Dans la cuisine de la maison du Bateau Ivre, à Saint-Marcellin,se trouve une œuvre signée de Pierre et Véra Székely et André Borderie. La signature est formée de la griffe SZ, pour Pierre et Véra, les deux lettres étant réparties de part et d’autre d’un axe vertical. A la base de cet axe se trouve le lobe du B, en minuscule, de Borderie. Cette signature est caractéristique du travail accompli par ces trois artistes du temps de leur communauté, soit entre 1948 et 1957. Son aspect général tient de la clef et de la croix.
Cette signature se trouve gravée dans le carreau de mosaïque inférieur gauche d’un ensemble composé de soixante carreaux qui forment un dessin abstrait que l’on pourrait considérer comme singulier et entier.
Or, cela n’est pas le cas ! Ainsi que nous avons eu le loisir de l’expliquer précédemment ( http://chronique-du-bateau-ivre-de-saint-marcellin-chapitre-cinq), une cuisine contemporaine a été exposée en 1954 au Salon des Arts Ménagers, dont « Paris-Match » n° 257, daté du 27 février au 7 mars 1954, a rendu compte en publiant quelques photographies. Le magazine n’explique nullement qui sont les auteurs de la crédence de l’une des quatre cuisines présentées. Une crédence constituée d’un carrelage de céramiques sur six rangs de carreaux parmi lesquels il est possible de reconnaître notre motif saint-marcellinois.
Trois ans plus tard, en février 1957, la revue « Arts Ménagers » publie un article consacré à une maison commandée aux Székely et située face au massif du Vercors. Les photographies sont nombreuses ( signées Horak), dont celle de la cuisine. Les placards de rangement ne sont plus les mêmes qu’en 1954, mais le mur de fond séparant les éléments bas des éléments hauts nous est déjà connu. Il est très facile d’y retrouver notre motif et, dans cet article, les artistes sont nommément cités.
Cette photographie est précieuse car elle nous donne une représentation fidèle de ce qu’était la cuisine du Bateau Ivre lors des premiers jours de la maison. Plusieurs constatations s’imposent. En tout premier, cette photo ne permet aucunement de distinguer la moindre signature. Malheureusement, si elle devait se trouver en bas à gauche du motif qui est resté à Saint-Marcellin, elle serait cachée par les casseroles placées sur la gazinière ! Seconde constatation, les images de 1954 laissaient supposer que le motif qui nous intéresse était un peu plus conséquent: sur la droite du cercle bleu, rouge et blanc se trouve une ligne noire, épaisse, donnant naissance à deux antennes verticales. Ce détail a disparu, le panneau de Saint-Marcellin ne présentant que le tout début de la ligne noire et épaisse, interrompue par un carreau de la couleur du fond. Enfin, troisième constatation, un examen attentif de cette photographie permet de découvrir deux zones de ce carrelage de céramique qui n’existaient pas en 1954. Elles se situent de part et d’autre de l’angle droit de la cuisine, globalement sous la hotte, là où se trouvent quelques bocaux, chaque zone étant sensiblement de 36 carreaux (six rangs de six). Ces ajouts ont-ils été créés spécialement pour Saint-Marcellin ?
Pour une ou plusieurs raisons qui nous restent inconnues, cette crédence en carreaux de céramique a été supprimée par les Gelas. Besoin de trésorerie ? Impératifs liés à l’installation d’une nouvelle cuisine plus fonctionnelle ? Toujours est-il que l’aluminium a pris la place de la céramique et que seul a été conservé, et déplacé, un motif, celui qui comporte la signature commune des créateurs.
Où est passé le reste de l’œuvre ? L’essentiel de sa partie droite, composé de cent quatorze carreaux, regroupant notamment les niches de différentes couleurs destinées à recevoir le savon, la brosse, l’éponge, …., monté dans un cadre de bois noir, a été exposé par la galerie Artrium Fritsch, de Paris, en 2021, à Bâle, dans le cadre d’une exposition consacrée au design, « Design Miami ». La notice en est, encore actuellement, lisible sur Internet (a): elle précise qu’il s’agit d’un œuvre de Véra Székely, Pierre Székely et André Borderie, non signée, pièce unique, élément central d’un décor mural.
