Nous étions le 14 juillet. Le temps était maussade sur l’ile de Sein, les baigneurs n’étaient pas légion sur la plage découverte par la marée basse. Au loin se brisaient de nonchalantes vagues dont le son nous parvenait feutré. Impossible de dire que le paysage avait quelque chose de magnifique ! L’atmosphère semblait davantage emplie d’une sorte de crasse poisseuse et les contours de la baie étaient noyés dans la brume. C’est alors que je l’aperçue. Seule, debout au bord de l’eau, enroulée dans une longue serviette de plage, les yeux cachés par une casquette de marin. Tout de suite, j’ai eu le sentiment que cette fille pleurait, sans bruit, comme en douceur. Je me suis approché et, sous un prétexte bien peu solide, j’ai engagé la conversation et l’ai invitée à remonter sur la digue et, si elle le désirait, aller boire une bolée de cidre. Elle a accepté. Je ne vous raconterai pas tous les détails de son chagrin. Sachez seulement que celui qu’elle appelait encore son amour venait de la quitter, qu’elle était écrasée par ce départ, par l’absence de ses caresses, par ses désirs … Nous avons parlé longtemps avant de nous séparer sur un baiser. Demain, j’ai à nouveau rendez-vous avec elle.
Hier, nous nous sommes retrouvés pour ce second rendez-vous. Comme pour la Saint-Jean, un bûcher avait été dressé sur la place du village. La foule jetait parmi les flammes toutes sortes d’objets dont elle voulait se défaire. C’est ainsi que s’approchant de la chaleur et des braises rouges, elle jeta son couvre-chef; une vieille casquette de marin imprégnée de crasse poisseuse. Alors nous primes place dans une gigantesque farandole qui tournoyait autour du feu.
7 octobre 2013
Quand on a dix-sept ans, on garde les poings dans les poches crevées. J’ai longtemps ressenti cette injustice. Alors qu’autour de moi s’étalaient l’or, le platine, le palladium ou le manganèse, tous métaux plus précieux les uns que les autres, alors que la foule affichait son euphorie, sa jubilation et paraissait enchantée, j’avais l’impression de rechercher quelque miel devant le portail et de déboucher sur l’envers, là où, sous le noir, il y a l’odeur. De limite en limite, j’ai cherché les mondes dans lesquels je pouvais croire au bonheur. Point de territoire aux odeurs de thym ou de romarin, point de manèges de foire, d’euphorbes enchantées ou de matins avec pain chaud et brioche pralinée. Non, trop longtemps, je me suis senti comme encagé.
Quand on a dix-sept ans, on garde les poings dans les poches crevées. Trop longtemps, je me suis senti comme encagé. J’ai pleuré et essuyé les larmes de mon chagrin, j’ai été bousculé par des foules dont roule la houle, j’ai passé mes nuits à rêver de songes et de mirages, j’ai épuisé ma hargne comme une chaine de haine, j’ai été considéré comme un étranger venu d’une autre frontière, j’ai coulé comme un noyé coincé dans une épave. Et puis, un jour, j’ai changé, j’ai reconstruit mon image et cessé d’être régenté. Je n’avais plus dix-sept ans …
4 novembre 2013
Ce n’est pas un homme comme les autres, chaque jour qui passe, il crée des mélanges, rassemble les oreillers et les rêves, les tissus de coton et les festons, les sourires, les nuages et la jalousie, les topiaires et les aubépines.
Harmonieusement, parfois symétriquement, dans le dessin d’une trame colorée et placée de biais, il cherche à tout prendre et il construit sa vie comme une mosaïque.
»Mais quel est son métier ? » Il écrit des centons !
»Il écrit quoi ? » Il apprivoise (tu sais, comme la rose et le renard chez Saint-Exupéry) les textes des autres, s’en fait son miel et ses provisions. Même les plus farouches ne lui résistent pas. Alors, avec affection, il confectionne, il bâtit, il coud, il décore au point de croix tous les confettis recueillis et en fait un nouvel écrit.
»Et tu nommes cela comment ? » Un centon !
Merci à SC pour le travail d’initiation à l’écriture créative.
Abasourdi, il déclina son prénom et demanda à Kadiatou s’il pouvait la rappeler plus tard, un autre jour, ce à quoi, elle lui répondit que oui. Comme il connaissait désormais les horaires approximatifs pendant lesquels il pouvait la joindre, il n’en demanda pas plus, salua et raccrocha.
