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Sixième chapitre: Françoise Sagan et la voiture électrique

PETITE HISTOIRE DE L’ENFANCE ET DE L’ADOLESCENCE DE FRANÇOISE SAGAN A SAINT-MARCELLIN

Ce chapitre va nous entraîner à beaucoup parler, encore, de Pierre Quoirez. Le plus important est cependant de prendre conscience que notre région a été, pendant quelques temps, le centre de réflexion de nombreux ingénieurs et techniciens qui ont œuvré sur un projet novateur, très largement en avance sur son temps, celui d’une voiture à propulsion exclusivement électrique et à carrosserie en aluminium.

En 1940, lorsque Henri de Raemy a nommé Pierre Quoirez à la tête des usines dauphinoises de la FAE, il lui a également attribué une mission : celle de superviser le dossier d’étude et de réalisation d’une voiture électrique. Ce projet avait été confié à Jean Albert GREGOIRE. Né le 7 juillet 1899 et décédé le 18 août 1992, Jean Albert Grégoire avait effectué une partie de sa scolarité au Collège Stanislas où il s’était lié d’amitié avec Pierre Quoirez. Polytechnicien, entré en 1918 et sorti en 1921, il était devenu constructeur et pilote d’automobiles. Spécialiste de la traction avant, il est l’inventeur d’un procédé d’amélioration de celle-ci, le joint homocinétique Tracta. Excellent sportif, il a participé de 1927 à 1930, soit quatre années consécutives, aux « 24 heures du Mans », desquelles il est toujours sorti parmi les dix premiers.

C’est à cet homme que Henri de Raemy demande de réaliser cette voiture électrique. Celui-ci s’entoure d’une équipe de spécialistes, ingénieurs, mécaniciens, électriciens et précise qu’il estime bien préférable de concevoir un véhicule intégralement électrique et de ne pas chercher à adapter un véhicule à essence. Le prototype mis en chantier est celui d’un cabriolet de deux places. Il confie à Paul RAPIN la partie électrique consistant en un moteur permettant la récupération de l’énergie de décélération et de freinage. Et il propose que ce prototype soit réalisé à Lyon à la Société des Véhicules Electriques SOVEL, une société qui venait d’être reprise par la CGE. Nul ne sait exactement le rôle joué par Pierre Quoirez dans cette équipe. A-t-il contribué au projet en tant qu’ingénieur ? Quoi qu’il en soit, il est le cadre de la CGE en charge de la supervision du dossier.

Le cabriolet, baptisé officiellement « CGE Tudor », du nom du fabricant des batteries (une filiale de la CGE), ou encore, officieusement, « CGE Grégoire », est un véhicule en aluminium, construit par Hotchkiss sur une carcasse coulée. Il pèse, avec son moteur central, 510 kg. Il faut y ajouter les batteries, réparties à l’avant et à l’arrière, qui pèsent à elles seules 460 kg. Deux raisons ont présidé au choix de l’aluminium ; la légèreté du matériau afin de limiter le poids en marche du véhicule et la résistance de l’aluminium aux acides des batteries. En version finale, la CGE Tudor mesure 3,70 m de long, 1,40 m de hauteur et a un empattement de 2,35 m. Le 11 septembre 1942, ce véhicule bat un record en parcourant 225 km à la moyenne de 43,32 km/h.

CGE TUDOR – Collection Grégoire – Institut pour l’Histoire de l’Aluminium (IHA)
CGE TUDOR – Collection Grégoire – Institut pour l’Histoire de l’Aluminium (IHA)
CGE TUDOR – Collection Grégoire – Institut pour l’Histoire de l’Aluminium (IHA)
CGE TUDOR – Collection Grégoire – Institut pour l’Histoire de l’Aluminium (IHA)

Pour toutes les photographies de l’IHA: Droits réservés – culturalu@histalu.org Photos Thierry Renaux et Alexandre Kubiak

Quand les premiers exemplaires sortent des usines Hotchkiss, ils sont mis à disposition de la direction de la CGE, des directeurs des branches, des filiales et de quelques maisons amies, le but étant de populariser ce nouveau véhicule. C’est ainsi que Pierre Quoirez se voit doté d’un exemplaire de ce véhicule qu’il utilisera entre sa maison de la Fusilière et ses usines.

Fin 1944, la production de cette voiture est interrompue, malgré le soutien apparent de l’Etat (Vichy). Plusieurs arrêtés ont été pris, visant à organiser l’homologation des véhicules électriques (18 décembre 1940, 19 juillet 1941, 30 octobre 1942, 6 septembre 1943). Cependant, en date des 1er octobre 1942 et 16 décembre 1942, ce sont les autorités allemandes de l’office central de répartition des produits industriels qui interdisent l’emploi d’acier, de fonte, de fer et de métaux non ferreux pour la fabrication des véhicules électriques à accumulateurs. Par ce biais, les Allemands instaurent des restrictions sur des composants essentiels, peut-être en vue de s’approprier les projets. Par ailleurs, les constructeurs français; Renault, Citroën, Peugeot, ne sont pas en faveur du développement des voitures électriques, seul Panhard et Levassor s’y intéresse sans en avoir les moyens. Enfin, le Conseil d’Administration de la CGE n’y est plus très favorable: environ 200 exemplaires auront été fabriqués, dont le prix reste beaucoup trop élevé pour qu’un vrai marché soit créé.

