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Quatrième chapitre: Françoise Sagan et La Fusilière

PETITE HISTOIRE DE L’ENFANCE ET DE L’ADOLESCENCE DE FRANÇOISE SAGAN A SAINT-MARCELLIN

La Fusilière (La Fuzilière, La Fusillère, La Fusillière, …) est le nom de la grande maison louée par Pierre Quoirez lors de son séjour à Saint-Marcellin, entre 1940 et 1950 (et peut-être davantage).

C’est autour de cette maison que viennent se greffer la plupart des rêves et souvenirs d’enfance de Françoise Sagan. Et justement parce que ce sont des souvenirs d’enfant, ils sont souvent imprécis et déformés par une vision soit enjolivée, soit dramatisée. Il est bien regrettable que pratiquement aucun des nombreux biographes qui ont écrit sur la vie de Françoise Sagan ne soit venu à Saint-Marcellin afin d’examiner sérieusement les lieux et les faits.

1942 – Françoise Sagan – Collection privée -Tous droits réservés

« Au cœur du Vercors« , « adossée au Vercors« , est-il souvent dit à propos de cette maison. Rien n’est plus faux ! Saint-Marcellin se trouve au pied du Vercors, sur la rive droite de l’Isère qui la sépare du massif montagneux, à mi-chemin entre Grenoble et Valence. Saint-Marcellin n’est pas un « village » comme la qualifie certains biographes. C’est une petite ville d’environ 4 300 habitants en 1940. Ancienne sous-préfecture jusqu’en 1926, elle conserve sa poste, son hôpital, son tribunal (dont la dernière audience s’est tenue le 9 novembre 2009), ses établissements scolaires du secondaire, ses marchés et sa vie commerciale et industrielle intense… Quant à La Fusilière, elle est face au Vercors, Massif des Coulmes très exactement, et non adossée à celui-ci.

Il s’agit d’une grande et belle maison très horizontale, avec huit fenêtres de front, construite au XVIII° siècle sur deux niveaux principaux auxquels s’ajoutent des combles aménagés. Un immense parc magnifiquement arboré, dont des sequoias, lui offre un cadre naturel de haut niveau. Elle est accompagnée d’un autre corps de bâtiment, appelé « la ferme », parce que sa vocation était beaucoup plus rurale. Un beau pigeonnier et un mur équipé d’un portail séparent les deux bâtiments. Sur le mur, s’appuie une fontaine de style « Renaissance » dont il est dit qu’elle est « rapportée ».

La Fusilière en 2021 – Droits réservés
La Fusilière en 2021, depuis le jardin – Droits réservés

D’où vient le nom de Fusilière ? Tous les biographes, sans exception, et Françoise Sagan elle-même, racontent la même histoire. Lors de la guerre de 1870, des gens auraient été fusillés dans cette maison et des traces de balles seraient encore visibles sur les murs. Qui seraient ces gens ? Et qui a bien pu inventer cette histoire ? Aucun de ces commentaires ne relève de la vérité. Et l’histoire locale de Saint-Marcellin n’a aucun souvenir d’un pareil événement. Pour la simple et bonne raison que le nom de La Fusilière est bien antérieur à 1870 !

La première trace que l’on peut invoquer se trouve dans la cartographie. Les Cartes de Cassini, réalisées dans la seconde moitié du XVIII° siècle, ne mentionne pas le nom de Fusilière, alors que celui du Mollard l’est, ainsi que celui de l’ancienne communauté de Plan-les-Saint-Marcellin. Il faut se référer à la Carte de l’état-major, dont les relevés ont été effectués entre 1820 et 1866 pour trouver le nom de La Fusilière attribué à un lieu-dit (1).

Carte d’état-major – Source Géoportail

Le cadastre napoléonien, dont le relevé a été effectué en 1830 à Saint-Marcellin, cite également la Fusilière. La feuille de la section D, dite du Mollard, présente le quartier de La Fusilière, ainsi que le hameau de La Fusilière dont la silhouette architecturale est identique à celle du cadastre actuel (1bis). Cela prouve s’il en est besoin, que le nom et les bâtiments de La Fusilière sont bien antérieurs à 1870.