Passant à la cuisine, il ouvrit le réfrigérateur, prit une bière et revint s’asseoir dans le canapé. En une sorte de vertige, les idées s’enroulaient les unes aux autres. Que d’interrogations, que de remises en question au cours de ces dix derniers jours. La longue, très longue, communication téléphonique qu’il venait d’avoir lui laissait un goût d’incomplet, d’inachevé. Le voilà en possession d’objets chargés d’une grande valeur symbolique, appartenant à un homme qui a quitté son pays pour venir travailler en France, qui ne cherche pas à préserver ou récupérer son bien et qui est introuvable. A t-il quitté la région ? Est-il malade ? Plus grave encore, est-il encore en vie ? Et face à cela, une jeune fille heureuse et satisfaite d’avoir des nouvelles de son père, d’acquérir la certitude qu’il a bien traversé le désert et les océans, et convaincue qu’il reviendra pour apporter de l’argent à elle et au reste de sa famille. Et maintenant qu’en fait il savait l’essentiel, que pouvait-il faire ? Retrouver cet homme, cet Amadou Djiguiba, lui paraissait impossible. Très probablement n’avait-il aucun statut légal en France, un « sans-papiers » comme on dit. Et de quel titre pourrait-il, lui, se prévaloir pour questionner des organismes sociaux, des collectivités ou des entreprises ? Et pourtant, il lui fallait en savoir davantage, comprendre la destinée de cet homme et comprendre l’attente presque joyeuse de Kadiatou. Il prit la décision d’appeler à nouveau la semaine prochaine.
Il appela donc à nouveau huit jours plus tard. Puis encore huit jours après. Et c’est ainsi qu’il se mit à appeler régulièrement Kadiatou dont il apprit à connaître la vie de son père, puis sa propre vie à elle. Afin de favoriser les échanges, il proposa à Kadiatou de se rendre à la petite boutique internet de son quartier. Elle lui avait expliqué que cet « Internet Café » était à deux pas de la concession où elle habitait et qu’elle connaissait un peu le gérant, un cousin éloigné. De toutes façons, s’il fallait l’aider à payer ses communications, il le ferait et lui ferait parvenir le nécessaire. Mais ainsi, ils pouvaient discuter devant la webcam sans avoir l’obligation d’écrire.
Kadiatou lui raconta que son père était technicien en comptabilité, il avait suivi une formation, mais il n’avait jamais pu trouver un emploi dans ce domaine. Alors, il vivait de petits boulots sur le marché en attendant l’occasion de partir en Europe pour faire fortune et rapporter cette richesse à sa famille. Il parlait des villes illuminées, des magasins qui sont ouverts jour et nuit. Il décrivait les voitures brillantes et modernes. Il promettait à sa fille de lui rapporter une robe, une belle robe, les femmes d’Europe sont si bien parées.
Le marché, c’est pas loin, c’est juste là derrière, ce n’est qu’un immense labyrinthe de rues et ruelles en terre battue avec ses centaines d’étals, souvent posés à même le sol. Il y a là les marchands de fruits et légumes et leurs empilements audacieux, les mélanges de couleurs et de parfums. La marchande de calebasses, vêtue d’un boubou bleu vif, qui attend les clients, assise sur le sol à coté d’un vendeur de bassines en plastique, dont nombre d’entre elles sont issues de la récupération ou du recyclage des matériaux. Ils sont plusieurs dizaines de stands à se suivre et à se toucher. Constitués d’une estrade basse placée devant un abri de tôle, ils exposent des centaines d’ustensiles divers: des seaux bleus, des cuvettes, des récipients à couvercle et à bec verseur, tout comme des bouilloires, mais comment s’en servir sur un feu ? Leur étalage fait appel à de savantes combinaisons de couleurs, les assemblages sont souvent impossibles et nul ne comprend comment tout cela tient debout. Le toit de la cabane servant d’échoppe est totalement investi par des seaux multicolores accrochés par leur anse de métal au moindre appendice de bois.
Plus loin, abrité par un petit étal fermé et équipé d’une vitrine, le marchand de souvenirs propose des têtes sculptées, des statues d’ébène, des colliers de perles, des éventails tressés, des figurines de bronze, des djembés et des tambourins de toutes tailles. Là, c’est le bord du « goudron » où la circulation des voitures et surtout des motos est incessante. Les taxis collectifs, peints en vert, se taillent une trajectoire dangereuse pour les piétons, les motocyclistes, les rares cyclistes. De l’autre coté de l’avenue, une dizaine de jeunes attendent un éventuel client, ou un donneur d’ordres. Ils sont assis chacun sur une charrette renversée. Ils plaisantent, se racontent des histoires.