Nous pouvons ainsi résumer l’évolution de cette crédence avec le schéma ci-après:
… en souhaitant que l’avenir permette de reconstituer l’histoire, et les aventures, de cette œuvre.
a) – https://www.designmiami.com/product/vera-szekely-pierre-szekely-andre-borderie-central-wall-decor-element
Reproduction, même partielle, interdite sans accord avec l’auteur.
Une copie .pdf de l’ensemble des articles consacrés au « Bateau Ivre de Saint-Marcellin » est disponible ici par téléchargement.
L’histoire, la belle aventure si l’on veut, de la maison du Bateau Ivre ne s’achève pas ainsi. Bien au contraire, elle rebondit et se poursuit dans le cadre de la construction de la piscine de Saint-Marcellin.
Cette piscine suscite encore beaucoup de nostalgie parmi les Saint-Marcellinois. Par exemple, le cabinet d’architecture « L’Autre Fabrique », dans son blog, en date du 30 mai 2015, raconte un peu son histoire dans un post nommé « La dame de Joud enfilait son bikini… ». Sans développer davantage, les « décorateurs » ci-après sont notés dans l’article : Pierre Székely, Vera Székely, André Borderie, ainsi que les auteurs des aménagements paysagers : Michel et Ingrid Bourne (1).
En fait, cet article d’Internet fait suite à un travail beaucoup plus élaboré, parfaitement renseigné, citant la totalité de ses sources, daté du 20 octobre 2014 et rédigé conjointement par « Lautrefabrique Architectes » et « Attrapa, études et recherche patrimoniale en architecture » (2). Compte tenu de l’extrême qualité de la partie historique diligentée par Attrapa,il semble inutile d’aller chercher ailleurs davantage de précisions.
Le projet d’édifier une piscine publique à Saint-Marcellin date de 1952. Le Conseil Municipal de la ville approuve l’avant-projet lors de sa séance du 11 décembre 1952. Ce n’est, cependant, que trois ans plus tard, le 7 décembre 1955, qu’un projet, dressé par l’ingénieur TPE M. Messonnier, est arrêté (3). Le préfet de l’Isère approuve ce projet par arrêté en date du 19 mars 1956. Il émet un certain nombre d’observations et de réserves portant sur le nombre de douches, l’accès au sous-sol, la largeur des plages autour du bassin et demande d’ajouter des échelles de remontée du coté du plongeoir. Mais, surtout, il émet une réserve importante concernant la « façade du bâtiment qui n’est pas très heureuse. La collaboration d’un architecte, que j’ai demandée par ma lettre du 5 octobre 1955, ne serait pas inutile ». La commune a pris en compte ces observations, mais seulement à partir de la réalisation du chantier. Le 19 mars, puis le 22 mars 1956, successivement, le Ministère de l’Education Nationale, de la Jeunesse et des sports, puis le préfet de l’Isère, approuvent le projet de construction, ce qui permet au maire, Ferdinand Brun, de lancer l’appel d’offres le 23 mars 1956.
Un an plus tard, le 30 mars 1957, un rapport avec bilan financier actualisé souligne une augmentation du coût des travaux de génie civil en la justifiant par les modifications apportées par un « décorateur » : agrandissement des baies, remplacement des parois en béton translucide par des hublots circulaires, élargissement des plages et aménagements paysagers.
Le 10 mai 1957, sur la base d’une facture émise par Pierre et Vera Székely, la Ville émet un bordereau de paiement pour la « pose et la finition de la composition murale ». Un devis de fourniture de « vitrages en verre monumental bleu » à destination de 48 hublots dont 8 sur châssis pivotant en acier, est fourni le 30 novembre 1957, tandis que Michel et Ingrid Bourne, architectes paysagistes SPAJ, présentent un plan d’aménagement paysager le 1er décembre 1957 ainsi que le devis afférent à ce plan le 30 décembre 1957, pour réalisation par l’entreprise « Jardins et Forêt » de Saint-Marcellin.