Cette petite révolution industrielle manquée, avec quatre-vingt ans d’avance, n’a laissé que très peu de traces à Saint-Marcellin et rares sont celles et ceux qui connaissent l’aventure, malgré un bel ensemble de documentation consultable sur Internet (1). Nous tenons à remercier l’Institut pour l’Histoire de l’Aluminium (IHA) qui a accepté que nous reproduisions gracieusement quelques photographies de la « CGE Tudor ». Nombreux sont ceux qui se sont amusés à imaginer Françoise Sagan au volant de cette voiture, qu’elle aurait conduite avec autant de passion et de vitesse qu’elle conduira plus tard ses véhicules sportifs, voire même qu’elle serait allé à l’école avec cet engin ! Outre le fait que l’hypothèse de l’école est à éliminer, il est assez improbable qu’une jeune fille de 7 ans en 1942, de 9 ans en 1944, lors de l’arrêt de fabrication, ait pu conduire cette voiture. De même, il est incertain qu’elle ait pu suggérer des modifications quant à la position des commandes. Elle n’aurait, sans aucun doute, jamais pu atteindre les pédales de freinage et d’embrayage ! Par contre, rien n’interdit de croire le fait que son père lui confiait le volant alors qu’elle était assise sur ses genoux, ainsi que le racontent Marie-Dominique Lelièvre (2) et Denis Westhoff lui-même.

Marie Quoirez et ses trois enfants ont quitté Saint-Marcellin à l’automne 1945. Pierre Quoirez, quant à lui, est resté quelques années encore à la tête de ses usines, toujours locataire de La Fusilière. Il est certain que sa famille est revenue à Saint-Marcellin lors des vacances et il n’est pas impossible que Françoise Sagan se soit amusée avec cette voiture lors de l’un ou l’autre de ces retours, en 1950, quand elle avait quinze ans, ou ultérieurement.

1948 – Françoise Sagan au volant, à La Fusilière (?)-Sur le capot, sa nièce Cécile Defforey – Collection privée – Droits réservés

http://www.hotchkiss-gregoire.com/pdf/l_ingenieur_de_lauto.pdf

https://paleo-energetique.org/paleoinventions/la-voiture-electrique-cge-tudor/

https://www.culturalu.org/fr/pieces.php?idalb=280&page=1&nbp=12

http://mini.43.free.fr/5018gregoire.html

http://stubs-auto.fr/c-1/cge-tudor-1941-1944/

https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-histoire-de-l-aluminium-2012-2-page-70.htm

https://madelen.ina.fr/programme/jean-albert-gregoire

http://www.lesrendezvousdelareine.com/2016/10/ancetre-ecolo-la-cge-tudor-presque-80-annees-d-avance.html

  • 2- Marie-Dominique Lelièvre – Sagan à toute allure – 2008
  • Les références relatives aux arrêtés et décisions sont consultables sur le Journal Officiel de la République Française et le Journal Officiel de l’Etat Français pour la période d’occupation. (www.legifrance.gouv.fr)

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Cinquième chapitre: Françoise Sagan et les usines de la FAE

PETITE HISTOIRE DE L’ENFANCE ET DE L’ADOLESCENCE DE FRANÇOISE SAGAN A SAINT-MARCELLIN

Dans ce chapitre et dans celui qui va suivre, nous parlerons beaucoup du père de Françoise Sagan, mais pas beaucoup de l’enfance de celle-ci. Il nous a semblé important de connaître le contexte dans lequel vivait cette jeune fille entre 1940 et 1945 et le rôle non négligeable que le directeur de l’entreprise a joué dans notre région. Pierre Quoirez se voit confier, par Henri de Raemy, en 1940 la direction de deux usines, celle de Pont-en-Royans et celle de Saint-Marcellin. Ces deux usines appartiennent à la FAE, Fabrique d’Appareillages Electriques de la CGE. Pour les salariés et pour la population locale, il s’agit de la « Cégé » !

La CGE a été fondée le 31 mai 1898, à une époque où l’électricité commence à se répandre dans les villes, les entreprises, la société. Il est grand temps pour la France de disposer d’une telle entreprise, dans la mesure où de grandes sociétés spécialisées existent déjà à l’étranger : Siemens et AEG en Allemagne, General Electric aux Etats-Unis, GECO en Grande-Bretagne, Brown-Boveri en Suisse, …

Son fondateur est Pierre AZARIA, né Bedros Azarian, arménien orthodoxe d’Egypte. Ingénieur centralien, il prendra la direction de l’Electricité de Rouen, une petite entreprise fragile qui parviendra rapidement en tête des entreprises de production d’électricité en France. Le signal du départ est donné et Pierre Azaria crée la Compagnie Générale d’Electricité qui, par acquisitions dans les domaines de la production de l’électricité, de la fabrication de câbles afin de la transporter jusqu’à l’utilisateur, de lampes, d’isolants, d’accumulateurs, d’appareillages électriques (interrupteurs, douilles, disjoncteurs…) afin de l’utiliser, et d’accumulateurs et batteries (Tudor) afin de la stocker … deviendra un grand groupe industriel dont il sera le président de 1929 à 1938 (1).

En 1930, la CGE forme un complexe considérable, employant plus de 20000 salariés et composé d’une cinquantaine de sociétés, dont quarante dans lesquelles elle a un intérêt majoritaire (2).

Extrait de « Les grandes industries modernes et les Centraux: http://archives-histoire.centraliens.net/pdfs/centraux_et_industrie.pdf

L’usine de Pont-en-Royans date de l’automne 1918, suite au rachat par la CGE des locaux d’une soierie, anciennement un couvent. Elle fabrique des douilles et des interrupteurs, dont les composants, obtenus par emboutissage et usinage, sont souvent assemblés à domicile. L’usine de Saint-Marcellin est construite en 1922 et le siège social de la FAE y est transféré en 1935. Encore un mot de biographe que l’on va faire disparaître ! L’usine de la FAE de Saint-Marcellin n’a probablement jamais eu « trois cheminées qui dominent la ville » ! (Gohier et Marvier) Les photographies aériennes du début des années 50 montrent clairement de vastes bâtiments abritant des ateliers de montage d’appareillages électriques qui ne disposaient pas de fours, ou de fonderie, leur activité ne relevant pas de la sidérurgie.