Et voici, dans un bric-à-brac particulièrement malodorant, le vendeur de peaux et de produits médicaux. On y retrouve des caïmans, des têtes de singes, des peaux de hérissons, des sacs entiers de coquillages et de carapaces de tortues. Son voisin possède un étal bien semblable, mais la proportion de peaux de jeunes animaux y est bien plus grande. Il vend aussi quelques carapaces de tatous. Une grande partie de sa marchandise est déposée sur le sol, calée contre la bordure d’un trottoir et protégée de la poussière par quelque pièce de tissu multicolore. Puis le quartier des artisans qui travaillent les métaux semi-précieux. Chacun d’entre eux est équipé d’un four de fortune destiné à fondre ces matériaux. L’atmosphère est enfumée, une fumée acre qui pique les yeux et brûle la gorge. Au sol, des échantillons nagent dans des acides ou autres produits décapants. Lorsque la matière première parvient à une état de pureté satisfaisant, elle est alors pliée, étirée, aplatie, découpée, percée, façonnée pour en faire des mailles de colliers, des pendentifs ou d’autres bijoux.
Plus loin, le « vendeur de pièces détachées et quincaillerie divers » (c’est écrit sur son enseigne) propose à l’affichage des pots d’échappement, des plateaux de pédalier de bicyclette, des courroies de ventilateur d’automobile, des rétroviseurs et des ventilateurs domestiques. On retrouve également dans son étalage des roues de vélo et des pompes de gonflage à pied, des câbles de frein et du fil électrique, des chaînes et des assortiments de tournevis. A coup sûr, le cycliste en panne devrait y trouver son bonheur !
On est au bout du marché. C’est maintenant la place des marchands de bois et de charbon de bois. Une lourde poussière noire encolle le passage, les baraques et l’air ambiant. Et puis tout s’achève sur un immense tas d’ordures, de près de cinq mètres de hauteur. Des ramasseurs de déchets ménagers s’évertuent à hisser leurs carrioles jusqu’au sommet du tas pour les vider. Sur leur passage, c’est à peine si les vaches s’écartent. Elles sont là pour manger tout ce qui peut l’être. Il arrive qu’elles s’obstruent la panse avec des sacs plastiques; il faut alors les abattre.
Chaque matin, Amadou rejoignait là ses amis. Ils étaient trois. Vêtus de tee-shirts publicitaires amples et délavés, ils portaient autour du cou, grâce à un cordonnet, un présentoir de paquets de cigarettes. Dans le dos, un sac avec la provision pour les ventes de la journée. Après une poignée de mains et quelques salutations, l’un d’entre eux lui remettait un sac et quelques paquets de cigarettes: ce qu’il devait vendre au cours de la journée. Le gain en était ridicule et il ne lui restait presque rien lorsqu’il avait remis sa part à celui qui l’avait fourni.
Ou parfois la nuit, il faisait taxi. Mais comme il n’avait pas les moyens de payer une licence, c’est sous le nom d’un autre chauffeur qu’il exerçait cette activité, pendant que celui-ci dormait et récupérait un peu d’énergie. Mais là aussi la recette devait être divisée en deux, pour le propriétaire du véhicule et pour le conducteur, et puis encore en deux pour le vrai conducteur titulaire et pour lui, conducteur de rechange.
Un soir, il était rentré, n’avait rien dit de plus qu’à l’ordinaire, avait préparé un petit sac à dos avec quelques vêtements, cousu une ou deux poches à l’intérieur de sa ceinture pour y mettre de l’argent, et fait comprendre que c’était pour demain matin très tôt.
Quand Kadiatou s’était levée pour aller à l’école, son père, Amadou, n’était plus là et sa mère vaquait à ses obligations domestiques avec un peu plus de silence qu’à l’ordinaire. Elle ne savait rien de la route qu’il devait suivre, mais au cours des semaines précédentes, elle l’avait plus ou moins entendu parler de Gao, puis d’Algérie, puis de Libye peut-être, elle ne se souvenait pas. Quoi qu’il en soit, elle était fière de son père. Il avait fait cela pour l’honneur de la famille, pour que sa mère ait de quoi vivre, pour que ses frères et sœurs puissent manger et étudier, pour qu’elle, Kadiatou, puisse aller tous les jours à l’école. Elle était heureuse qu’il soit arrivé en France.
Ainsi, il savait beaucoup de choses de l’homme qui lui avait « laissé », sans le préméditer, quelques objets de sa vie intime. Mais il ne savait rien de sa vie présente. Et comme Kadiatou ne lui demanda jamais rien, il s’épargna d’en parler. De toutes façons, cela lui aurait été trop difficile, pour ne pas dire impossible.
