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Chronique du Bateau Ivre, de Saint-Marcellin. Chapitre trois

La naissance du Bateau Ivre

Au cours de la première moitié des années 50, les Gelas envisagent de quitter la maison qu’ils habitent Avenue du Vercors (devenue récemment rue des Charbonnières) et, pour cela, acquièrent un terrain situé au nord de Saint-Marcellin, sur la route conduisant à Saint-Vérand et, au-delà, à Lyon par le Col de Toutes-Aures. Le quartier est pratiquement vide de construction. Le terrain choisi n’est pas du meilleur aloi, puisqu’il est en zone inondable, ce qui, à l’époque, ne devait pas être un argument majeur s’opposant à la construction. Aujourd’hui, ce quartier regroupe de nombreuses villas, ainsi que les établissements scolaires du secondaire, lycée et collège. L’avenue qui le parcourt se nomme avenue de la Saulaie.

La suite est racontée par Daniel Léger dans son précieux ouvrage « Vera Székely-Traces », publié en 2016 aux Editions Bernard Chauveau (1). Nous reprenons le mot-à-mot de l’auteur qui dit répéter ce que Monique et Fred Gelas lui ont conté. Nous confronterons ce récit à la réalité de certains documents, notamment des permis de construire et nous tenterons d’harmoniser les deux histoires.

« Je débute par l’historique du Bateau Ivre conté par les époux Gelas, Monique et Fred. Alfred consacre ses loisirs à sa chorale « A Cœur Joie » à Saint-Marcellin ; il en est le chef de chœur. Le premier rassemblement du mouvement « A Cœur Joie » se déroule en 1950 à Chamarande sous le nom de « Cham50 ». Devant son succès, les organisateurs cherchent un lieu permettant de rassembler tous les trois ans un nombre conséquent de choristes venus du monde entier. Ce sera à Vaison-la-Romaine dans le Vaucluse, en 1953, que naissent les Choralies. Et c’est précisément par cette naissance que va poindre le Bateau Ivre.

« Dès cette première édition, le fondateur-musicien César Geoffray, ayant vécu dix ans au sein de la communauté rurale et idéaliste « Moly-Sabata » d’Albert Gleizes et Anne Dangar, souhaite la présence de différents ateliers artistiques, et contrairement à de nos jours, non uniquement axés sur la musique. Il en est même sur la géographie, la nature, la langue d’Oc ; la liste est longue de quarante ateliers dirigés par quarante intervenants. Fred Gelas dirige le sien, « Politique du chant choral », pendant que son épouse, Monique, baby boom oblige, crée de toutes pièces une garderie petite enfance salutaire pour les participants, en majorité jeunes parents…

« Il est un atelier isolé sur un quai désaffecté de la gare que Monique suit assidûment. Sous le vocable de « Forme », André Borderie y expose les principes d’une architecture nouvelle.(…) Subjuguée par ses théories avancées, Monique lui propose d’aller examiner un terrain, alors en pleine campagne, à Saint-Marcellin, sur lequel son mari et elle souhaitent faire construire leur maison, sans avoir trouvé aucun projet les satisfaisant. Inutile de préciser que leurs aspirations allaient sans hésitation vers la modernité, à l’époque baptisée « étrangeté » par beaucoup. André Borderie ayant vu le terrain en question, les époux Gelas se rendent à Bures-sur-Yvette où Pierre et Vera Székely les reçoivent ».

Avant de découvrir qui sont André Borderie, Vera et Pierre Székely, jetons un regard sur la naissance d’« une » maison pour les Gelas.

Le 22 janvier 1954 (soit postérieurement aux premières Choralies de Vaison-la-Romaine), Alfred Gelas dépose une demande de permis de construire auprès de la Ville de Saint-Marcellin, portant sur une maison dont les plans dessinés par Jean-Marc Grange, architecte à Tassin-la-Demi-Lune (Rhône), sont datés du 19 janvier 1954. Il s’agit d’une maison d’allure hyper-classique, constituée d’un rez-de-chaussée surélevé (trois-cinq marches) sans doute en raison du risque d’inondation et d’un étage couvert d’un toit à double pente. La base de la maison est un rectangle de 11,40 m X 9,50 m (2).


