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L’Olympe des dieux-satrapes (1)

 »J’étais un enfant lorsque ma mère pour la première fois m’apprit leur existence ; avant Blanche-Neige, avant le Chat botté, avant les sept nains et la fée Carabosse, ils vinrent se ranger autour de moi et ne me quittèrent plus jamais ; ma mère me les désignait un à un et murmuraient leurs noms, en me serrant contre elle ; je ne comprenais pas encore, mais déjà je pressentais qu’un jour, pour elle, j’allais les défier ; à chaque année qui passait, je distinguais un peu mieux leurs visages ; à chaque coup qu’ils nous portaient, je sentais grandir en moi ma vocation d’insoumis. (…)’

 »Il y a d’abord Totoche, le dieu de la bêtise, avec son derrière rouge de singe, sa tête d’intellectuel primaire, son amour éperdu des abstractions ; en 1940, il était le chouchou et le doctrinaire des Allemands ; aujourd’hui, il se réfugie de plus en plus dans la science pure, et on peut le voir souvent penché sur l’épaule de nos savants ; à chaque explosion nucléaire, son ombre se dresse un peu plus haut sur le terre ; sa ruse préférée consiste à donner à la bêtise une forme géniale et à recruter parmi nous nos grands hommes pour assurer notre propre destruction. »

 »Il y a Merzavka, le dieu des vérités absolues, une espèce de cosaque debout sur des monceaux de cadavres, la cravache à la main, avec son bonnet de fourrure sur l’œil et son rictus hilare ; celui-là est notre plus vieux seigneur et maître ; il y a si longtemps qu’il préside à notre destin, qu’il est devenu riche et honoré ; chaque fois qu’il tue, torture et opprime au nom des vérités absolues, religieuses, politiques ou morales, la moitié de l’humanité lui lèche les bottes avec attendrissement ; cela l’amuse énormément, car il sait bien que les vérités absolues n’existent pas et qu’elles ne sont qu’un moyen de nous réduire à la servitude. (…) »

 »Il y a aussi Filoche, le dieu de la petitesse, des préjugés, du mépris, de la haine – penché hors de sa loge de concierge, à l’entrée du monde habité, en train de crier « Sale Américain, sale Arabe, sale Juif, sale Russe, sale Chinois, sale Nègre » – c’est un merveilleux organisateur de mouvements de masse, de guerres, de lynchages, de persécutions, habile dialecticien, père de toutes les formations idéologiques, grand inquisiteur et amateur de guerres saintes, malgré son poil galeux, sa tête d’hyène et ses petites pattes tordues, c’est un des dieux les plus puissants et les plus écoutés, que l’on trouve toujours dans tous les camps, un des plus zélés gardiens de notre terre, et qui nous en dispute la possession avec le plus de ruse et le plus d’habileté. »

 »Il y a d’autres dieux, plus mystérieux et plus louches, plus insidieux et masqués, difficiles à identifier ; leurs cohortes sont nombreuses et nombreux leurs complices parmi nous ; ma mère les connaissait bien ; dans ma chambre d’enfant, elle venait m’en parler souvent, en pressant ma tête contre sa poitrine et en baissant la voix ; peu à peu, ces satrapes qui chevauchent le monde devinrent pour moi plus réels et plus visibles que les objets les plus familiers et leurs ombres gigantesque sont demeurées penchées sur moi jusqu’à ce jour. (…) »
 »Nous sommes aujourd’hui de vieux ennemis et c’est de ma lutte avec eux que je veux faire ici le récit ; (…) j’ai voulu disputer, aux dieux absurdes et ivres de leur puissance, la possession du monde, et rendre la terre à ceux qui l’habitent de leur courage et de leur amour.
 »


Avec ses airs d’enfant sage, ses blonds cheveux, sa toge couvrant à peine la nudité de son jeune corps, sa corne d’abondance et son regard aveugle perdu vers les cieux, Ploutos nous séduit. Il prétend redistribuer la richesse que Zeus lui a confiée. Ce dieu-là, comme d’autres, a bien cent noms que ses fidèles égrènent et vénèrent à longueur de journée : Pognon, Braise, Fric, Blé, Flouze, Pèze, Oseille, Artiche, Thune … ou encore Capital, Fortune, Valeurs, Stock Options, Golden Parachute ou Finances. Dans les multitudes de temples qui lui sont consacrés, ses fidèles, riches comme pauvres, en perdent la tête. Comme de vrais et sales pédophiles, ils sont prêts à le caresser, le flatter, l’embrasser, le tripoter afin d’obtenir ses faveurs. Les riches banquiers, traders ou grands financiers, qui placent en lui le symbole de leurs pouvoirs, jonglent avec les bonus, les commissions, les ventes à découvert. Fascinés, hypnotisés, envoûtés par les étoiles de leurs écrans, ils passent des milliers d’ordres aussi virtuels et désincarnés que les baisers d’une amante sur internet, mais à la différence des baisers, ces ordres leur rapportent de l’or à chaque pression de la touche « envoi ». Quant aux nouveaux grands patrons, ils montent des coups pour amasser au plus vite des sommes faramineuses. Insatiables et goinfres, ils n’en ont jamais assez, il leur en faut toujours plus. Point n’est besoin d’investir, aucune valeur ajoutée à créer, il suffit de faire du bruit, de soutenir une bonne agitation médiatique et de prétendre servir le consommateur. Tout en bas de l’échelle, là où sont les plus pauvres, la fortune ne prend que l’aspect du rêve ou celui de la chance. Alors les gamins jouent au football et leurs pères jouent au loto. Ploutos leur a susurré à l’oreille qu’ils doivent jouer et qu’ils gagneront parce qu’il y a quand même une justice. Façon de préciser que cette justice n’est jamais qu’un jeu de hasard dont les dés sont depuis longtemps pipés, puisque ceux qui gagnent le plus souvent et le plus gros sont ceux qui ont déjà les moyens de jouer.