FAE – Catalogue 1922 (détail) – Collection AAA – Droits réservés
FAE – Les ateliers de Pont-en-Royans – Collection AAA – Droits réservés
FAE – Les ateliers de Saint-Marcellin – Collection AAA – Droits réservés

Pendant la période 1940-45, le directeur général des deux sites, installé à Saint-Marcellin désignée comme siège social, est Pierre Quoirez. A Pont-en-Royans, le directeur est Samuel SCHNAIDER, ingénieur d’origine juive, diplômé de l’Institut Electrotechnique de Grenoble, qui fera toute sa carrière à la FAE, de 1930 à 1972. Lors de sa mobilisation en 1939, il est affecté comme ingénieur chef des services techniques et de fabrication des usines de Pont-en-Royans et de Saint-Marcellin, lesquelles, réquisitionnées en 1943, fabriquent des matériels de guerre, des « queues de bouchons », un matériel jamais expédié et dont personne ne sait de quoi il s’agit.(3)

1941 est resté dans les mémoires de la région saint-marcellinoise par la création d’un Centre de Formation des Apprentis, plus exactement dénommé Centre Régional pour le Travail des Jeunes (CRTJ). Il n’est, au début, qu’un des ateliers de l’usine de Saint-Marcellin. Dans le même temps, un Centre « officiel », animé par « Vichy » et le Secrétariat Général de la Jeunesse, est mis en place dans la Grande Rue de Saint-Marcellin. Finalement, tout le monde se retrouvera dans les locaux de la Grande Rue, puis dans ceux de l’ancienne prison et enfin dans trois baraquements de bois installés sur le terrain qui accueillera, plus tard, la piscine de Saint-Marcellin, à coté du couvent de Bellevue. Les Contrats d’Apprentissage, faisant référence aux lois des 20 mars 1928 et 10 mars 1938, sont signés de la main de Pierre Quoirez, directeur. Ce centre a perduré jusqu’en 1944 et rassemblait une cinquantaine d’externes, demi-pensionnaires et internes, originaires de Saint-Marcellin, Chatte, Valence, L’Albenc, certains même du Centre Guynemer de Grenoble. Le rythme de vie était calqué sur l’armée qui assurait l’encadrement, utilisant des sous-officiers et des officiers de corps dissous après la défaite de mai-juin 1940. Les formations n’étaient pas uniquement celles que pouvait proposer la FAE, il y avait par exemple des formations d’artisans de petits commerces comme la cordonnerie, mais l’essentiel était formé d’élèves ajusteurs, fraiseurs, dessinateurs industriels, techniciens, … (4)(5)

Le 27 juillet 1944, les Allemands encerclent Saint-Marcellin. La FAE était classée usine « S.BETRIEB 00 4093 », ce qui signifiait qu’elle était réquisitionnée et soumise au fait qu’une partie minimum de la production devait être destinée directement ou indirectement à l’Allemagne. Ce pouvait être également l’obligation pour l’entreprise de se soumettre à un programme de fabrication approuvé à la fois par les autorités françaises et allemandes. Les entreprises S-Betrieb (Sperr-Betrieb), créées le 8 octobre 1943, étaient exemptées de tout départ de main-d’œuvre, jeunes classes du STO incluses, vers l’Allemagne (6). Ce jour-là, Pierre Quoirez fait sortir les ouvrières, réunit les hommes, leur demandant de ne pas sortir de l’usine, puis se rend sur la Place d’Armes, parlementer avec le commandant du régiment allemand. Pendant ce temps quelques hommes, sans doute peu en règle avec l’occupant, en profitent pour s’échapper par derrière, une auto-mitrailleuse étant braquée sur le portail de l’usine. En fin d’après-midi, les camions militaires allemands, avec plusieurs dizaines d’hommes de Saint-Marcellin (le chiffre variant selon les sources), s’arrêtent un court instant devant l’usine. Chacun croit que c’est pour embarquer les ouvriers restés dans l’usine. En fait, il n’en est rien, les camions repartent. En gare de Valence, quelques-uns des hommes réussiront à s’échapper, les autres se retrouveront en camp de travail à Wesermunde, d’où ils seront libérés vers le 8 mai 1945 (7)(8).

Le directeur de l’usine de Pont-en- Royans, Samuel Schnaider, fut déchu de sa nationalité en 1943. Dès avant juin 1944, il participe activement à la résistance, en «hébergeant de nombreux réfractaires au STO, en leur procurant du travail et des faux papiers» (Attestation du Capitaine Villard en date du 18-07-1975). Engagé dans les FFI entre le 9 juin et le 9 novembre 1944, il participe aux combats du Vercors, puis des Alpes. Après la chute du Vercors qui eut lieu le 23 juillet 1944, il est à Pont-en-Royans lorsque les Allemands «raflent» le 15 août, jour du débarquement en Provence, 62 hommes du village et les emmènent comme otages vers Villard-de-Lans. Selon plusieurs témoignages, le Directeur de l’usine, prévenu, rejoint le groupe à la Balme de Rencurel, interpelle l’officier au péril de sa vie: « J’ai des ouvriers dans ce groupe, sans eux l’usine ne peut pas produire, il faut qu’ils reviennent travailler« . L’officier libère une quinzaine de personnes. Les autres ont été relâchés quelques heures plus tard.(tout ce § est extrait de note 3)

Plus tard, en 1948, après la fin de la guerre, alors que sa famille est à Paris, Pierre Quoirez sera chargé d’assurer le développement des établissements de Pont-en-Royans et de Saint-Marcellin. Il embauchera plusieurs jeunes ingénieurs, dont il ira jusqu’à organiser le logement et à mettre une gouvernante à leur disposition (9).