Plan de situation du 1er projet de construction d’une maison d’habitation – Janvier 1954 Archives Municipales Saint-Marcellin – Droits réservés
Dessins des façades du 1er projet de 1954 – Archives Municipales de Saint-Marcellin – Droits réservés

Un second permis de construire, relatif au projet proposé par André Borderie, Vera et Pierre Székely, signé par Louis Babinet, architecte, est déposé le 23 mars 1955, soit près de deux ans après la première rencontre entre Monique Gelas et André Borderie. De nature totalement différente du précédent, il est accordé par la Ville de Saint-Marcellin le 29 avril 1955, sous le N° 13342 (2). Le chantier est déclaré ouvert le 24 mai 1955 et achevé le 16 août 1955. Le certificat de conformité n’est délivré que le 11 décembre 1956. Sauf à considérer qu’entre le premier permis de construire et le second permis de construire, le chantier ait déjà été ouvert, nous pouvons noter d’une part l’extrême célérité de la construction (moins de trois mois!), et d’autre part le long délai imparti avant que soit délivrée l’attestation de conformité (plus d’un an!) (2). La maison du Bateau Ivre est née.

Façade sud du second projet, celui du Bateau Ivre – Archives Municipales de Saint-Marcellin – Droits réservés
Plan de la maison du Bateau Ivre – Droits réservés

Pour l’anecdote, le couple Gelas a fait, plus de dix ans plus tard, une autre demande de permis de construire pour une extension située sur le toit de la maison, afin d’en faire un bureau. Le dossier, instruit par l’architecte Henri Mouette, associé aux Székely, déposé le 6 mai 1967, a reçu un avis favorable du maire le 9 mai 1967. Il a été transmis à l’architecte des Bâtiments de France, par la DDE, le 5 juillet 1967, et a reçu un avis défavorable le 7 juillet 1967 « considérant que les travaux envisagés sont de nature à porter atteinte au caractère des lieux avoisinants ». En conséquence, la DDE refuse le permis de construire le 26 juillet 1967, et le maire, Paul Picard, rejette la demande de permis de construire le 1er août 1967 (3). Il est permis de s’interroger sur « l’atteinte au caractère des lieux avoisinants », surtout de la part d’un architecte des Bâtiments de France.

Projet d’extension sur le toit (refusé) – Mai 1967 – Archives Municipales de Saint-Marcellin – Droits réservés

  • 1 – Daniel Léger – Vera Székely-Traces – Ed. Bernard Chauveau 2016
  • 2 – Archives Municipales de Saint-Marcellin – Permis de construire – 41W472
  • 3 – Archives Municipales de Saint-Marcellin – Permis de construire – 41W472

Toute reproduction, même partielle, de cet article est soumise à l’accord préalable de l’auteur

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Chronique du Bateau Ivre, de Saint-Marcellin. Chapitre un

Albert Gleizes, César Geoffray, Reine Bruppacher, …

Albert GLEIZES naît le 8 décembre 1881 à Paris. Il est peintre, philosophe et surtout l’un des fondateurs du cubisme, après Braque et Picasso, dont il rédige en 1912 le premier traité et en devient le théoricien avec Jean Metzinger. Ses amis peintres sont Fernand Léger, Jacques Villon, Robert Delaunay … (1)

Albert Gleizes,vers 1920 -Photo Pierre Choumoff -Droits réservés

En 1927, Albert Gleizes recherche un atelier près de Serrières (Ardèche) et arrête son choix sur une grande maison sise de l’autre coté du Rhône, à Sablons (Isère), un ancien couvent qu’il loue puis achète en 1938 et qui porte le nom de Moly-Sabata (2). Il décide d’en faire un centre artistique, une sorte de communauté un peu spartiate dans laquelle sont accueillis en résidence non seulement des peintres, mais aussi des poètes, des écrivains, des potiers, des sculpteurs, des danseurs et des musiciens.