Cadastre napoléonien – Ville de Saint-Marcellin -Archives (détail feuille de recollement)
Cadastre napoléonien – Ville de Saint-Marcellin -Archives (détail feuille de la section D)

L’histoire et la généalogie nous aident également, quand bien même les recherches s’avèrent difficiles. Jean Sorrel, historiographe de Saint-Marcellin, est bien le seul à avoir retrouvé et cité la famille à l’origine du nom de la Fusilière (2). Bernard Giroud (3) reprend cette information, ainsi que le Groupe R.E.M.P.A.R.T. dans une publication relative aux origines des noms des rues de Saint-Marcellin (4).

La Fusilière, immense domaine, appartient aux GROUSSIN depuis la première moité du XVIIe siècle. Le membre le plus connu en est Guilhaume Groussin (1613-1693), à la tête de quelques générations qui ont laissé une faible trace dans l’histoire de Saint-Marcellin.

Guilhaume Groussin nous vient de Chartres, fils de Jean Groussin et de Marie Legoux. C’est cependant à Saint-Marcellin que vient s’installer ce Guilhaume, en tant que Receveur des tailles, activité qu’il exercera entre 1638 et 1646 (4bis). Les tailles sont des impôts directs dont les bourgeois, les membres du clergé et ceux de la noblesse sont exemptés. Et c’est également à Saint-Marcellin qu’il trouve épouse en la personne de Jehanne PACHOT. Le mariage a lieu en octobre 1641 (5) et les enfants naissent au nombre de six ; Etienne en 1642, mais baptisé en février 1643 (6), Anthoine en 1645, dont le parrain est apothicaire (7), Guillaume en 1646, qui deviendra Garde du Corps et portera, dès 1676, le titre de « Groussin de la Fusilière » (8), Marguerite en 1647 (9), Jean-Baptiste en 1649 (10) et François en 1652, baptisé seulement en 1659 (11).

De ces six enfants, nous ne traiterons de l’avenir que d’un seul d’entre eux. Il s’agit d’Etienne, le fils aîné, qui deviendra avocat à la Cour et au bailliage de Saint-Marcellin et qui épousera Marie PAIN, laquelle lui donnera quatre enfants. L’aîné est Etienne, né en 1667, qui deviendra avocat au Parlement, héritera du titre de « Groussin de la Fusilière », ce qui est attesté en 1708. Le parcellaire de Plan-lès-Saint-Marcellin, rédigé entre 1718 et 1728, précise la teneur des propriétés de maître Etienne Groussin, avocat, « maison, jardin, pré à la Fusilière, qui conjointe le chemin de Chatte à Saint-Vérand ou le ruisseau de Savourel« . Plan-lès-Saint-Marcellin est une communauté rattachée à Saint-Marcellin en 1790 (11bis). Etienne Groussin mourra en 1733 et sera inhumé dans l’église de Saint-Vérand (12). La seconde est Marianne, née en 1671, qui mourra en 1739 et sera inhumée dans la chapelle du Rosaire en l’église de Saint-Vérand (13). La troisième est Jeanne, née en 1673 et, elle aussi, inhumée dans l’église paroissiale en 1710, âgée tout juste de 37 ans (14). Enfin, le quatrième est Guillaume, né en 1676, qui deviendra prêtre et curé de Saint-Vérand et qui mourra en 1758 et sera inhumé dans le chœur de l’église de Saint-Vérand (15). Toutes les traces de ces sépultures ont été effacées en 1836-1837 lorsque l’actuelle église du village a été édifiée à la place de celle qui la précédait (15bis).

De cette fratrie, nous ne retiendrons, encore une fois, qu’un seul enfant : Etienne, l’aîné. Etienne épousera, le 11 octobre 1701, Jeanne REYNAUD, fille de l’avocat André Reynaud, dont il aura quatre enfants (16) : Antoine (1705-1725) (17), Etienne (1706-1790) (18), Jean-Pierre (1708-?) (19) et Madeleine (1709-1763) (20). Etienne sera prêtre à son tour, curé de Saint-Vérand, de Quincivet, archiprêtre de Saint-Marcellin. C’est lui qui héritera du domaine Reynaud, à Chatte, et de La Fusilière. Madeleine, par son mariage à l’âge de 16 ans, en 1725, se liera à la grande famille des VALLIER, puisqu’elle épousera Pierre Vallier-Colombier.