Françoise Sagan à Saint-Marcellin – Collection privée – Tous droits réservés

  • 1- Jean-Pierre Hauet – Aperçu sur l’histoire de la CGE de 1898 à nos jours – 1987 – http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/31808/C&T_1987_17_12.pdf?sequence=1
  • 2- Jules Rapp. Aux origines de la Compagnie générale d’électricité. In: Bulletin d’histoire de l’électricité, n°6, décembre 1985. pp.103-120
  • 3- C. Schenlker – Un village industriel au XX° siècle, Pont-en-Royans – Exposé à l’Académie Delphinale – 29/09/2018
  • 4- Dominique Odoit – Souvenirs d’un Chattois – 2012 – https://fr.calameo.com/books/0045491232e4b9bff5527
  • 5- Le Centre des Jeunes Travailleurs -Notice d’Henri Inard (†) -R.E.M.P.A.R.T.
  • 6- Produire pour le Reich-Les commandes allemandes à l’industrie française (1940-1944) – Arne Radtke-Delacor. https://www.cairn.info/publications-de-Arne-Radtke-Delacor–5773.htm?WT.tsrc=cairnPdf
  • 7- Dominique Odoit – Souvenirs d’un Chattois – 2012 – op. Déjà cité
  • 8- CGE FAE.AM FAE.ARNOULD NORMABARRE SAPAREL LEGRAND.ISERE, ouvrage réalisé par l’Amicale des Anciens d’Arnould (AAA) – 2013 -op.déjà cité
  • 9- la FAE en 1948 – Louis Bouteille, dans ouvrage de l’AAA déjà cité

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Quatrième chapitre: Françoise Sagan et La Fusilière

PETITE HISTOIRE DE L’ENFANCE ET DE L’ADOLESCENCE DE FRANÇOISE SAGAN A SAINT-MARCELLIN

La Fusilière (La Fuzilière, La Fusillère, La Fusillière, …) est le nom de la grande maison louée par Pierre Quoirez lors de son séjour à Saint-Marcellin, entre 1940 et 1950 (et peut-être davantage).

C’est autour de cette maison que viennent se greffer la plupart des rêves et souvenirs d’enfance de Françoise Sagan. Et justement parce que ce sont des souvenirs d’enfant, ils sont souvent imprécis et déformés par une vision soit enjolivée, soit dramatisée. Il est bien regrettable que pratiquement aucun des nombreux biographes qui ont écrit sur la vie de Françoise Sagan ne soit venu à Saint-Marcellin afin d’examiner sérieusement les lieux et les faits.

1942 – Françoise Sagan – Collection privée -Tous droits réservés

« Au cœur du Vercors« , « adossée au Vercors« , est-il souvent dit à propos de cette maison. Rien n’est plus faux ! Saint-Marcellin se trouve au pied du Vercors, sur la rive droite de l’Isère qui la sépare du massif montagneux, à mi-chemin entre Grenoble et Valence. Saint-Marcellin n’est pas un « village » comme la qualifie certains biographes. C’est une petite ville d’environ 4 300 habitants en 1940. Ancienne sous-préfecture jusqu’en 1926, elle conserve sa poste, son hôpital, son tribunal (dont la dernière audience s’est tenue le 9 novembre 2009), ses établissements scolaires du secondaire, ses marchés et sa vie commerciale et industrielle intense… Quant à La Fusilière, elle est face au Vercors, Massif des Coulmes très exactement, et non adossée à celui-ci.

Il s’agit d’une grande et belle maison très horizontale, avec huit fenêtres de front, construite au XVIII° siècle sur deux niveaux principaux auxquels s’ajoutent des combles aménagés. Un immense parc magnifiquement arboré, dont des sequoias, lui offre un cadre naturel de haut niveau. Elle est accompagnée d’un autre corps de bâtiment, appelé « la ferme », parce que sa vocation était beaucoup plus rurale. Un beau pigeonnier et un mur équipé d’un portail séparent les deux bâtiments. Sur le mur, s’appuie une fontaine de style « Renaissance » dont il est dit qu’elle est « rapportée ».

La Fusilière en 2021 – Droits réservés
La Fusilière en 2021, depuis le jardin – Droits réservés

D’où vient le nom de Fusilière ? Tous les biographes, sans exception, et Françoise Sagan elle-même, racontent la même histoire. Lors de la guerre de 1870, des gens auraient été fusillés dans cette maison et des traces de balles seraient encore visibles sur les murs. Qui seraient ces gens ? Et qui a bien pu inventer cette histoire ? Aucun de ces commentaires ne relève de la vérité. Et l’histoire locale de Saint-Marcellin n’a aucun souvenir d’un pareil événement. Pour la simple et bonne raison que le nom de La Fusilière est bien antérieur à 1870 !

La première trace que l’on peut invoquer se trouve dans la cartographie. Les Cartes de Cassini, réalisées dans la seconde moitié du XVIII° siècle, ne mentionne pas le nom de Fusilière, alors que celui du Mollard l’est, ainsi que celui de l’ancienne communauté de Plan-les-Saint-Marcellin. Il faut se référer à la Carte de l’état-major, dont les relevés ont été effectués entre 1820 et 1866 pour trouver le nom de La Fusilière attribué à un lieu-dit (1).