A la fin de cet historique des travaux de la piscine, le dossier commente : « L’appel d’offres est lancé en mars 1956. C’est approximativement à cette date qu’est achevée la construction de la maison le « Bateau Ivre » pour laquelle M. et Mme Gelas ont sollicité André Borderie, Pierre et Vera Székely pour la conception. On peut donc dater de l’époque de l’achèvement de la maison l’association au projet de la piscine des Székely et de Borderie, sous la dénomination de décorateurs.(…) L’historique des travaux montre clairement que le projet initial prend une envergure particulière au fur et à mesure de sa réalisation, d’une part par la participation de Pierre Székely dans la conception, qui aboutit à la mise en place du mur de céramique conçu et réalisé par Vera et Pierre Székely et André Borderie, et à la modification substantielle des façades, jusqu’à la mise à l’étude de l’aménagement paysager des abords de la piscine, par Ingrid et Michel Bourne en décembre 1957. (…) Il est clair que l’ambition de la commune sur ce site prend de l’ampleur au fur et à mesure de l’avancement des travaux.(…) Ce petit ensemble est le fruit d’une volonté collective d’amélioration, et finalement de la prise de conscience qu’il peut devenir plus qu’un simple équipement technique.(…) Il est le fruit d’un projet politique de bien vivre ensemble » (4).
Cette analyse indiscutable ne nous dit pas pourquoi et comment ce triumvirat de « décorateurs » s’est retrouvé associé au projet de la piscine. Or, un témoignage nous précise que Ferdinand Brun, maire de Saint-Marcellin, s’est directement adressé au couple Gelas afin que les Székely et Borderie soient invités à apporter leur contribution. La construction de la piscine, à laquelle ils participent par leur apport « décoratif », débute au moment même où s’achève la construction du Bateau Ivre.
Le mur de céramique situé dans l’entrée de la piscine est signé de Pierre et Vera Székely, ainsi que d’André Borderie. Sans entrer dans un débat faisant référence au travail respectif des artistes impliqués, il est cependant fortement probable que Vera Székely, céramiste de formation, a joué un rôle primordial dans la composition de cette œuvre (5). Pendant toute la durée de leur travail « communautaire », ces trois artistes ont signé collectivement leurs œuvres, selon une graphie très particulière. Ce n’est pas le cas du mur de céramique de la piscine de Saint-Marcellin, lequel comporte une inscription (voir ci-dessous) citant les trois auteurs. Quand a été achevé ce mur ? Nous savons seulement que les Székely seuls ont été rémunérés par la ville de Saint-Marcellin le 10 mai 1957. Or, deux mois auparavant, le 13 mars 1957, André-Charles Gervais, le créateur de la Galerie M.A.I., et Fred Gelas, actaient le principe du départ d’André Borderie de la communauté, ceci à l’issue d’une douloureuse soirée (5 bis). Une séparation qui explique peut-être cette signature « hors normes ».
Après la mise en service de la piscine, en 1957, les terrasses sont complétées d’un œuvre de Pierre Székely : « Ondes », sculpture en cuivre rouge de 3,60 m de haut. Cette sculpture a été volée entre le 19 septembre 2011 et le 28 novembre 2011, selon les termes d’une plainte faite le 28 novembre 2011 en gendarmerie de Saint-Marcellin par un policier municipal mandaté à cet effet (6).
Saint-Marcellin n’est pas seule à pouvoir s’honorer de posséder des œuvres architecturales et artistiques des Székely. Pierre Székely, inlassable créateur, a laissé une trace indélébile dans notre département, trace que seul un site spécialisé, malheureusement pas systématiquement à jour, peut suivre. Il s’agit du Catalogue raisonné des œuvres du sculpteur, établi par Pierre Karinthy, qu’il faut impérativement avoir consulté (7).