Par contre, il demanda à Kadiatou de lui raconter un peu comment elle vivait. Cela était d’une simplicité totale ; l’école, quelques jeux dans la rue avant que ne tombe la nuit, et puis une participation constante à la vie domestique, l’allumage du feu de bois, la préparation des repas, le balayage de la cour, le nettoyage des gamelles, …
Un jour, la mère de Kadiatou accompagna sa fille à l’internet café et s’imposa dès le début de la discussion. Elle lui dit maladroitement, avec ses mots à elle, qu’il ne lui était plus possible d’envoyer Kadiatou à l’école, parce que cela était trop onéreux pour elle. En fait, elle ne demanda rien directement, mais le discours était assez incisif pour qu’il comprenne immédiatement quel était son souhait. Alors, il fit parvenir par Western Union le montant trimestriel de la scolarité et cela se renouvela. Ce n’était pas le moyen le moins onéreux tant les commissions de cet organisme sont élevées. Mais soit les autres organismes transférant de l’argent n’avaient pas de correspondant à proximité de la famille, soit c’est lui qui aurait été contraint de faire une centaine de kilomètres afin d’aller à Lyon réaliser son transfert.
Kadiatou, avec qui il s’entretient régulièrement et dont il suit les progrès scolaires, ne lui a jamais reparlé d’Amadou. Et chaque soir désormais, en rentrant à son domicile, il ne peut éviter que toute cette aventure, comme une bouffée d’émotion, lui remonte à l’esprit lorsqu’il passe devant le poteau d’interdiction de stationner. D’ailleurs, ce poteau, il faudra qu’il en parle aux Services Techniques : soit il a été cogné par une voiture, soit des petits loulous se sont amusés à le secouer, mais il est tout penché et va bientôt tomber.
Saint-Marcellin, le 18 janvier 2010
»Ce texte est dédicacé à Agnès, Marie et Jacquie ».
Il lui restait à comprendre ce qu’était ce bracelet et tapa donc « afrique + bracelet + coquillage » dans la barre de recherche de son Firefox. La réponse fut essentiellement commerciale : beaucoup de bijoux africains, des bracelets, mais aussi des colliers, des colifichets divers, à des prix assez raisonnables et qui tous utilisaient ce coquillage appelé cauri. Mais avant tout, qu’est-ce que c’est que ce cauri ? Un coquillage ! Cela, il le savait déjà. Mais un coquillage originaire d’Asie, des Iles Maldives ou des Indes. Il n’y en a pas sur les côtes africaines de l’Ouest ! C’est la plus ancienne monnaie chinoise connue et c’était la monnaie utilisée dans les anciens empires du Ghana, du Mali et du Songhaï, les empires africains d’avant la colonisation. De plus, il avait une valeur religieuse, culturelle (prêtres animistes, guérisseurs ou sorciers), ainsi qu’une valeur symbolique. Leur forme rappelant le sexe féminin, les cauris étaient utilisés lors des rites de fécondité.
Cette explication lui permit de comprendre pourquoi les sites vendant de tels bijoux le faisaient en précisant parfois l’origine indienne des cauris. Il trouva des bracelets composés de lanières de cuir tressées et entrecroisées sur les coquillages, ou des bracelets faits de cauris enfilés comme des perles sur deux ou trois rangs, voire sur une dizaine de rangs pour un exceptionnel bracelet de cheville, mais il ne trouva pas « son » bracelet.
Qu’importe. Il comprenait désormais la signification de chacun des objets qu’il avait entre les mains. Il n’en comprenait pas la signification globale : qui en était le propriétaire ? Quel attachement pouvait-il avoir avec ce bracelet et cette statuette ? Qui était cette jeune fille ?
Une fois l’ordinateur éteint, il alla se coucher. Demain débutait un beau week-end qu’il avait décidé de consacrer à la neige en faisant une longue randonnée sur les hauts plateaux du Vercors avec quelques amis d’une association spécialisée dans la découverte de la nature.
Tôt lundi matin, un collègue de l’entreprise vint le prendre à son domicile avec une voiture de service. Ils étaient en mission pour la journée à une cinquantaine de km de là. Ce n’est donc que le soir, après le travail, qu’il reprit à pied le chemin de retour vers son domicile. Sans même que cette pensée n’eut effleuré son esprit par anticipation, il découvrit avec stupéfaction que la vieille bicyclette sans roue avant n’était plus attachée à son poteau de signalisation urbaine : elle avait été enlevée. C’est alors qu’il se rendit compte que toutes ses recherches du vendredi soir à propos de la statuette, du bracelet, du numéro de téléphone, lui étaient entièrement sorties de l’esprit. Ni les courses au centre commercial du samedi, ni la randonnée en raquettes du dimanche avec les amis, ni la journée de travail qu’il venait d’achever n’avaient été en quoi que ce soit perturbées, dérangées, interrompues par quelques pensées relatives au propriétaire de ce vélo abandonné. Subitement une forme d’angoisse mêlée de mauvaise conscience envahit son esprit. Et si c’était le propriétaire du vélo qui était venu rechercher son bien pendant le week-end ? Qui avait profité d’un peu de disponibilité pendant son jour de repos pour faire cela ? Et que doit-il dire maintenant en constatant que la petite sacoche est vide ? Rapidement, il se rassura en se disant que ce n’était pas possible, qu’il aurait bien pu récupérer son vélo depuis deux semaines même s’il n’était libre que le samedi ou le dimanche. Non, ce sont probablement les services de nettoiement qui ont réalisé ce que je souhaitais si fort. Enfin. Ils ont eu raison, je les approuve.
