’en plaindre. Leur suprématie a fait des éclats. C’est encore ce dieu-là qui a aidé à coloniser l’Inde, l’Afrique du Sud, le Sénégal, Madagascar, la Nouvelle-Calédonie, la Cochinchine et le Cambodge et tant d’autres terres, et à faire négoce de toutes les richesses s’y trouvant, y compris le « bois d’ébène », (pas tout seul, certes) et c’est encore lui qui pousse aujourd’hui à classer les races, les cultures, les civilisations et à rejeter et traiter comme des parias celles qui sont suspectées d’infériorité à cause de leur nomadisme ou de fustiger celles dont l’histoire n’a pas épousé le même tracé. Partout où Colon a été suivi par des hommes blancs, il a invoqué avec bonne conscience sa prétendue mission civilisatrice qu’il dit inspirée de 1789, et partout il a mis au travail, sous la contrainte, avec la complicité du sabre et du goupillon, des hommes, des femmes et des enfants, pour qu’ils extraient et exploitent à son profit des monceaux de matières premières, caoutchouc et pétrole, coton, café, cadmium ou uranium. Qu’il transforme … et leur revend.

Enfin, et ça suffira pour aujourd’hui, citons encore un dixième et dernier dieu, Yakafokon, celui des solutions faciles et de la révolution à venir. Grande gueule, toujours le verbe haut et l’invective facile, il peut arborer une cravate rouge ou porter en étendard un drapeau tricolore. Curieux dieu que celui-là qui se cache derrière des discours de liberté, de respect des traditions et de la culture de chaque peuple et en ceci il n’est pas loin du dieu de la suprématie occidentale. Mais il en fait argument pour convaincre ses ouailles qu’ils sont tous trompés par les élites, que le système ne tient pas compte de leurs besoins et de leurs voix, que les élus se valent tous car ils sont tous pourris, que l’Europe et la mondialisation sont la cause de tous nos problèmes, qu’il suffit de supprimer les riches pour que les pauvres ne le soient plus, que la démocratie élective et représentative devient une vieille baderne et que le peuple peut et doit balayer tout ça, trancher quelques têtes et mener la révolte : les réseaux sociaux et Twitter l’y aideront ! Comme le football, la boxe ou le trafic de drogue, mais de façon apparemment plus collective, leur révolution vise à changer l’ordre social des choses, au sens strictement hiérarchique du terme, de façon à ce que les premiers cèdent leur place de gré ou de force à certains de ceux qui piaffent dans les rangs subalternes et qui viendront cueillir les fruits de l’indignation des foules. Leurs leaders les rassemblent déjà dans des meetings où, d’un extrême-bord à l’autre extrême-bord, on leur crie maintenant : « Résistance, résistance, résistance .. ». C’est oublier que ne peuvent s’indigner que ceux qui en ont encore le loisir. Partout dans le monde, les plus pauvres, les plus démunis, les plus affamés, ne s’indignent plus ; ils n’en ont plus la force.

Sans doute, y en a t-il d’autres encore. L’Olympe en est rempli de ces dieux malfaisants et de ces génies hypocrites qui sont toujours sur notre dos, à nous faire des risettes pareilles à des grimaces, à nous tenter à tout propos et hors propos : « mais regarde, essaie, goûte, achète, joue, écoute, clique, … cela ne t’engage à rien ». Je pense au dieu des addictions. Et puis au dieu de l’égoïsme, de l’indifférence, du chacun pour soi, chez soi … Ou encore au dieu des supporters …

Au risque de la fatigue et de l’épuisement, au risque de la solitude et de l’isolement, au risque du pessimisme et du nihilisme, j’ai voulu les combattre, tous. Les rejeter, refuser de les prendre pour leader, ne pas croire en eux, toujours douter, ne retenir de leurs catéchismes que l’essentiel et indubitable, faire jouer mon libre arbitre et mon droit d’inventaire. En fait, de dieu auquel je suis prêt à consacrer un peu de foi, sans me soumettre, il n’en est qu’un seul. C’est un enfant, un peu dépenaillé, la peau colorée, un peu jaune, un peu noire, il ne mange pas tous les jours à sa faim. Il habite les faubourgs de Bamako ou ceux d’Alexandrie, ou ceux de la région parisienne, il n’a pas de patrie. Il ne va pas à l’école ou bien, s’il y va, celle-ci ne lui apporte pas grand-chose. Il mendie, rarement pour son compte, et parfois rapine. Pour étouffer sa misère, il se shoote, ici la colle, là le shit, dont il aide d’ailleurs ses grands frères à faire trafic. A vrai dire, je ne sais pas comment il s’appelle. Chez nous, on entend parler de « délinquant » … Je crois surtout qu’il est le fruit de la passion accordée aux autres dieux.

En 1960, Romain Gary a écrit « La promesse de l’aube ». Est-il possible d’élargir à l’échelle du monde ce roman d’amour filial écrit en hommage à l’amour maternel ? Le Chapitre Premier de ce livre s’achève par le texte placé en exergue de cette nouvelle, c’est à dire tout ce qui est écrit en italique.