Tyche et Ploutos (DR)

Il y a Prosper, le dieu du progrès, le premier des dieux domestiques, car il ne faut pas se méprendre, ce qui l’intéresse, ce n’est pas le perfectionnement continu de la raison humaine. Non, la passion qu’il entend perfuser à ses adorateurs est celle qui consiste à toujours chercher, trouver et acquérir la voiture dernier cri, le dernier modèle à la mode de running shoes pour courir le dimanche matin, la dernière version de l’écran plat, de l’ordinateur, de la machine à expresso, du smartphone ou du stylo à bille … Cette longue et incessante course au bonheur, régulièrement scandée de transes lorsque l’objet est enfin possédé, est prétexte à un intense gaspillage d’énergie. L’énergie des hommes appelés à fabriquer les objets du « progrès », des objets toujours obsolètes à peine mis sur le marché, et l’énergie des ressources vivantes ou minérales de la terre. Mais Prosper, déguisé en savant Cosinus, n’en a cure. Le cheveu ébouriffé, le col de chemise sale, les joues pas rasées et la blouse blanche ouverte sur une veste défraîchie, Prosper remplit sa mission avec une inébranlable foi et une conviction de tous les instants. Il est sur terre pour faire le bonheur de l’humanité ! Alors il invente des lingettes pour ne plus avoir à mettre le produit sur un chiffon ou sur un coton : les deux sont déjà réunis ! Il invente des dosettes pour ne plus avoir à remplir sa cuillère de café : les deux sont déjà réunis ! Il lui arrive même d’avoir des trouvailles de génie, comme par exemple celle du cylindre de carton à l’intérieur du rouleau de papier hygiénique qui a la particularité exceptionnelle et brevetée de pouvoir se dissoudre dans la cuvette des toilettes. Ou encore celle des cellules souches de bœuf que l’on va cultiver pour en faire des biftecks dont raffoleront les pays de famine. L’inventivité et la créativité de Prosper sont inépuisables. Il a bien d’autres inventions de progrès dans son sac, comme l’atome ou les nano-particules, mais pour ces inventions-là il n’a pas trop confiance en ses fidèles et il en laisse l’exploitation à ses enfants de chœur : de chevronnés techniciens et ingénieurs qui travaillent pour notre bonheur sans trop nous demander notre avis.

Et comment s’appelle t-il le dieu des hommes qui n’aiment pas les femmes ? Phalos ? Misos ? C’est l’un des dieux les plus anciens sur terre et sa liturgie se retrouve un peu partout, dans presque toutes les cultures. Elle consiste à ne voir dans les femmes que des vierges ou que des mères, à les voiler pour les protéger de la concupiscence des autres hommes et à les confiner dans l’espace fermé de la cuisine et du lit, celui-ci étant surtout célébré comme couche destinée a mettre bas les héritiers du mâle. De tous temps, si les femmes se révoltent, si elles résistent à cette destination éternelle, alors elles sont exclues et sont nommées garces, ou bien féministes, ou bien salopes. Bien qu’elles soient présentes dans de multiples professions, parfois même en supériorité numérique, bien qu’elles aspirent de plus en plus nombreuses à prendre part à la chose publique ou à la gestion de leur entreprise, elles se cognent à un plafond de verre qui leur interdit toute présence dans le haut de la hiérarchie, sauf à imaginer qu’un quota, une sorte de ségrégation positive, un racisme à l’envers, impose leur présence à hauteur de 40 %. D’autres, plus prudents ou plus timorés sans doute, ont limité leur nombre à 10% dans certain nouveau parlement en voie de constitution. Dans sa grande générosité et pour s’absoudre de cette éternelle ségrégation, le dieu des hommes qui n’aiment pas les femmes a inventé quelques fêtes. Celle de la Saint-Valentin, vieille comme Athènes et Rome, initialement célébration de l’amour physique et désormais beaucoup plus symbolique et romantique, la Fête des Mères, celle des Grand-mères, celle des secrétaires … Il lui a fallu concéder la Journée des Droits de la Femme, bien plus récente puisque datant de 1910, et plus militante aussi. C’est peu, c’est bien peu, pour reconnaître à la moitié du ciel sa juste place.

A suivre