En 1785, cinq ans avant son décès, Etienne lègue ses biens aux Vallier, biens qu’ils conserveront jusqu’au cours du XIX° siècle avant de vendre La Fusilière à la famille CLERC. Cette famille donna un maire à la Ville de Saint-Marcellin en la personne de Jean-François Clerc (1779-1863), de décembre 1840 à avril 1844 et de septembre 1845 à mars 1848. Jean-François Clerc épousa Antoinette Herminie Sablière de la Condamine, née à Saint-Romans le 11 mai 1792 et décédée à Saint-Marcellin le 8 avril 1836. L’acte de décès précise que la défunte est décédée dans la « maison d’habitation de son mari sise au hameau de la Fusillière« , ce qui donne très approximativement la période d’acquisition de La Fusilière par les Clerc, soit avant 1836. (21)

Ajoutons que, le 20 septembre 1899, la famille Clerc, en la personne de Jean-Alphonse Clerc (1855-1816), petit-fils de Jean-François Clerc, fit l’acquisition du domaine voisin, celui du château du Mollard, auprès de Raymond-Ismidon de Béranger, dernier représentant d’une des plus anciennes familles du Dauphiné.

En ce qui concerne La Fusilière, son dernier propriétaire rattaché à la famille Clerc semble être Anne-Marie VALLON, dite « Annie », petite-fille d’un frère de Jean-Alphonse Clerc, née le 23 mars 1917 et décédée, sans héritier, le 16 juillet 2005.

Nous conclurons de tout ceci que La Fusilière est bien un nom qui date de près de quatre siècles et que la guerre de 1870 et d’éventuels fusillés, dont aucune trace n’est retrouvée, n’ont aucun lien avec cette dénomination. Incidemment, nous regretterons que la famille Groussin, qui a joué un rôle important sur notre territoire (Saint-Marcellin, Saint-Vérand, …), qui s’est consacrée au service du Roi d’une part, à la prêtrise d’autre part, qui a donné son nom à un quartier de notre ville de Saint-Marcellin, ait visiblement « disparue » à la fin du XVIII° siècle et qu’elle soit restée grandement méconnue.(22)

Concernant La Fusilière, arrêtons-nous quelques instants sur une anecdote relative aux nombreux souterrains qui, à partir de la maison, permettraient de rejoindre la campagne au bout d’un parcours de plusieurs centaines de mètres, anecdote relatée par certains biographes. Les souvenirs d’enfance enjolivent toujours la réalité et lorsqu’il s’agit de caves, de greniers ou de souterrains les enfants ont souvent l’envie ou le besoin de rendre ces lieux plus dramatiques qu’ils ne sont, histoire de se faire peur … Le souterrain de La Fusilière existe bien ! Il s’agit d’un conduit creusé à l’arrière de la maison, la parcourant dans toute sa longueur, traversant la vaste cour en façade et débouchant en contrebas, le tout sur environ soixante-dix à quatre-vingt mètres. Ce souterrain est praticable pour des personnes ni trop grandes, ni trop corpulentes. Il était praticable, car actuellement, une partie quasi-centrale s’est effondrée sur quatre à cinq mètres. Dans un premier temps, il semble que ce souterrain ait été conçu afin de capter les eaux de ruissellement du coteau contre lequel s’appuie la maison, dans le simple but de l’assécher. Mais une seconde utilisation en a été faite. En date de 1878, la société LUIZET Père et Fils, horticulteurs-architectes à Ecully, dans le Rhône, a présenté à Monsieur Clerc, propriétaire, un projet de jardin. Ce projet consiste en l’aménagement d’une grande pelouse arborée, traversée de cheminements tout en rondeurs, l’ensemble étant bordé en sa partie inférieure par une vaste et sinueuse pièce d’eau. L’alimentation de cette pièce d’eau se faisait par une « source » naissant exactement là où se trouve l’orifice de sortie du souterrain. Ce jardin a, très probablement, été réalisé en tout ou partie. Il existe encore aujourd’hui, dans le parc, les traces d’un très grand bassin dont le fond, cimenté, est devenu incapable de retenir de l’eau. Nous aurons l’occasion de reparler de ce qui fut une pièce d’eau ou un « étang ».

