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Chronique du Bateau Ivre, de Saint-Marcellin. Chapitre quatre

Louis Babinet, Pierre Székely, André Borderie, Vera Székely, Michel Bourne et compagnie

Sur la maison du Bateau Ivre, le Ministère de la culture a fait déposer une plaque rappelant que cette construction a été reconnue comme Patrimoine du XX° siècle en 2003, puis classée Monument Historique le 14 septembre 2007, et citant les « auteurs » ci-après : L. Babinet, architecte ; P. Székely, sculpteur ; A. Borderie, peintre ; V. Székely, céramiste et M. Bourne, architecte paysagiste. Mais qui sont-ils tous ?

Louis Babinet, signataire du dossier de demande de permis de construire, est celui de tous qui a laissé le moins de traces de son passage, aucun élément sur Internet ne permettant de le retrouver, à l’exception d’une agence d’architecture à Paris, sans salariés, et qui a fermé le 30 juin 1994 (1).

Peter (dit Pierre) Székely, né à Budapest (Hongrie) le 11 juin 1923, s’initie à la taille de la pierre en 1944, en camp de travail. Dès fin 1946, il est à Paris, et s’installera à Bures-sur-Yvette en septembre 1947 avec son Vera qu’il a épousé le 10 juin 1945, à Budapest. Tous deux s’installeront à Marcoussis en 1955. Sa créativité est considérable. Il réalise des objets en bois, métal, pierre, céramique. De plus, il collabore avec divers architectes afin de réaliser des constructions ou aménagements originaux. C’est à ce titre qu’il signe le Bateau Ivre avec Louis Babinet. Pierre Székely est distingué à de multiples reprises : en 1978, docteur Honoris causa de l’Académie Royale des Beaux-Arts de La Haye ; en 1990, Ordre National du Mérite et en 1993, Chevalier de la Légion d’Honneur. Il décède le 3 avril 2001 (2).

Fred Gelas accoudé sur une sculpture de Pierre Székely (DR)

André Borderie naît en Gironde le 20 décembre 1923. Sa profession d’inspecteur adjoint des télécommunications le conduit à Vienne (Autriche) en 1946, où il rencontre Pierre Székely et son épouse Vera. En compagnie de Maria Gautier, qu’il épousera, tous quatre s’installeront à Bures-sur-Yvette, puis à Marcoussis. Jusqu’en 1957, André Borderie et les Székely signeront leurs travaux d’une seule et même signature ; peintures, céramiques, meubles … Artiste polymorphe, il exerce également dans la tapisserie puis, à partir de 1970, dans des œuvres monumentales. André Borderie décède le 10 octobre 1998 (3).

André Borderie – Droits réservés

Veronika Harsanyi, (Vera Szekely), née le 12 octobre 1919 à Piestany (Hongrie), décide très tôt d’être graphiste. Cependant, elle participe aux JO de Berlin en 1936 en tant que membre de l’équipe nationale hongroise de natation. En 1946, après un séjour à Vienne, en compagnie de Pierre Székely, qu’elle a épousé en 1945, et André Borderie, elle gagne Paris, Bures-sur-Yvette puis Marcoussis. Après la céramique et la sculpture, elle travaille la mosaïque, la tapisserie, le vitrail, puis de grandes voiles. Le couple Székely a deux enfants, Maria et Martin. Ce dernier, dont la marraine est Monique Gelas, est actuellement un designer-graphiste mondialement reconnu. Vera Székely décède le 24 décembre 1994 (4).

Pierre et Vera Székely – Droits réservés

Michel Bourne est un architecte-paysagiste qui a longtemps exercé et vécu à Saint-Marcellin. Sa famille est rattachée aux pépinières Guillot et Bourne dont le siège social se trouve à Jarcieu (Isère). Il est né le 16 février 1932. Il a épousé Ingrid Cloppenburg, allemande d’origine hollandaise, née en 1933, dotée d’une solide formation de paysagiste (5). Et c’est ensemble qu’ils ouvrent un Atelier de Paysage à Saint-Marcellin, « Jardins et Forêts », à partir de 1957. Michel Bourne est le concepteur du jardin de la maison du Bateau Ivre (en 1955-56) et il est probable qu’Ingrid Bourne y a participé.

A ce quintette, il nous semble possible d’ajouter d’autres noms qui font que la maison du Bateau Ivre constitue un « tout », un ensemble remarquable.