Citons les lieux suivants dans lesquels Pierre Székely a œuvré ; en 1962, Sciences Po à Grenoble et le Centre Familial Renouveau à Chamrousse ; en 1964, le baptistère de l’église Saint-Jean à Grenoble ; en 1965, Bachat Bouloud à Chamrousse ; en 1967, l’Univers Jeux du Village Olympique de Grenoble ; en 1968, le Centre Œcuménique de Chamrousse ; en 1971, plusieurs œuvres sur la Campus de Saint-Martin d’Hères (8), etc …, etc … En 1968, Pierre Székely et l’architecte Henri Mouette réalisent le village de Beg Meil, en Bretagne, puis en 1971-72, la « maison-plante » (9) à Sebourg (Nord) deux témoignages de ce que peut être une architecture aux formes biologiques. C’est dans tout cet itinéraire de la création contemporaine qu’il convient d’insérer la maison du Bateau Ivre et la Piscine de Saint-Marcellin.
Reste à dire un petit mot concernant l’avenir du groupe d’artistes dont il a été tant question dans cette « chronique ». André Borderie a rapidement fait sécession et a quitté les Székely en 1957 pour s’installer à Senlis et poursuivre son activité créatrice. En 2016, Monique Gelas apportera sa contribution à une monographie de son œuvre; « André Borderie, créateur de formes », aux Editions Jousse Entreprise. Pour sa part, Vera Szekely se sépare de Pierre en 1970. Depuis trop longtemps, sans doute, souffre-t-elle de ne pas pouvoir s’exprimer seule et libre (10).
Quant aux Gelas, Monique décède en 2018 (le 29 juin) et Fred le 11 mars 2021. Tous deux ont laissé une inestimable trace dans Saint-Marcellin. La Ville a acheté le Bateau Ivre et nombreuses sont les opportunités visant à faire vivre cette maison: espace d’exposition, accueil de séminaires architecture+design+arts plastiques, résidence d’artiste et/ou d’architecte, intégration dans un parcours architectural du XX° siècle comprenant la piscine et toutes les œuvres iséroises, d’autres encore…
2 – Définition d’un programme pour le site de l’ancienne piscine de Saint-Marcellin – Définition d’Orientations – Etudes historiques – Lautrefabrique Architectes et Attrapa – 20 octobre 2014
3 – Archives Municipales de Saint-Marcellin – 24 W 39 et Archives Départementales Isère – 5999 W 416/15 et 7560 W 7
5 – Daniel Léger – Vera Székely-Traces – Ed. Bernard Chauveau 2016 (op. déjà cité)
5 bis – Lettre d’André-Charles Gervais à Fred Gelas, datée du 13 mars 1957.
6 – Attestation de déclaration de dépôt de plainte code 02754, PV 02016 en date du 28 novembre 2011-Gendarmerie Nationale, Compagnie de Saint-Marcellin
Pierre Székely a souvent pris la peine d’expliquer la réflexion qui l’a conduit à proposer ce type de maison au couple Gelas. Un dessin dont il était l’auteur était exposé dans la maison, de même qu’il est gravé sur une pierre située dans l’entrée du Bateau Ivre. Il en existe une version conservée au Fonds Régional d’Art Contemporain (FRAC) de la Région Centre, version datée de 1952, ce qui tend à prouver que la conception de la maison occupe déjà l’esprit de Pierre Székely avant même qu’il rencontre Monique et Fred Gelas. Il leur propose cette conception théorique et avec l’ensemble de celles et ceux qui ont été cités dans notre précédent chapitre, ils « bâtissent » une maison.
Dès l’abord, nous devons relativiser deux explications qui sont fréquemment émises à propos de cette maison. En premier, une référence à Le Corbusier. Elle est abusive en ce sens que les villas et maisons d’habitation conçues par Le Corbusier sont élaborées à partir du Modulor, une unité de mesure à l’échelle humaine définie entre 1940 et 1945. A priori, il n’est jamais fait référence à cette unité dans les données d’élaboration du Bateau Ivre.