Carte d’état-major – Source Géoportail

Le cadastre napoléonien, dont le relevé a été effectué en 1830 à Saint-Marcellin, cite également la Fusilière. La feuille de la section D, dite du Mollard, présente le quartier de La Fusilière, ainsi que le hameau de La Fusilière dont la silhouette architecturale est identique à celle du cadastre actuel (1bis). Cela prouve s’il en est besoin, que le nom et les bâtiments de La Fusilière sont bien antérieurs à 1870.

Cadastre napoléonien – Ville de Saint-Marcellin -Archives (détail feuille de recollement)
Cadastre napoléonien – Ville de Saint-Marcellin -Archives (détail feuille de la section D)

L’histoire et la généalogie nous aident également, quand bien même les recherches s’avèrent difficiles. Jean Sorrel, historiographe de Saint-Marcellin, est bien le seul à avoir retrouvé et cité la famille à l’origine du nom de la Fusilière (2). Bernard Giroud (3) reprend cette information, ainsi que le Groupe R.E.M.P.A.R.T. dans une publication relative aux origines des noms des rues de Saint-Marcellin (4).

La Fusilière, immense domaine, appartient aux GROUSSIN depuis la première moité du XVIIe siècle. Le membre le plus connu en est Guilhaume Groussin (1613-1693), à la tête de quelques générations qui ont laissé une faible trace dans l’histoire de Saint-Marcellin.

Guilhaume Groussin nous vient de Chartres, fils de Jean Groussin et de Marie Legoux. C’est cependant à Saint-Marcellin que vient s’installer ce Guilhaume, en tant que Receveur des tailles, activité qu’il exercera entre 1638 et 1646 (4bis). Les tailles sont des impôts directs dont les bourgeois, les membres du clergé et ceux de la noblesse sont exemptés. Et c’est également à Saint-Marcellin qu’il trouve épouse en la personne de Jehanne PACHOT. Le mariage a lieu en octobre 1641 (5) et les enfants naissent au nombre de six ; Etienne en 1642, mais baptisé en février 1643 (6), Anthoine en 1645, dont le parrain est apothicaire (7), Guillaume en 1646, qui deviendra Garde du Corps et portera, dès 1676, le titre de « Groussin de la Fusilière » (8), Marguerite en 1647 (9), Jean-Baptiste en 1649 (10) et François en 1652, baptisé seulement en 1659 (11).

De ces six enfants, nous ne traiterons de l’avenir que d’un seul d’entre eux. Il s’agit d’Etienne, le fils aîné, qui deviendra avocat à la Cour et au bailliage de Saint-Marcellin et qui épousera Marie PAIN, laquelle lui donnera quatre enfants. L’aîné est Etienne, né en 1667, qui deviendra avocat au Parlement, héritera du titre de « Groussin de la Fusilière », ce qui est attesté en 1708. Le parcellaire de Plan-lès-Saint-Marcellin, rédigé entre 1718 et 1728, précise la teneur des propriétés de maître Etienne Groussin, avocat, « maison, jardin, pré à la Fusilière, qui conjointe le chemin de Chatte à Saint-Vérand ou le ruisseau de Savourel« . Plan-lès-Saint-Marcellin est une communauté rattachée à Saint-Marcellin en 1790 (11bis). Etienne Groussin mourra en 1733 et sera inhumé dans l’église de Saint-Vérand (12). La seconde est Marianne, née en 1671, qui mourra en 1739 et sera inhumée dans la chapelle du Rosaire en l’église de Saint-Vérand (13). La troisième est Jeanne, née en 1673 et, elle aussi, inhumée dans l’église paroissiale en 1710, âgée tout juste de 37 ans (14). Enfin, le quatrième est Guillaume, né en 1676, qui deviendra prêtre et curé de Saint-Vérand et qui mourra en 1758 et sera inhumé dans le chœur de l’église de Saint-Vérand (15). Toutes les traces de ces sépultures ont été effacées en 1836-1837 lorsque l’actuelle église du village a été édifiée à la place de celle qui la précédait (15bis).

De cette fratrie, nous ne retiendrons, encore une fois, qu’un seul enfant : Etienne, l’aîné. Etienne épousera, le 11 octobre 1701, Jeanne REYNAUD, fille de l’avocat André Reynaud, dont il aura quatre enfants (16) : Antoine (1705-1725) (17), Etienne (1706-1790) (18), Jean-Pierre (1708-?) (19) et Madeleine (1709-1763) (20). Etienne sera prêtre à son tour, curé de Saint-Vérand, de Quincivet, archiprêtre de Saint-Marcellin. C’est lui qui héritera du domaine Reynaud, à Chatte, et de La Fusilière. Madeleine, par son mariage à l’âge de 16 ans, en 1725, se liera à la grande famille des VALLIER, puisqu’elle épousera Pierre Vallier-Colombier.

En 1785, cinq ans avant son décès, Etienne lègue ses biens aux Vallier, biens qu’ils conserveront jusqu’au cours du XIX° siècle avant de vendre La Fusilière à la famille CLERC. Cette famille donna un maire à la Ville de Saint-Marcellin en la personne de Jean-François Clerc (1779-1863), de décembre 1840 à avril 1844 et de septembre 1845 à mars 1848. Jean-François Clerc épousa Antoinette Herminie Sablière de la Condamine, née à Saint-Romans le 11 mai 1792 et décédée à Saint-Marcellin le 8 avril 1836. L’acte de décès précise que la défunte est décédée dans la « maison d’habitation de son mari sise au hameau de la Fusillière« , ce qui donne très approximativement la période d’acquisition de La Fusilière par les Clerc, soit avant 1836. (21)

Ajoutons que, le 20 septembre 1899, la famille Clerc, en la personne de Jean-Alphonse Clerc (1855-1816), petit-fils de Jean-François Clerc, fit l’acquisition du domaine voisin, celui du château du Mollard, auprès de Raymond-Ismidon de Béranger, dernier représentant d’une des plus anciennes familles du Dauphiné.