Marcel Gascoin est l’un de ces noms. En mai 2014, le site « Art Utile »(6) présente un ouvrage intitulé « Utopie domestique : Intérieurs de la reconstruction 1945-1955 ». Et nous apprend que l’architecte d’intérieur de la maison du Bateau Ivre est Marcel Gascoin. Né le 24 août 1907 et décédé le 27 octobre 1986, il est menuisier-ébéniste de formation et le concepteur d’un mobilier rationnel, économique et de série usant de dispositifs astucieux afin de gagner de la place : étagères superposées, abattants, éléments pliants, coulissants ou escamotables, le tout directement accroché au mur … De façon un peu ironique, son travail a été surnommé « murs Gascoin ». Il n’en reste pas moins que ses concepts perdurent aujourd’hui dans l’esprit d’Ikea et d’autres concurrents. Marcel Gascoin a animé deux entreprises successives, la COMERA (Compagnie des Meubles Rationnels) fondée en 1945, puis l’ARHEC (Aménagement Rationnel de l’Habitation et des Collectivités) (7).

Mais qui a construit les meubles, ou certains meubles ? L’un des anciens choristes d’A Cœur Joie, très lié avec Fred Gelas, nous cite « Les Compagnons du Rabot ». Cette entreprise, située à Orsay, créée en janvier 1957, existe toujours aujourd’hui. Elle a été fondée par Dominique Bonvicini. C’est à voir …

Jean Prouvé. Né le 8 avril 1901, il ouvre un atelier de ferronnerie d’art en 1924. Laquelle ferronnerie se transformera progressivement en atelier de conception de mobilier au contact de grands noms comme Le Corbusier ou Charlotte Perriand. Enfin, il s’orientera vers l’architecture en proposant des structures porteuses en acier, des murs-rideau, des escaliers, portes ou sanitaires préfabriqués … La guerre le voit s’engager dans la Résistance. A l’issue de la guerre, son activité reprend avec le projet d’une « maison pour l’Abbé Pierre » qui peut être montée en sept heures, mais qui n’obtiendra pas d’agrément et restera un prototype. Le toit de la maison du Bateau Ivre est constitué de bacs Prouvé en aluminium; il y a sans doute là l’une des explications à la construction rapide de la maison. Jean Prouvé décède le 23 mars 1984 (8).

Jean Prouvé – Station-service vers 1953 – Droits réservés

Agnès Varda. Elle est passée à Saint-Marcellin. Agnès Varda participe, en 1954-55, aux travaux de l’aménagement intérieur de l’église Saint-Nicolas de Fossé (Ardennes) en tant que photographe. Ces travaux sont menés par Pierre et Vera Székely et André Borderie, du groupe artistique « Espace ». Une partie de leurs travaux, notamment le chemin de croix de cette église, est détruite par des paroissiens furieux du travail des créateurs, ceci sur injonction de Rome et de l’archevêque de Reims (9-10). Agnès Varda, qui pratique la photographie d’architecture et d’urbanisme, connaît bien cette communauté d’artistes et la concomitance des chantiers de Fossé et du Bateau Ivre lui a donné l’occasion de passer à Saint-Marcellin. Nous disposons de quelques photographies adressées au couple Gelas avec un courrier d’accompagnement.

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Chronique du Bateau Ivre, de Saint-Marcellin. Chapitre trois

La naissance du Bateau Ivre

Au cours de la première moitié des années 50, les Gelas envisagent de quitter la maison qu’ils habitent Avenue du Vercors (devenue récemment rue des Charbonnières) et, pour cela, acquièrent un terrain situé au nord de Saint-Marcellin, sur la route conduisant à Saint-Vérand et, au-delà, à Lyon par le Col de Toutes-Aures. Le quartier est pratiquement vide de construction. Le terrain choisi n’est pas du meilleur aloi, puisqu’il est en zone inondable, ce qui, à l’époque, ne devait pas être un argument majeur s’opposant à la construction. Aujourd’hui, ce quartier regroupe de nombreuses villas, ainsi que les établissements scolaires du secondaire, lycée et collège. L’avenue qui le parcourt se nomme avenue de la Saulaie.

La suite est racontée par Daniel Léger dans son précieux ouvrage « Vera Székely-Traces », publié en 2016 aux Editions Bernard Chauveau (1). Nous reprenons le mot-à-mot de l’auteur qui dit répéter ce que Monique et Fred Gelas lui ont conté. Nous confronterons ce récit à la réalité de certains documents, notamment des permis de construire et nous tenterons d’harmoniser les deux histoires.

« Je débute par l’historique du Bateau Ivre conté par les époux Gelas, Monique et Fred. Alfred consacre ses loisirs à sa chorale « A Cœur Joie » à Saint-Marcellin ; il en est le chef de chœur. Le premier rassemblement du mouvement « A Cœur Joie » se déroule en 1950 à Chamarande sous le nom de « Cham50 ». Devant son succès, les organisateurs cherchent un lieu permettant de rassembler tous les trois ans un nombre conséquent de choristes venus du monde entier. Ce sera à Vaison-la-Romaine dans le Vaucluse, en 1953, que naissent les Choralies. Et c’est précisément par cette naissance que va poindre le Bateau Ivre.