La seconde référence s’appuie sur un commentaire de Pierre Székely lui-même, parlant d’une construction sur le modèle de la coquille d’escargot. Le but recherché par le créateur est de construire une habitation toute en courbes dont un seul mur, un mur unique, délimiterait les zones diurne et nocturne. Il ne nous est pas loisible de retenir cette conception comme étant achevée, puisque Pierre Székely en a reconnu l’impossibilité. Ecoutons-le. « Premier stade : le jardin et la maison s’interpénètrent, le centre vital de cette dernière étant déjà marqué. Deuxième stade : la vie paisible et nocturne se trouve scindée de la vie diurne et souvent collective. Le centre vital se confirme. Troisième stade : le plan proprement dit apparaît comme par enchantement, les chambres, cellules privées,s’orientent vers le levant, l’espace diurne s’ouvre vers le zénith, la pénétration se fait entre les deux courbes. Quatrième stade : le centre vital devenu cheminée monumentale puissante, perce verticalement la maison, les deux devenus le foyer de la famille, avec l’espace autonome des enfants. Je voulais traiter les maçonneries courbes, sans angles, en souplesse, avec des fenêtres arrondies, comme une masse modelée, d’une blancheur immaculée. Mon souhait de limiter l’espace intérieur de l’habitat par une paroi continue et sans rupture n’a pas pu encore être satisfait. Je me rendais compte que les escargots précéderaient les humains de quelques millions d’années par leur art de bâtir. Il était temps de les rattraper ».
Ce dessin fondateur, gravé à l’entrée de la maison, a été repris par Fred et Monique Gelas afin d’éditer un « timbre-à-moi » sur lequel manque, et c’est dommage, la mention du nom de l’auteur du dessin.
En fait, le Bateau Ivre est une maison en avance de quelques dix à vingt ans. Entre les années 60 et 70 sont nées les conceptions d’objets, de véhicules ou de maisons, dites « organiques » ou de « bio-design », c’est à dire adoptant des formes douces et arrondies, en fusion (réelle ou simulée) avec les formes de la nature. Le Bateau Ivre de Saint-Marcellin, conçu entre 1952 et 1956, fait déjà partie de ce courant : simplicité dans la construction, formes douces, dialogue entre la nature et la maison, le jardin pénètre dans le hall et le séjour est ouvert sur le jardin .
Dès l’abord, la maison se présente avec peu d’ouvertures sur ses façades ouest et nord, des ouvertures aux angles arrondis perçant des murs blancs. Le toit, légèrement en pente, est cerclé d’un bandeau d’aluminium.
La « visite » qui suit est illustrée par des photographies ayant trois origines différentes:
des photos publiées en février 1957 dans la revue « Arts Ménagers » (1), notées A, alors que la maison n’est occupée que depuis quelques semaines.
des photos filigranées de la maison datées de janvier 2021, lors de la mise en vente de celle-ci (publication sur le site marchand de l’agent immobilier) (2), notées B.
enfin des photos de septembre 2021, après l’achat du Bateau Ivre par la Ville de Saint-Marcellin, alors que la maison est vide, notées C.
Pour bien comprendre, voir le plan publié dans le chapitre trois.
L’allée d’accès, pavée de lauzes, pénètre dans l’entrée éclairée par des oculus au plafond. Sur la gauche, en alignement, la chambre des parents et celles des enfants, séparées par des salles de bain. Les deux chambres d’extrémité ont des murs arrondis et les chambres intermédiaires, ainsi que les salles de bain, demeurent parallélépipédiques par pure obligation. Les chambres sont équipées d’un meuble occupant la totalité du mur orienté à l’est, meuble comportant des étagères, des placards et une découpe donnant accès à la fenêtre dont les volets sont intérieurs. Notons qu’aucune penderie n’est prévue ! Le couloir d’entrée conduit à un espace dit de jeux pour les enfants, lequel deviendra un bureau lorsqu’ils auront grandi. Cet espace ouvre, par une grande verrière côté sud, sur le jardin.
En tournant sur la droite, nous accédons à la partie diurne de la maison, divisée en deux unités. A droite, l’utilitaire avec la cuisine, la buanderie, les sanitaires, une chambre dite de bonne et une chambre d’amis. Cette dernière bénéficie d’une porte donnant sur l’extérieur afin de la rendre indépendante.