D’autres souterrains existent, qui ont leur orifice d’entrée à proximité du bâtiment dit « de la ferme ». Ils pénètrent horizontalement sur quelques dizaines de mètres dans le coteau sur lequel s’appuie La Fusilière: caves?, champignonnière?, plus probablement conduits de drainage des eaux de la colline afin de leur permettre de contourner les bâtiments.

1878 – Plan du jardin de La Fusilière
1878 – Signature du plan ci-dessus

  • 1- https://www.geoportail.gouv.fr/carte – lieu : Saint-Marcellin, fond de carte : carte de l’état-major
  • 1bis- Ville de Saint-Marcellin – Service Archives
  • 2- Histoire de Saint-Marcellin- Jean SORREL -Vol 2 Les temps nouveaux-1979
  • 3- Le Pays de Saint-Marcellin – N° 12 – Décembre 2004 – Bernard Giroud, page 4 – op. déjà cité
  • 4- Les rues racontent notre histoire – Ville de Saint-Marcellin – Groupe R.E.M.P.A.R.T.
  • 4bis- Archives de Saint-Marcellin. Document en cours de classification.
  • 5- 1641- Acte de mariage Groussin-Pachot – AD38-9NUM-AC416A-3-p.43
  • 6- 1643 – Acte de baptême Etienne Groussin – AD38-9NUM-AC416A-2
  • 7- 1645 – Acte de baptême Anthoine Groussin – AD38-9NUM-AC416A-4-p.5
  • 8- 1646 – Acte de baptême Guillaume Groussin – AD38-9NUM-AC416A-4-p.15
  • 9- 1647 – Acte de baptême Marguerite Groussin – AD38-9NUM-AC416A-4-p.26
  • 10- 1649 – Acte de baptême Jean-Baptiste Groussin – AD38-9NUM-AC416A-4-p.39
  • 11- 1659 – Acte de baptême François Groussin – AD38-9NUM-AC416A-1-p.78-79
  • 11bis – 1718 – Archives de Saint-Marcellin – Parcellaire de Plan-lès-Saint-Marcellin – CC 12
  • 12- 1667 – Acte de baptême Etienne Groussin – AD38-9NUM-AC416A-4-p.127
  • 13- 1671 – Acte de baptême Marianne Groussin – AD38-9NUM-AC416A-7-p.25
  • 14- 1673 – Acte de baptême Jeanne Groussin – AD38-9NUM1- 5E417-1-p.78
  • 15- 1676 – Acte de baptême Guillaume Groussin – AD38-9NUM-AC416A-7-p.117
  • 15bis – http://www.saint.verand.fr/4839-l-eglise-et-la-cene.htm
  • 16- 1701- Acte de mariage Etienne Groussin-Jeanne Reynaud – AD38-9NUM-AC416A-8-p.191
  • 17- 1705 – Acte de baptême Antoine Groussin – AD38-9NUM-AC416A-8
  • 18- 1706 – Acte de baptême Etienne Groussin – AD38- 9NUM-AC416A-8-p.281
  • 19- 1708 – Acte de baptême Jean-Pierre Groussin – AD38–9NUM-AC416A-8-p.303
  • 20- 1709 – Acte de baptême Madelaine Groussin – AD38-9NUM-AC416A-8-p.329
  • 21- 1836 – Acte de décès Antoinette Sablière de la Condamine- AD38–9NUM-SE417-13-p.71
  • 22- Notes généalogiques sur les familles Groussin et Clerc réalisées par Marc Ellenberger – Groupe R.E.M.P.A.R.T.

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