« Dès cette première édition, le fondateur-musicien César Geoffray, ayant vécu dix ans au sein de la communauté rurale et idéaliste « Moly-Sabata » d’Albert Gleizes et Anne Dangar, souhaite la présence de différents ateliers artistiques, et contrairement à de nos jours, non uniquement axés sur la musique. Il en est même sur la géographie, la nature, la langue d’Oc ; la liste est longue de quarante ateliers dirigés par quarante intervenants. Fred Gelas dirige le sien, « Politique du chant choral », pendant que son épouse, Monique, baby boom oblige, crée de toutes pièces une garderie petite enfance salutaire pour les participants, en majorité jeunes parents…

« Il est un atelier isolé sur un quai désaffecté de la gare que Monique suit assidûment. Sous le vocable de « Forme », André Borderie y expose les principes d’une architecture nouvelle.(…) Subjuguée par ses théories avancées, Monique lui propose d’aller examiner un terrain, alors en pleine campagne, à Saint-Marcellin, sur lequel son mari et elle souhaitent faire construire leur maison, sans avoir trouvé aucun projet les satisfaisant. Inutile de préciser que leurs aspirations allaient sans hésitation vers la modernité, à l’époque baptisée « étrangeté » par beaucoup. André Borderie ayant vu le terrain en question, les époux Gelas se rendent à Bures-sur-Yvette où Pierre et Vera Székely les reçoivent ».

Avant de découvrir qui sont André Borderie, Vera et Pierre Székely, jetons un regard sur la naissance d’« une » maison pour les Gelas.

Le 22 janvier 1954 (soit postérieurement aux premières Choralies de Vaison-la-Romaine), Alfred Gelas dépose une demande de permis de construire auprès de la Ville de Saint-Marcellin, portant sur une maison dont les plans dessinés par Jean-Marc Grange, architecte à Tassin-la-Demi-Lune (Rhône), sont datés du 19 janvier 1954. Il s’agit d’une maison d’allure hyper-classique, constituée d’un rez-de-chaussée surélevé (trois-cinq marches) sans doute en raison du risque d’inondation et d’un étage couvert d’un toit à double pente. La base de la maison est un rectangle de 11,40 m X 9,50 m (2).


Plan de situation du 1er projet de construction d’une maison d’habitation – Janvier 1954 Archives Municipales Saint-Marcellin – Droits réservés
Dessins des façades du 1er projet de 1954 – Archives Municipales de Saint-Marcellin – Droits réservés

Un second permis de construire, relatif au projet proposé par André Borderie, Vera et Pierre Székely, signé par Louis Babinet, architecte, est déposé le 23 mars 1955, soit près de deux ans après la première rencontre entre Monique Gelas et André Borderie. De nature totalement différente du précédent, il est accordé par la Ville de Saint-Marcellin le 29 avril 1955, sous le N° 13342 (2). Le chantier est déclaré ouvert le 24 mai 1955 et achevé le 16 août 1955. Le certificat de conformité n’est délivré que le 11 décembre 1956. Sauf à considérer qu’entre le premier permis de construire et le second permis de construire, le chantier ait déjà été ouvert, nous pouvons noter d’une part l’extrême célérité de la construction (moins de trois mois!), et d’autre part le long délai imparti avant que soit délivrée l’attestation de conformité (plus d’un an!) (2). La maison du Bateau Ivre est née.

Façade sud du second projet, celui du Bateau Ivre – Archives Municipales de Saint-Marcellin – Droits réservés
Plan de la maison du Bateau Ivre – Droits réservés

Pour l’anecdote, le couple Gelas a fait, plus de dix ans plus tard, une autre demande de permis de construire pour une extension située sur le toit de la maison, afin d’en faire un bureau. Le dossier, instruit par l’architecte Henri Mouette, associé aux Székely, déposé le 6 mai 1967, a reçu un avis favorable du maire le 9 mai 1967. Il a été transmis à l’architecte des Bâtiments de France, par la DDE, le 5 juillet 1967, et a reçu un avis défavorable le 7 juillet 1967 « considérant que les travaux envisagés sont de nature à porter atteinte au caractère des lieux avoisinants ». En conséquence, la DDE refuse le permis de construire le 26 juillet 1967, et le maire, Paul Picard, rejette la demande de permis de construire le 1er août 1967 (3). Il est permis de s’interroger sur « l’atteinte au caractère des lieux avoisinants », surtout de la part d’un architecte des Bâtiments de France.

Projet d’extension sur le toit (refusé) – Mai 1967 – Archives Municipales de Saint-Marcellin – Droits réservés

  • 1 – Daniel Léger – Vera Székely-Traces – Ed. Bernard Chauveau 2016
  • 2 – Archives Municipales de Saint-Marcellin – Permis de construire – 41W472
  • 3 – Archives Municipales de Saint-Marcellin – Permis de construire – 41W472

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