Mais si ce n’est pas le propriétaire qui est venu reprendre son épave, pour quelles raisons ne l’a t-il pas fait ? Qui est-il ? Où est-il ? On peut penser que c’est un africain, mais comment le retrouver ? Et puis, pourquoi le retrouver ? Et si j’y arrive, qu’est ce que je ferai de plus ? Lui restituer ses objets personnels ? Savoir. Il voulait savoir, savoir et comprendre. Un seul élément pouvait lui permettre d’en savoir davantage: appeler ce qui semblait être un numéro de téléphone Il décida donc de le faire dès qu’il en aurait l’occasion. Après, en fonction des résultats, il verrait bien …
Ce n’est qu’en fin de semaine, vendredi soir, qu’il se remit à ses investigations. L’idée que les communications téléphoniques devaient être assez onéreuses vers les pays d’Afrique lui traversa l’esprit. Il fit alors quelques recherches sur Internet et découvrit Téléplanète. Etait-ce le moins cher ? Rien ne permettait de l’affirmer, il était cependant nettement moins onéreux que les fournisseurs d’accès français présents sur le marché. Une forme de peur, d’appréhension, d’inquiétude quant au bien-fondé de sa démarche le retenait d’agir. D’abord, qui vais-je trouver ? La seule personne qui peut être mon interlocutrice est cette jeune fille, celle de la photo, qui pourrait s’appeler Kadiatou. Mais que vais-je lui dire ? Que va t-elle déduire du fait que j’ai entre les mains des objets qui appartiennent à quelqu’un qui la connaît, un membre de sa famille ? Et si elle me demande des nouvelles de cette personne, mais que puis-je lui dire ? Et si elle me communique un message, des informations à lui remettre, mais comment vais-je les transmettre ?
Il décida de remettre au lendemain son appel téléphonique, parce que la nuit était tombée depuis longtemps, ici comme là-bas au Mali, et parce que cela lui donnait encore une nuit de réflexion, une nuit de délai.
Il appela pour la première fois le lendemain dans l’après-midi. Au bout du fil, il eut ce qui lui semblait être une femme un peu âgée, en raison de la fatigue qu’il ressentait dans la voix. Il lui fut difficile, très difficile, de se présenter, de dire qu’il appelait de France, qu’il s’excusait de déranger, que peut-être il n’aurait pas du téléphoner mais qu’il avait trouvé des objets et surtout une photo avec le numéro de téléphone qu’il appelait en ce moment, est-ce qu’il y a une jeune fille qui s’appelle Kadiatou ? Oui, alors est-ce qu’il pourrait lui parler ? Non, elle est allée jouer, mais quand dois-je l’appeler ? Le soir, vers 17 heures ou 18 heures, tout à l’heure, quand elle revient à la maison, ou en semaine quand elle revient de l’école, quand elle prépare le repas. Mais qu’est-ce que vous voulez lui dire à Kadiatou ? Il faut rappeler demain soir, il y aura quelqu’un. Il s’en sortit avec une sorte de pirouette et dit qu’il rappellerait effectivement demain. En fait, il lui fut facile de couper la communication sans trop de brutalité, mais il avait besoin de mettre un peu d’ordre dans ses idées.
Dimanche vers 17 heures 30, au coucher du soleil, il s’installa le plus confortablement qu’il put, prit avec lui un stylo et du papier (on sait jamais), et appela. Très rapidement, un voix d’homme, forte et énergique, l’interpella avec un peu de rudesse. Il en conclut que son appel était attendu et que le téléphone mobile avait indiqué un numéro étranger. Et il dut répéter ce qu’il avait déjà dit la veille. Qu’il appelait de France. Qu’il était français. Qu’il travaillait en France. Qu’il avait trouvé des objets dans un vieux vélo abandonné; une statuette, un bracelet de cauris et surtout la photo d’une jeune fille. Elle s’appelait Kadiatou, le nom était marqué au dos. Qu’il y avait aussi un numéro de téléphone. C’est pourquoi il appelait. Hier, une femme lui avait dit qu’il pourrait lui parler ce soir. Et ce soir, c’est un homme qui ne lui pose que des questions ? Qui êtes-vous ? Et voilà qu’il fallait tout recommencer. Après plusieurs interrogatoires de ce genre, il n’était pas beaucoup plus avancé, si ce n’est qu’il avait appris que son interlocuteur, Keita, était le Chef du quartier et que la femme qui lui avait répondu hier était la mère de Kadiatou, qu’elle était jeune (contrairement à son impression de la veille), qu’elle avait eu quatre enfants, que Kadiatou était la dernière. Alors, subitement, il haussa quelque peu la voix et demanda : « Est-ce que je peux lui parler à Kadiatou ?, elle est à coté de vous ? » et à sa grande stupéfaction, la réponse qui lui parvint fut positive.