En ce qui concerne La Fusilière, son dernier propriétaire rattaché à la famille Clerc semble être Anne-Marie VALLON, dite « Annie », petite-fille d’un frère de Jean-Alphonse Clerc, née le 23 mars 1917 et décédée, sans héritier, le 16 juillet 2005.

Nous conclurons de tout ceci que La Fusilière est bien un nom qui date de près de quatre siècles et que la guerre de 1870 et d’éventuels fusillés, dont aucune trace n’est retrouvée, n’ont aucun lien avec cette dénomination. Incidemment, nous regretterons que la famille Groussin, qui a joué un rôle important sur notre territoire (Saint-Marcellin, Saint-Vérand, …), qui s’est consacrée au service du Roi d’une part, à la prêtrise d’autre part, qui a donné son nom à un quartier de notre ville de Saint-Marcellin, ait visiblement « disparue » à la fin du XVIII° siècle et qu’elle soit restée grandement méconnue.(22)

Concernant La Fusilière, arrêtons-nous quelques instants sur une anecdote relative aux nombreux souterrains qui, à partir de la maison, permettraient de rejoindre la campagne au bout d’un parcours de plusieurs centaines de mètres, anecdote relatée par certains biographes. Les souvenirs d’enfance enjolivent toujours la réalité et lorsqu’il s’agit de caves, de greniers ou de souterrains les enfants ont souvent l’envie ou le besoin de rendre ces lieux plus dramatiques qu’ils ne sont, histoire de se faire peur … Le souterrain de La Fusilière existe bien ! Il s’agit d’un conduit creusé à l’arrière de la maison, la parcourant dans toute sa longueur, traversant la vaste cour en façade et débouchant en contrebas, le tout sur environ soixante-dix à quatre-vingt mètres. Ce souterrain est praticable pour des personnes ni trop grandes, ni trop corpulentes. Il était praticable, car actuellement, une partie quasi-centrale s’est effondrée sur quatre à cinq mètres. Dans un premier temps, il semble que ce souterrain ait été conçu afin de capter les eaux de ruissellement du coteau contre lequel s’appuie la maison, dans le simple but de l’assécher. Mais une seconde utilisation en a été faite. En date de 1878, la société LUIZET Père et Fils, horticulteurs-architectes à Ecully, dans le Rhône, a présenté à Monsieur Clerc, propriétaire, un projet de jardin. Ce projet consiste en l’aménagement d’une grande pelouse arborée, traversée de cheminements tout en rondeurs, l’ensemble étant bordé en sa partie inférieure par une vaste et sinueuse pièce d’eau. L’alimentation de cette pièce d’eau se faisait par une « source » naissant exactement là où se trouve l’orifice de sortie du souterrain. Ce jardin a, très probablement, été réalisé en tout ou partie. Il existe encore aujourd’hui, dans le parc, les traces d’un très grand bassin dont le fond, cimenté, est devenu incapable de retenir de l’eau. Nous aurons l’occasion de reparler de ce qui fut une pièce d’eau ou un « étang ».

D’autres souterrains existent, qui ont leur orifice d’entrée à proximité du bâtiment dit « de la ferme ». Ils pénètrent horizontalement sur quelques dizaines de mètres dans le coteau sur lequel s’appuie La Fusilière: caves?, champignonnière?, plus probablement conduits de drainage des eaux de la colline afin de leur permettre de contourner les bâtiments.

1878 – Plan du jardin de La Fusilière
1878 – Signature du plan ci-dessus

  • 1- https://www.geoportail.gouv.fr/carte – lieu : Saint-Marcellin, fond de carte : carte de l’état-major
  • 1bis- Ville de Saint-Marcellin – Service Archives
  • 2- Histoire de Saint-Marcellin- Jean SORREL -Vol 2 Les temps nouveaux-1979
  • 3- Le Pays de Saint-Marcellin – N° 12 – Décembre 2004 – Bernard Giroud, page 4 – op. déjà cité
  • 4- Les rues racontent notre histoire – Ville de Saint-Marcellin – Groupe R.E.M.P.A.R.T.
  • 4bis- Archives de Saint-Marcellin. Document en cours de classification.
  • 5- 1641- Acte de mariage Groussin-Pachot – AD38-9NUM-AC416A-3-p.43
  • 6- 1643 – Acte de baptême Etienne Groussin – AD38-9NUM-AC416A-2
  • 7- 1645 – Acte de baptême Anthoine Groussin – AD38-9NUM-AC416A-4-p.5
  • 8- 1646 – Acte de baptême Guillaume Groussin – AD38-9NUM-AC416A-4-p.15
  • 9- 1647 – Acte de baptême Marguerite Groussin – AD38-9NUM-AC416A-4-p.26
  • 10- 1649 – Acte de baptême Jean-Baptiste Groussin – AD38-9NUM-AC416A-4-p.39
  • 11- 1659 – Acte de baptême François Groussin – AD38-9NUM-AC416A-1-p.78-79
  • 11bis – 1718 – Archives de Saint-Marcellin – Parcellaire de Plan-lès-Saint-Marcellin – CC 12
  • 12- 1667 – Acte de baptême Etienne Groussin – AD38-9NUM-AC416A-4-p.127
  • 13- 1671 – Acte de baptême Marianne Groussin – AD38-9NUM-AC416A-7-p.25
  • 14- 1673 – Acte de baptême Jeanne Groussin – AD38-9NUM1- 5E417-1-p.78
  • 15- 1676 – Acte de baptême Guillaume Groussin – AD38-9NUM-AC416A-7-p.117
  • 15bis – http://www.saint.verand.fr/4839-l-eglise-et-la-cene.htm
  • 16- 1701- Acte de mariage Etienne Groussin-Jeanne Reynaud – AD38-9NUM-AC416A-8-p.191
  • 17- 1705 – Acte de baptême Antoine Groussin – AD38-9NUM-AC416A-8
  • 18- 1706 – Acte de baptême Etienne Groussin – AD38- 9NUM-AC416A-8-p.281
  • 19- 1708 – Acte de baptême Jean-Pierre Groussin – AD38–9NUM-AC416A-8-p.303
  • 20- 1709 – Acte de baptême Madelaine Groussin – AD38-9NUM-AC416A-8-p.329
  • 21- 1836 – Acte de décès Antoinette Sablière de la Condamine- AD38–9NUM-SE417-13-p.71
  • 22- Notes généalogiques sur les familles Groussin et Clerc réalisées par Marc Ellenberger – Groupe R.E.M.P.A.R.T.