Thermopyles-Février 2012

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L’Olympe des dieux-satrapes (1)

 »J’étais un enfant lorsque ma mère pour la première fois m’apprit leur existence ; avant Blanche-Neige, avant le Chat botté, avant les sept nains et la fée Carabosse, ils vinrent se ranger autour de moi et ne me quittèrent plus jamais ; ma mère me les désignait un à un et murmuraient leurs noms, en me serrant contre elle ; je ne comprenais pas encore, mais déjà je pressentais qu’un jour, pour elle, j’allais les défier ; à chaque année qui passait, je distinguais un peu mieux leurs visages ; à chaque coup qu’ils nous portaient, je sentais grandir en moi ma vocation d’insoumis. (…)’

 »Il y a d’abord Totoche, le dieu de la bêtise, avec son derrière rouge de singe, sa tête d’intellectuel primaire, son amour éperdu des abstractions ; en 1940, il était le chouchou et le doctrinaire des Allemands ; aujourd’hui, il se réfugie de plus en plus dans la science pure, et on peut le voir souvent penché sur l’épaule de nos savants ; à chaque explosion nucléaire, son ombre se dresse un peu plus haut sur le terre ; sa ruse préférée consiste à donner à la bêtise une forme géniale et à recruter parmi nous nos grands hommes pour assurer notre propre destruction. »

 »Il y a Merzavka, le dieu des vérités absolues, une espèce de cosaque debout sur des monceaux de cadavres, la cravache à la main, avec son bonnet de fourrure sur l’œil et son rictus hilare ; celui-là est notre plus vieux seigneur et maître ; il y a si longtemps qu’il préside à notre destin, qu’il est devenu riche et honoré ; chaque fois qu’il tue, torture et opprime au nom des vérités absolues, religieuses, politiques ou morales, la moitié de l’humanité lui lèche les bottes avec attendrissement ; cela l’amuse énormément, car il sait bien que les vérités absolues n’existent pas et qu’elles ne sont qu’un moyen de nous réduire à la servitude. (…) »

 »Il y a aussi Filoche, le dieu de la petitesse, des préjugés, du mépris, de la haine – penché hors de sa loge de concierge, à l’entrée du monde habité, en train de crier « Sale Américain, sale Arabe, sale Juif, sale Russe, sale Chinois, sale Nègre » – c’est un merveilleux organisateur de mouvements de masse, de guerres, de lynchages, de persécutions, habile dialecticien, père de toutes les formations idéologiques, grand inquisiteur et amateur de guerres saintes, malgré son poil galeux, sa tête d’hyène et ses petites pattes tordues, c’est un des dieux les plus puissants et les plus écoutés, que l’on trouve toujours dans tous les camps, un des plus zélés gardiens de notre terre, et qui nous en dispute la possession avec le plus de ruse et le plus d’habileté. »

 »Il y a d’autres dieux, plus mystérieux et plus louches, plus insidieux et masqués, difficiles à identifier ; leurs cohortes sont nombreuses et nombreux leurs complices parmi nous ; ma mère les connaissait bien ; dans ma chambre d’enfant, elle venait m’en parler souvent, en pressant ma tête contre sa poitrine et en baissant la voix ; peu à peu, ces satrapes qui chevauchent le monde devinrent pour moi plus réels et plus visibles que les objets les plus familiers et leurs ombres gigantesque sont demeurées penchées sur moi jusqu’à ce jour. (…) »
 »Nous sommes aujourd’hui de vieux ennemis et c’est de ma lutte avec eux que je veux faire ici le récit ; (…) j’ai voulu disputer, aux dieux absurdes et ivres de leur puissance, la possession du monde, et rendre la terre à ceux qui l’habitent de leur courage et de leur amour.
 »


Avec ses airs d’enfant sage, ses blonds cheveux, sa toge couvrant à peine la nudité de son jeune corps, sa corne d’abondance et son regard aveugle perdu vers les cieux, Ploutos nous séduit. Il prétend redistribuer la richesse que Zeus lui a confiée. Ce dieu-là, comme d’autres, a bien cent noms que ses fidèles égrènent et vénèrent à longueur de journée : Pognon, Braise, Fric, Blé, Flouze, Pèze, Oseille, Artiche, Thune … ou encore Capital, Fortune, Valeurs, Stock Options, Golden Parachute ou Finances. Dans les multitudes de temples qui lui sont consacrés, ses fidèles, riches comme pauvres, en perdent la tête. Comme de vrais et sales pédophiles, ils sont prêts à le caresser, le flatter, l’embrasser, le tripoter afin d’obtenir ses faveurs. Les riches banquiers, traders ou grands financiers, qui placent en lui le symbole de leurs pouvoirs, jonglent avec les bonus, les commissions, les ventes à découvert. Fascinés, hypnotisés, envoûtés par les étoiles de leurs écrans, ils passent des milliers d’ordres aussi virtuels et désincarnés que les baisers d’une amante sur internet, mais à la différence des baisers, ces ordres leur rapportent de l’or à chaque pression de la touche « envoi ». Quant aux nouveaux grands patrons, ils montent des coups pour amasser au plus vite des sommes faramineuses. Insatiables et goinfres, ils n’en ont jamais assez, il leur en faut toujours plus. Point n’est besoin d’investir, aucune valeur ajoutée à créer, il suffit de faire du bruit, de soutenir une bonne agitation médiatique et de prétendre servir le consommateur. Tout en bas de l’échelle, là où sont les plus pauvres, la fortune ne prend que l’aspect du rêve ou celui de la chance. Alors les gamins jouent au football et leurs pères jouent au loto. Ploutos leur a susurré à l’oreille qu’ils doivent jouer et qu’ils gagneront parce qu’il y a quand même une justice. Façon de préciser que cette justice n’est jamais qu’un jeu de hasard dont les dés sont depuis longtemps pipés, puisque ceux qui gagnent le plus souvent et le plus gros sont ceux qui ont déjà les moyens de jouer.