A gauche, une grande salle unique dite de séjour, de 40 m² de surface, rapprochant une partie « salle à manger » avec une immense baie vitrée donnant plein sud sur le jardin et une partie « salon » caractérisée par une cheminée de grande dimension recouverte de galets provenant de la Galaure et une bibliothèque fixée au mur avec deux abattants pouvant servir d’écritoires. Le mur de cette pièce, à l’est, est entièrement occupé par une céramique de Vera Szekely, d’une superficie de 19 m², d’un décor abstrait, coloré, fascinant, qui se poursuit à l’extérieur, en bordure de la terrasse (une terrasse de très faible largeur). Le mur du salon est percé de cylindres colorés laissant pénétrer la lumière.
Louis Babinet, Pierre Székely, André Borderie, Vera Székely, Michel Bourne et compagnie
Sur la maison du Bateau Ivre, le Ministère de la culture a fait déposer une plaque rappelant que cette construction a été reconnue comme Patrimoine du XX° siècle en 2003, puis classée Monument Historique le 14 septembre 2007, et citant les « auteurs » ci-après : L. Babinet, architecte ; P. Székely, sculpteur ; A. Borderie, peintre ; V. Székely, céramiste et M. Bourne, architecte paysagiste. Mais qui sont-ils tous ?
Louis Babinet, signataire du dossier de demande de permis de construire, est celui de tous qui a laissé le moins de traces de son passage, aucun élément sur Internet ne permettant de le retrouver, à l’exception d’une agence d’architecture à Paris, sans salariés, et qui a fermé le 30 juin 1994 (1).
Peter (dit Pierre) Székely, né à Budapest (Hongrie) le 11 juin 1923, s’initie à la taille de la pierre en 1944, en camp de travail. Dès fin 1946, il est à Paris, et s’installera à Bures-sur-Yvette en septembre 1947 avec son Vera qu’il a épousé le 10 juin 1945, à Budapest. Tous deux s’installeront à Marcoussis en 1955. Sa créativité est considérable. Il réalise des objets en bois, métal, pierre, céramique. De plus, il collabore avec divers architectes afin de réaliser des constructions ou aménagements originaux. C’est à ce titre qu’il signe le Bateau Ivre avec Louis Babinet. Pierre Székely est distingué à de multiples reprises : en 1978, docteur Honoris causa de l’Académie Royale des Beaux-Arts de La Haye ; en 1990, Ordre National du Mérite et en 1993, Chevalier de la Légion d’Honneur. Il décède le 3 avril 2001 (2).
André Borderie naît en Gironde le 20 décembre 1923. Sa profession d’inspecteur adjoint des télécommunications le conduit à Vienne (Autriche) en 1946, où il rencontre Pierre Székely et son épouse Vera. En compagnie de Maria Gautier, qu’il épousera, tous quatre s’installeront à Bures-sur-Yvette, puis à Marcoussis. Jusqu’en 1957, André Borderie et les Székely signeront leurs travaux d’une seule et même signature ; peintures, céramiques, meubles … Artiste polymorphe, il exerce également dans la tapisserie puis, à partir de 1970, dans des œuvres monumentales. André Borderie décède le 10 octobre 1998 (3).
Veronika Harsanyi, (Vera Szekely), née le 12 octobre 1919 à Piestany (Hongrie), décide très tôt d’être graphiste. Cependant, elle participe aux JO de Berlin en 1936 en tant que membre de l’équipe nationale hongroise de natation. En 1946, après un séjour à Vienne, en compagnie de Pierre Székely, qu’elle a épousé en 1945, et André Borderie, elle gagne Paris, Bures-sur-Yvette puis Marcoussis. Après la céramique et la sculpture, elle travaille la mosaïque, la tapisserie, le vitrail, puis de grandes voiles. Le couple Székely a deux enfants, Maria et Martin. Ce dernier, dont la marraine est Monique Gelas, est actuellement un designer-graphiste mondialement reconnu. Vera Székely décède le 24 décembre 1994 (4).