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Troisième chapitre: Françoise Sagan et sa scolarité

PETITE HISTOIRE DE L’ENFANCE ET DE L’ADOLESCENCE DE FRANÇOISE SAGAN A SAINT-MARCELLIN

Pierre Quoirez et sa famille sont arrivés à Saint-Marcellin au début du second semestre 1940 (cf précédemment). Rapidement, le chef de famille a trouvé à louer une vaste villa, la Fusilière, située en pied de coteau à quelques centaines de mètres du centre ville. Nous reparlerons de La Fusilière.

Cependant, dès la rentrée de septembre, Pierre Quoirez a logé sa famille dans un vaste appartement du Cours Morand, à Lyon où ont été scolarisés les enfants. Le cours Morand a été rebaptisé cours Franklin Roosevelt voici près de soixante-dix ans. La maison de La Fusilière avait, pour sa part, vocation d’offrir un toit quotidien à Pierre Quoirez après ses journées de directeur des usines de la FAE et d’accueillir la famille pendant les fins de semaine et les vacances.

Carte Postale Ancienne – Cours Morand à Lyon

Aborder la question de la scolarité de Françoise Sagan, c’est se lancer dans une aventure. Les sources ne sont pas très nombreuses. Les biographes qui s’y sont risqués (Lamy, Delassein, Louvrier) ne racontent pas deux parcours qui soient identiques. Les différentes écoles et institutions que cette élève a fréquentées ne se présentent jamais dans un même ordre, leur chronologie diffère et la correspondance entre âge de Françoise et année scolaire est souvent sujette à caution. Françoise Sagan elle-même ajoute à la confusion dans certaines de ses déclarations. Ainsi lorsqu’elle raconte à son interviewer, dans « Je ne renie rien », qu’elle est entrée à l’Ecole Louise-de-Bettignies, à Paris, en 8° ou en 9°, cela est parfaitement improbable !

Partant du principe que l’entrée en 9ème (ce qui correspond au Cours Préparatoire) se fait généralement vers l’âge de 7 ans et que l’entrée en 8ème (Cours Moyen 1ère année) se fait vers l’âge de 8 ans, cela nous amène à la voir entrer dans cette école entre 1942 et 1944, années pendant lesquelles Françoise Sagan vivait entre Lyon et Saint-Marcellin, guerre de 1939-1945 oblige.

1940 – Françoise Sagan – Collection privée – Tous droits réservés

D’autres obstacles rendent les recherches particulièrement difficiles. Les écoles et institutions privées dont nous allons dresser un inventaire et dans lesquelles Françoise Sagan a été scolarisée n’ont pas d’archives vieilles de près de 75 ans. Les associations d’anciennes élèves sont trop récentes pour traiter de cette période. Par ailleurs, Françoise Sagan a eu une scolarité un peu agitée ce qui a contraint sa famille à la changer assez fréquemment d’établissement. Les structures qui ont exclu Françoise Sagan en cours de scolarité ne s’en vantent pas aujourd’hui ! Et, dernier contretemps, ces écoles souvent religieuses n’ont pas le réflexe d’utiliser les noms de leurs anciennes élèves pour favoriser leur promotion, surtout si celles-ci sont affublées d’une réputation sulfureuse !

Entre octobre 1940 et l’été 1945, Françoise Sagan a été scolarisée en école élémentaire privée, l’école Saint-Nizier – Tour Pitrat, une école appartenant aux Lazaristes et située au cœur de la Presqu’île lyonnaise. Elle en garde un souvenir « délicieux » : « il y avait tout le temps des alertes, alors on nous ramenait tout le temps chez nous. On travaillait peu. On chantait comme tout le monde « Maréchal, nous voilà, devant toi le sauveur de la France… ». Il n’y avait pas moyen d’y couper. On nous distribuait des biscuits vitaminés et des petits chocolats roses. » (1). « Maréchal, nous voilà », était l’hymne pétainiste coexistant avec la « Marseillaise » dans la zone sud dès 1941..