Moly-Sabata – Fondation Albert Gleizes – Droits réservés

La vie de ces artistes s’appuie sur une démarche, définie par Albert Gleizes, visant à rechercher la simplicité dépouillée, la recherche de la perfection la plus simple, celle de l’art populaire, celui qui est issu des mains des paysans et artisans. Il s’agit de confondre progressivement l’art, la vie et la foi en Dieu.

Albert Gleizes décède le 23 juin 1953, mais cette communauté artistique existe encore de nos jours, sous le patronage du Ministère de la Culture, et se nomme Fondation Albert Gleizes (3). Elle est la plus ancienne résidence d’artistes de France.

Parmi les artistes en résidence à Moly-Sabata, il en est un qui nous concerne plus particulièrement puisqu’il nous introduit dans le processus de création du Bateau Ivre. Il s’agit de César GEOFFRAY(4).

César Geoffray est né le 20 février 1901 à Lyon. Après une enfance au Maroc, il entre à 13 ans au Conservatoire de Lyon et obtient à 21-22 ans les premiers prix d’harmonie et de contrepoint.En 1924, il épouse Marie Prudhon, 1er prix de piano du même Conservatoire. Au fil des années, Marie deviens Mido et, jusqu’en 1930, ils se produisent en concert piano-violon.

C’est en 1927 que César Geoffray rencontre Albert Gleizes. Celui-ci invite l’année suivante le couple César et Mido à le rejoindre dans « la maison que je viens d’ouvrir pour les artistes comme vous … les villages ne chantent plus, c’est vous qu’on attend pour animer musicalement la région ». C’est ainsi que les Geoffray séjournent à Moly-Sabata de 1931 à 1942, limitant cependant, à partir de 1936, leur séjour dans la communauté aux fins de semaine, car ils ont de multiples occupations d’animation à Lyon ainsi que deux enfants Gilka et Luc. En accord avec Albert Gleizes, ils quittent définitivement Moly-Sabata en 1942.

César Geoffray et Mido à Moly-Sabata -Droits réservés

En 1940, César Geoffray anime à Lyon une chorale improvisée de scouts, ce qui l’amène progressivement à devenir Maître National de chant des scouts à partir de 1942, à diriger la grande chorale des Scouts de France et à créer, en 1947, le mouvement « A Cœur Joie » (5), au sein du « Centre Culturel Lyonnais ».

« A Cœur Joie » prends son autonomie dès 1948, avant d’essaimer dans toute la francophonie jusqu’en 1965, au point de compter plus de 450 chorales en France, Belgique, Suisse, Canada, Liban, Afrique du Nord,… Le mouvement organise, du 17 au 23 septembre 1950, un premier rassemblement national de chorales à Chamarande, rassemblant plus de 750 chanteurs sous des tentes, dans le froid et .. la faim ! Dès 1953, le mouvement organise tous les trois ans les Choralies de Vaison-la-Romaine, une manifestation qui prépare sa 24ème édition en août 2022.

Logo original « A Cœur Joie »

Le « Centre Culturel Lyonnais » est fondé en 1945 par Reine BRUPPACHER, alors secrétaire de César Geoffray. En 1947, elle met en œuvre une expérience parallèle à la création d’« A Cœur Joie », (elle en est la secrétaire en 1948 et jusqu’en 1962) en créant l’« Arc-en-Ciel », dont elle définit ainsi les objectifs : « Ce qu’« A Cœur Joie » fait pour les choristes par le moyen du chant, « Arc-en-Ciel » le fait par celui de la couleur, de la forme, de la ligne. Il n’est pas impossible de donner, par la pratique, à tous, une formation plastique en peinture, céramique, vitrail, etc … ou d’une façon moins manuelle, une connaissance des chefs-d’œuvre passés et présents ».(6)

César Geoffray décède le 24 décembre 1972, à Soucieu-en-Jarrest.

Reine Renée Irma Bruppacher, née le 20 septembre 1908 à Lyon 1°, décède le 20 mars 1993 à Saint-Cyr-au Mont-d’Or.

Une génération s’efface, mais les bases sont bien posées, l’héritage est bien transmis et la relève est assurée depuis 1947 !

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