Kadiatou avait un voix douce et timide. Elle écoutait, attentive. Bien entendu, il dut encore répéter la presque totalité de ce qu’il avait déjà dit trois ou quatre fois, expliquer la nature de la photo, la position qu’y tenait Kadiatou, assise sur un canapé brun verdâtre, regardant le photographe droit dans les yeux. Il dut également décrire la statuette et le bracelet, répondre à de nombreuses questions. « C’est mon père », dit-elle avec une nouvelle et surprenante fermeté.
Nous habitons Bamako, enfin un quartier de Bamako qui s’appelle Badalabougou.
Mon père est parti voici trois mois, quatre mois, juste avant la saison des pluies.
Mon père n’a emporté que quelques vêtements, un peu d’argent et cette statuette et ce bracelet.
Mon père s’appelle Amadou, Amadou Djiguiba.
Nous n’avions pas de nouvelles de mon père.
Quand il aura gagné de l’argent, mon père nous en enverra. Et alors il reviendra.
Je suis contente, je vais le dire à ma mère et à ma famille, ça veut dire que mon père est en France et qu’il a réussi.
Je suis contente, monsieur, comment tu t’appelles, monsieur ?
Alors qu’il pressait le pas pour rentrer chez lui, son regard fut attiré par cette bicyclette toujours cadenassée au poteau du panneau «Défense de stationner». Attiré une nouvelle fois, parce que cela faisait bien douze ou quinze jours, pratiquement deux semaines, qu’elle était là, avachie à cause de l’absence de sa roue avant. Il eut une rapide pensée pour se dire que les services de nettoiement municipaux devraient bien s’occuper d’enlever de telles épaves que personne ne viendra plus jamais récupérer. La neige avait cessé de tomber depuis le début de l’après-midi et une sorte de soupe grisâtre garnissait le trottoir. Il ne faisait pas chaud et la lumière du lampadaire voisin n’éclairait que faiblement ce bout de rue peu fréquentée. Ce n’est pas qu’il avait vraiment l’envie de s’arrêter, mais son regard fut intrigué par la petite sacoche de plastique noir qui pendait sous la selle. La position du vélo, agenouillé sur sa fourche avant, mettait en évidence cette sacoche habituellement destinée à y garder un petit nécessaire de réparation en cas de crevaison ; des rustines, un tube de colle pour pneus, un petit grattoir et deux démonte-pneus. La curiosité fut la plus forte. Après un rapide coup d’œil alentour, surtout destiné à se donner confiance, il se pencha et ouvrit la sacoche avec difficulté. Le plastique raidi par le froid n’était pas facile à manipuler et les pattes de fermeture ne se laissaient pas plier.
Comme s’il savait par avance que cette sacoche n’était pas vide, il ne fut pas surpris de trouver un chiffon blanc, roulé sur quelque chose de solide et dur, qu’il fourra rapidement dans la poche de son blouson. Toujours ce petit sentiment de culpabilité. Mais en fait que pouvait-on lui reprocher ? Voilà plus d’une semaine que ce vélo délabré était là et son propriétaire lui-même avait probablement abandonné l’idée de le reprendre ! Et si demain, les fameux services de nettoiement le prennent en charge, c’est peut-être eux qui auront l’idée d’ouvrir la sacoche. Ou bien alors, le vélo passera directement dans la benne à ferrailles et c’en sera fini de lui. Il poursuivit sa route, les mains dans les poches, se hâtant dans les rues désertes, sa respiration rapide libérant à intervalles réguliers un léger panache de vapeur d’eau. Parvenu chez lui, il escalada ses trois étages et se retrouva dans son petit appartement. Il accrocha son blouson et se mit à l’aise. Le rituel de tous les jours précédents, depuis des mois et des mois, consistait à allumer la télévision et à l’écouter distraitement pendant qu’il préparait le repas. Il n’en fit rien. Il sortit de la poche du blouson le paquet récupéré dans la sacoche du vélo, le posa sur la table de la cuisine et déroula le chiffon blanc.