A dater de l’automne 1945, Françoise Sagan et sa famille rejoignent leur appartement parisien du 167 boulevard Malesherbes, dans le 17ème arrondissement. Seul, Pierre Quoirez reste à Saint-Marcellin. C’est l’occasion pour Françoise de faire son entrée en classe de sixième au sein du Cours Louise-de-Bettignies, une école tenue par des religieuses ursulines située dans le même arrondissement, à moins de deux cents mètres de chez elle , « l’école en face », comme elle dit (2). Elle restera dans cette école jusqu’au printemps 1949, quelques trois mois avant la fin de l’année scolaire. Elle est alors exclue de l’école ! Laissons-là raconter elle-même les causes de cette exclusion. « J’avais pendu un buste de Molière par le cou avec une ficelle à une porte parce que nous avions eu un cours particulièrement ennuyeux sur lui ». (3)

1941 – Françoise Sagan et son frère Jacques -Collection privée – Tous droits réservés

Cette exclusion met fin à la seconde période de la scolarité de Françoise Sagan et ouvre une phase moins calme. Pendant les trois derniers mois de l’année scolaire 1948-1949, classe de troisième, Françoise, âgée de quatorze ans, n’informe pas ses parents de cette exclusion, ayant réussi à subtiliser l’avis de renvoi. Levée à l’heure le matin, équipée de son cartable, elle part à la découverte de Paris à pied ou en autobus. Bien évidemment, à la rentrée de septembre 1949, la vérité est apparue.

Les écoles se succèdent. Geneviève Moll (4) parle du Cours des Champs-Elysées : elle est la seule et ce Cours n’a laissé aucune trace ! En septembre 1949, Pierre Quoirez réussit à placer sa fille au « Couvent des Oiseaux » d’où elle ne tarde pas à être invitée à partir « en raison d’un manque de haute spiritualité » caractérisé notamment par la déclamation de textes de Jacques Prévert « Notre père qui êtes aux cieux, restez-y et nous, nous resterons sur la terre qui est si jolie »(5). Ce fut ensuite un retour en Dauphiné, Pierre Quoirez souhaitant probablement reprendre quelque peu la main sur l’éducation de sa fille. Pendant trois mois, c’est le « Sacré-Coeur de Bois-Fleury », à La Tronche qui héberge Françoise. Cette école existe toujours sous le nom de l’Ecole Philippine Duchesne et se trouve désormais à Corenc. Notre étudiante y laisse une très mauvaise impression ! Enfin, « La Clarté », une école privée catholique de Villard-de-Lans reçoit Françoise Sagan pendant les trois derniers mois de l’année scolaire, présence attestée par les documents produits lors d’une exposition relative à l’histoire du climatisme sur le Plateau du Vercors (5bis). La discipline y est moins sévère et Françoise y laisse un bon souvenir, même si ses résultats sont jugés « passables, faibles et fantaisistes » (carnet de notes du second trimestre). Pendant ces six derniers mois de vie scolaire, à La Tronche comme à Villard-de-Lans, Pierre Quoirez prend en charge sa fille pendant toutes les fins de semaine et les petites vacances. Il l’accompagne à Grenoble afin qu’elle puisse faire des achats de librairie. Quant au dernier trimestre de l’année scolaire, Pierre Quoirez propose qu’il se passe à La Fusilière, là « où elle est assez grande pour travailler par elle-même et où sa femme sera beaucoup moins seule, dans cette grande maison de campagne où elle s’ennuierait beaucoup sans sa fille » (5ter) .

1941 – Françoise Sagan et sa sœur Suzanne – Collection privée -Tous droits réservés – Photo prise à Saint-Marcellin

La légende de Françoise Sagan veut qu’elle ait été une élève très indisciplinée, présentée comme hostile à l’obéissance, peu respectueuse de l’ordre établi dans les différents établissements scolaires fréquentés et, parfois, mauvaise élève. A part, peut-être, l’année 1949-1950, l’année de ses quinze ans, que nous venons de décrire, ce tableau ne correspond guère à la réalité. Et les frasques qui lui sont reprochées ne sont que des réactions de vive adolescente, éprise de liberté de geste, de parole et de pensée.

A la rentrée de septembre 1950, Françoise Sagan entre au Cours Hattemer, à Paris. Elle y suivra les classes de première et de terminale, sans que ses résultats soient exceptionnels, sauf en français : elle aime écrire et disserter, y compris, parfois, en lieu et place de ses camarades ! Elle échoue à son premier baccalauréat en juin 1951 et le réussit en octobre grâce à des cours spéciaux, un bachotage délivré par le Cours Maintenon. La même chose se reproduit en 1952 pour son second baccalauréat. Cela lui permet de s’inscrire en propédeutique, classe préparatoire aux études littéraires, en Sorbonne en octobre 1952. Françoise Sagan n’a pas dix-sept ans et demi ! Elle n’a pas à avoir honte de son parcours scolaire, même si ses études n’iront guère plus loin. Notons que le Cours Hattemer est la seule structure citant Françoise Sagan parmi ses anciennes élèves (6)

  • 1- Je ne renie rien – Françoise Sagan – 2014
  • 2- Je ne renie rien – op. déjà cité
  • 3- Je ne renie rien – op. déjà cité
  • 4- Françoise Sagan racontée par Geneviève Moll – 2010
  • 5- Je ne renie rien – op. déjà cité
  • 5bis- Dauphiné Libéré – 19/03/2015 – Rubrique Villard-de-Lans
  • 5ter – Lettre de Pierre Quoirez, en date du 2 avril 1950, copie transmise par Maison du Patrimoine, Villard-de-Lans et par Monsieur Malbos, le fils des directeurs de La Clarté
  • 6- https://hattemer-academy.com/notre-ecole/anciens-eleves/

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