Tyche et Ploutos (DR)

Il y a Prosper, le dieu du progrès, le premier des dieux domestiques, car il ne faut pas se méprendre, ce qui l’intéresse, ce n’est pas le perfectionnement continu de la raison humaine. Non, la passion qu’il entend perfuser à ses adorateurs est celle qui consiste à toujours chercher, trouver et acquérir la voiture dernier cri, le dernier modèle à la mode de running shoes pour courir le dimanche matin, la dernière version de l’écran plat, de l’ordinateur, de la machine à expresso, du smartphone ou du stylo à bille … Cette longue et incessante course au bonheur, régulièrement scandée de transes lorsque l’objet est enfin possédé, est prétexte à un intense gaspillage d’énergie. L’énergie des hommes appelés à fabriquer les objets du « progrès », des objets toujours obsolètes à peine mis sur le marché, et l’énergie des ressources vivantes ou minérales de la terre. Mais Prosper, déguisé en savant Cosinus, n’en a cure. Le cheveu ébouriffé, le col de chemise sale, les joues pas rasées et la blouse blanche ouverte sur une veste défraîchie, Prosper remplit sa mission avec une inébranlable foi et une conviction de tous les instants. Il est sur terre pour faire le bonheur de l’humanité ! Alors il invente des lingettes pour ne plus avoir à mettre le produit sur un chiffon ou sur un coton : les deux sont déjà réunis ! Il invente des dosettes pour ne plus avoir à remplir sa cuillère de café : les deux sont déjà réunis ! Il lui arrive même d’avoir des trouvailles de génie, comme par exemple celle du cylindre de carton à l’intérieur du rouleau de papier hygiénique qui a la particularité exceptionnelle et brevetée de pouvoir se dissoudre dans la cuvette des toilettes. Ou encore celle des cellules souches de bœuf que l’on va cultiver pour en faire des biftecks dont raffoleront les pays de famine. L’inventivité et la créativité de Prosper sont inépuisables. Il a bien d’autres inventions de progrès dans son sac, comme l’atome ou les nano-particules, mais pour ces inventions-là il n’a pas trop confiance en ses fidèles et il en laisse l’exploitation à ses enfants de chœur : de chevronnés techniciens et ingénieurs qui travaillent pour notre bonheur sans trop nous demander notre avis.

Et comment s’appelle t-il le dieu des hommes qui n’aiment pas les femmes ? Phalos ? Misos ? C’est l’un des dieux les plus anciens sur terre et sa liturgie se retrouve un peu partout, dans presque toutes les cultures. Elle consiste à ne voir dans les femmes que des vierges ou que des mères, à les voiler pour les protéger de la concupiscence des autres hommes et à les confiner dans l’espace fermé de la cuisine et du lit, celui-ci étant surtout célébré comme couche destinée a mettre bas les héritiers du mâle. De tous temps, si les femmes se révoltent, si elles résistent à cette destination éternelle, alors elles sont exclues et sont nommées garces, ou bien féministes, ou bien salopes. Bien qu’elles soient présentes dans de multiples professions, parfois même en supériorité numérique, bien qu’elles aspirent de plus en plus nombreuses à prendre part à la chose publique ou à la gestion de leur entreprise, elles se cognent à un plafond de verre qui leur interdit toute présence dans le haut de la hiérarchie, sauf à imaginer qu’un quota, une sorte de ségrégation positive, un racisme à l’envers, impose leur présence à hauteur de 40 %. D’autres, plus prudents ou plus timorés sans doute, ont limité leur nombre à 10% dans certain nouveau parlement en voie de constitution. Dans sa grande générosité et pour s’absoudre de cette éternelle ségrégation, le dieu des hommes qui n’aiment pas les femmes a inventé quelques fêtes. Celle de la Saint-Valentin, vieille comme Athènes et Rome, initialement célébration de l’amour physique et désormais beaucoup plus symbolique et romantique, la Fête des Mères, celle des Grand-mères, celle des secrétaires … Il lui a fallu concéder la Journée des Droits de la Femme, bien plus récente puisque datant de 1910, et plus militante aussi. C’est peu, c’est bien peu, pour reconnaître à la moitié du ciel sa juste place.

A suivre