Le contenu libéré le laissa totalement interloqué. Plus ou moins, il s’attendait à trouver là soit les outils traditionnels du cycliste, soit des objets courants de la vie quotidienne, du genre trousseau de clefs, lampe de poche ou porte-monnaie. Certes, il y avait quelques dizaines de centimes d’euro qui s’échappèrent des plis du chiffon blanc, mais il y avait aussi une photo, un bracelet et une statuette.
La statuette était des plus curieuses. C’est pourquoi, il la prit dans les mains et s’attarda à l’examiner. Elle était en bronze. Ou plus exactement en métal présentant une couleur voisine de celle du bronze. Il avait à l’esprit des statues de bronze, soit des statues monumentales vues dans tel ou tel square d’une grande ville, soit des statuettes de plus petite taille rencontrées dans des expositions regroupant les artistes amateurs, peintres, sculpteurs, tailleurs sur bois, … Dans un cas comme dans l’autre, le bronze était un métal dense, lisse, patiné, parfois très brillant. Ce n’était pas le cas avec le métal de cette statuette. Bien que ferme et rigide, le métal semblait mousseux, comme si des bulles d’air minuscules étaient restées enfermées lors de son refroidissement. La multitude de ces bulles faisaient que la surface n’était pas lisse, mais rugueuse, irrégulière, un peu agressive au toucher. Il eut rapidement la certitude que cette statuette n’était pas faite d’un métal pur coulé dans un moule, mais d’un mélange de métaux mal amalgamés. Lourde et haute d’une douzaine de centimètres, large de six à sept centimètres, la statuette représentait un couple, un homme et une femme, assis cote à cote sur une sorte de banc. Les deux personnages étaient filiformes et leurs membres, en particulier les jambes, étaient exagérément allongés. Pour seul vêtement, chacun d’entre eux avait une sorte d’écharpe ou de mantelet couvrant tout juste les épaules. Aucune incertitude quant au sexe de chacun des personnages. L’homme présentait une barbe très épanouie et un sexe proéminent et la femme ne cachait pas ses seins fiers et oblongs. Dans sa main gauche, l’homme tenait ce qui pouvait être assimilé à un éventail végétal formé d’une simple et grande feuille dont on distinguait nettement les nervures. La femme, pour sa part, tenait dans la main droite, posé sur ses genoux, un pot. Etait-ce un pot à onguent ? Homme et femme étaient proches l’un de l’autre, le bras de l’homme enlaçant la femme et reposant sur son épaule. L’origine africaine de ce couple ne faisait aucun doute; la morphologie des visages avec des lèvres pulpeuses, des nez épatés, des cranes étirés rappelaient indubitablement les statuettes d’ébène qu’il avait souvent rencontrées dans les étals de foire.
Laissant de coté la statuette, il s’intéressa à ce qu’il pensait être un bracelet en raison de la forme circulaire. C’était un bel objet, d’une simplicité radicale. Sur une bande de cuir noir, pliée en double épaisseur de façon à être assez épaisse, étaient cousus huit coquillages blancs. Les coquillages ovales, de la taille d’une amande se touchaient tous par leurs extrémités. Leur face fermée et arrondie avait visiblement été rabotée de manière à être mieux en contact avec la bande de cuir et c’est leur face fendue et ouverte qui s’offrait au regard. A l’une des extrémités du bracelet, la bande de cuir se torsadait sur elle-même et s’achevait par un nœud, une petite boule. A l’autre extrémité, la torsade s’achevait par une boucle fermée. Il comprit rapidement que le bracelet tenait fermé autour du poignet lorsqu’on accrochait la boule à l’intérieur de la boucle.
Enfin, il s’attarda sur la photo qui avait un peu souffert d’être roulée, voire pliée, à l’intérieur du chiffon blanc et contre la statuette de métal et le bracelet de cuir. La photo était celle d’une belle fillette africaine, d’une toute jeune fille, neuf ans, onze ans, peut-être davantage tant son regard était fier et lumineux. Vêtue d’un jean et d’un pull, ses immenses yeux noirs regardaient franchement l’objectif avec un demi-sourire. Ses cheveux tressés étaient décorés de petits colifichets jaunes, verts et rouges. Au dos de la photo, un prénom : Kadiatou et un nombre, une suite de chiffre, ce qui pouvait ressembler à un numéro de téléphone : 00223679685xx.
C’était tout. Les pièces de monnaie étant probablement là par hasard, seuls ces trois objets pouvaient dire quelque chose sur le propriétaire de la bicyclette. Ils disaient que celui-ci avait des liens avec l’Afrique, sans dire s’il était lui-même originaire de ce continent. Mais ils ne disaient strictement rien sur son identité, son adresse, son métier, …
Regroupant le tout à l’extrémité de la table, il reprit le cours habituel de ses soirées, alluma la télé et se mit en recherche, dans le réfrigérateur, de quelque chose à manger.