Michel Bourne est un architecte-paysagiste qui a longtemps exercé et vécu à Saint-Marcellin. Sa famille est rattachée aux pépinières Guillot et Bourne dont le siège social se trouve à Jarcieu (Isère). Il est né le 16 février 1932. Il a épousé Ingrid Cloppenburg, allemande d’origine hollandaise, née en 1933, dotée d’une solide formation de paysagiste (5). Et c’est ensemble qu’ils ouvrent un Atelier de Paysage à Saint-Marcellin, « Jardins et Forêts », à partir de 1957. Michel Bourne est le concepteur du jardin de la maison du Bateau Ivre (en 1955-56) et il est probable qu’Ingrid Bourne y a participé.
A ce quintette, il nous semble possible d’ajouter d’autres noms qui font que la maison du Bateau Ivre constitue un « tout », un ensemble remarquable.
Marcel Gascoin est l’un de ces noms. En mai 2014, le site « Art Utile »(6) présente un ouvrage intitulé « Utopie domestique : Intérieurs de la reconstruction 1945-1955 ». Et nous apprend que l’architecte d’intérieur de la maison du Bateau Ivre est Marcel Gascoin. Né le 24 août 1907 et décédé le 27 octobre 1986, il est menuisier-ébéniste de formation et le concepteur d’un mobilier rationnel, économique et de série usant de dispositifs astucieux afin de gagner de la place : étagères superposées, abattants, éléments pliants, coulissants ou escamotables, le tout directement accroché au mur … De façon un peu ironique, son travail a été surnommé « murs Gascoin ». Il n’en reste pas moins que ses concepts perdurent aujourd’hui dans l’esprit d’Ikea et d’autres concurrents. Marcel Gascoin a animé deux entreprises successives, la COMERA (Compagnie des Meubles Rationnels) fondée en 1945, puis l’ARHEC (Aménagement Rationnel de l’Habitation et des Collectivités) (7).
Mais qui a construit les meubles, ou certains meubles ? L’un des anciens choristes d’A Cœur Joie, très lié avec Fred Gelas, nous cite « Les Compagnons du Rabot ». Cette entreprise, située à Orsay, créée en janvier 1957, existe toujours aujourd’hui. Elle a été fondée par Dominique Bonvicini. C’est à voir …
Jean Prouvé. Né le 8 avril 1901, il ouvre un atelier de ferronnerie d’art en 1924. Laquelle ferronnerie se transformera progressivement en atelier de conception de mobilier au contact de grands noms comme Le Corbusier ou Charlotte Perriand. Enfin, il s’orientera vers l’architecture en proposant des structures porteuses en acier, des murs-rideau, des escaliers, portes ou sanitaires préfabriqués … La guerre le voit s’engager dans la Résistance. A l’issue de la guerre, son activité reprend avec le projet d’une « maison pour l’Abbé Pierre » qui peut être montée en sept heures, mais qui n’obtiendra pas d’agrément et restera un prototype. Le toit de la maison du Bateau Ivre est constitué de bacs Prouvé en aluminium; il y a sans doute là l’une des explications à la construction rapide de la maison. Jean Prouvé décède le 23 mars 1984 (8).
Agnès Varda. Elle est passée à Saint-Marcellin. Agnès Varda participe, en 1954-55, aux travaux de l’aménagement intérieur de l’église Saint-Nicolas de Fossé (Ardennes) en tant que photographe. Ces travaux sont menés par Pierre et Vera Székely et André Borderie, du groupe artistique « Espace ». Une partie de leurs travaux, notamment le chemin de croix de cette église, est détruite par des paroissiens furieux du travail des créateurs, ceci sur injonction de Rome et de l’archevêque de Reims (9-10). Agnès Varda, qui pratique la photographie d’architecture et d’urbanisme, connaît bien cette communauté d’artistes et la concomitance des chantiers de Fossé et du Bateau Ivre lui a donné l’occasion de passer à Saint-Marcellin. Nous disposons de quelques photographies adressées au couple Gelas avec un courrier d’accompagnement.
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