Pendant qu’il se restaurait, son esprit continuait de le tarauder. A vrai dire, il n’avait pas la conscience parfaitement tranquille et malgré toutes ses bonnes raisons et tous ses justificatifs, il avait le sentiment d’avoir fait irruption dans un monde qui n’était pas le sien, de s’être immiscé chez des gens qui ne l’y avaient pas invité. Ces trois objets lui semblaient être des objets très personnels, mais pourquoi leur propriétaire les avait il laissés et oubliés dans cette sacoche de vélo ? Il lui fallait comprendre. Après avoir fini son repas, placé sa vaisselle dans l’évier et nettoyé sa table en vitesse, il alluma son ordinateur. Pour chacun des trois objets il allait chercher à comprendre la nature et le sens qu’il pouvait avoir. Le plus simple était de commencer par ce qu’il était convaincu être un numéro de téléphone. Dès qu’il fut connecté à l’internet par son navigateur, il tapa « indicatif + telephone + afrique ». La réponse de Google fut immédiate : la première référence était celle des indicatifs téléphoniques internationaux telle que publiée dans Wikipédia. Il s’y rendit, chercha dans le chapitre consacré à l’Afrique et dénicha le code 223, celui du Mali. Les six chiffres qui suivaient ne formaient désormais qu’un banal numéro privé.
Il décida alors de se consacrer à la statuette et tapa dans sa barre de recherche « mali + statue + couple ». La réponse fut aussi fulgurante que précédemment et en première ligne il eut les coordonnées d’un site d’art ethnique qui proposait à la vente une « statue d’un couple d’ancêtres africains Dogon en bronze du Mali ». Cette statue datée des années 70 mesurait 10.5 cm de haut, 7.5 cm de large, 3 cm de profondeur et pesait 343 g. Elle était vendue 90 €. Une photographie accompagnait l’offre : exactement le même couple que celui qu’il avait entre les mains ! Cependant, la sculpture présentée sur internet lui paraissait de plus grande finesse et le bronze de meilleure qualité et surtout plus lisse et plus brillant. Les explications succinctes qui accompagnaient cette offre précisaient que la technique de fabrication de la statuette était dite « à la cire perdue ». Pour en savoir davantage, il rechercha ce qu’Internet pouvait lui préciser sur cette technique. Il trouva un site qui expliquait avec une grande richesse de photographies comment les africains fabriquaient leurs statuettes et autres objets en bronze, en particulier au Cameroun, en Cote d’Ivoire, au Burkina Faso et au Mali. Tout commence par la réalisation de la statuette en cire d’abeille (dont le point de fusion est compris entre 63 et 64°). Cette statuette est alors progressivement, par couches successives que l’on laisse sécher, enfermée dans de la glaise. Il suffit de tremper la statuette dans de la glaise liquide, de laisser sécher et de recommencer aussi souvent que nécessaire afin d’obtenir une coque épaisse et solide. Pour la rendre plus solide, une couche supplémentaire de glaise plus visqueuse est encore ajoutée. Cette coque est alors cuite comme une poterie, avec de nombreuses autres coques. Avant la cuisson, un petit orifice y a été ménagé de façon à laisser s’échapper la cire fondue qui sera tamisée et récupérée pour une utilisation ultérieure. La cuisson se fait au feu de bois ou de noix de coco. Lorsque le nombre de poteries est suffisant, l’artisan aborde la phase de fonderie.
Dans un petit creuset ( le fond d’un moteur de congélateur !) placé sur un feu de charbon activé grâce à un soufflet, il faut maintenant préparer le bronze, un mélange de cuivre et de laiton provenant de tuyauterie sanitaire, de robinets, d’écrous ou de vieux cadenas. Une fois le mélange fondu, celui-ci est coulé, par l’orifice ménagé, dans chaque coque d’argile où il va occuper la moindre place laissée par la cire fondue lors de la cuisson. Le refroidissement par arrosage est rapide et les coques d’argile sont alors cassées pour libérer les statuettes. Un long travail de finition (ébavurage, ébarbage, polissage, patine artificielle, …) est encore à fournir. Il conclut de tout ceci que si la statuette qu’il avait entre les mains ne présentait pas de caractères de grande finesse et donc que sa valeur ne devait pas être très élevée, elle n’en était pas moins une œuvre unique. La technique si bien décrite le mettait en évidence : la statuette initiale en cire ne sert qu’une fois puisqu’elle fond lors de la cuisson de la coque d’argile et la coque d’argile n’est pas réutilisable puisqu’elle est brisée pour récupérer la statuette de bronze. Deux statuettes qui représentent le même sujet ne peuvent pas être identiques.
Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site web. Si vous continuez à utiliser ce site, nous supposerons que vous en êtes satisfait.OK