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Chronique du Bateau Ivre, de Saint-Marcellin. Chapitre six

La maison du Bateau Ivre n’est pas seule.

L’histoire, la belle aventure si l’on veut, de la maison du Bateau Ivre ne s’achève pas ainsi. Bien au contraire, elle rebondit et se poursuit dans le cadre de la construction de la piscine de Saint-Marcellin.

Piscine de Saint-Marcellin -Projet initial – Droits réservés
Carte Postale Ancienne – Piscine de Saint-Marcellin à l’issue de sa construction

Cette piscine suscite encore beaucoup de nostalgie parmi les Saint-Marcellinois. Par exemple, le cabinet d’architecture « L’Autre Fabrique », dans son blog, en date du 30 mai 2015, raconte un peu son histoire dans un post nommé « La dame de Joud enfilait son bikini… ». Sans développer davantage, les « décorateurs » ci-après sont notés dans l’article : Pierre Székely, Vera Székely, André Borderie, ainsi que les auteurs des aménagements paysagers : Michel et Ingrid Bourne (1).

En fait, cet article d’Internet fait suite à un travail beaucoup plus élaboré, parfaitement renseigné, citant la totalité de ses sources, daté du 20 octobre 2014 et rédigé conjointement par « Lautrefabrique Architectes » et « Attrapa, études et recherche patrimoniale en architecture » (2). Compte tenu de l’extrême qualité de la partie historique diligentée par Attrapa,il semble inutile d’aller chercher ailleurs davantage de précisions.

Le projet d’édifier une piscine publique à Saint-Marcellin date de 1952. Le Conseil Municipal de la ville approuve l’avant-projet lors de sa séance du 11 décembre 1952. Ce n’est, cependant, que trois ans plus tard, le 7 décembre 1955, qu’un projet, dressé par l’ingénieur TPE M. Messonnier, est arrêté (3). Le préfet de l’Isère approuve ce projet par arrêté en date du 19 mars 1956. Il émet un certain nombre d’observations et de réserves portant sur le nombre de douches, l’accès au sous-sol, la largeur des plages autour du bassin et demande d’ajouter des échelles de remontée du coté du plongeoir. Mais, surtout, il émet une réserve importante concernant la « façade du bâtiment qui n’est pas très heureuse. La collaboration d’un architecte, que j’ai demandée par ma lettre du 5 octobre 1955, ne serait pas inutile ». La commune a pris en compte ces observations, mais seulement à partir de la réalisation du chantier. Le 19 mars, puis le 22 mars 1956, successivement, le Ministère de l’Education Nationale, de la Jeunesse et des sports, puis le préfet de l’Isère, approuvent le projet de construction, ce qui permet au maire, Ferdinand Brun, de lancer l’appel d’offres le 23 mars 1956.

Un an plus tard, le 30 mars 1957, un rapport avec bilan financier actualisé souligne une augmentation du coût des travaux de génie civil en la justifiant par les modifications apportées par un « décorateur » : agrandissement des baies, remplacement des parois en béton translucide par des hublots circulaires, élargissement des plages et aménagements paysagers.

Le 10 mai 1957, sur la base d’une facture émise par Pierre et Vera Székely, la Ville émet un bordereau de paiement pour la « pose et la finition de la composition murale ». Un devis de fourniture de « vitrages en verre monumental bleu » à destination de 48 hublots dont 8 sur châssis pivotant en acier, est fourni le 30 novembre 1957, tandis que Michel et Ingrid Bourne, architectes paysagistes SPAJ, présentent un plan d’aménagement paysager le 1er décembre 1957 ainsi que le devis afférent à ce plan le 30 décembre 1957, pour réalisation par l’entreprise « Jardins et Forêt » de Saint-Marcellin.

A la fin de cet historique des travaux de la piscine, le dossier commente : « L’appel d’offres est lancé en mars 1956. C’est approximativement à cette date qu’est achevée la construction de la maison le « Bateau Ivre » pour laquelle M. et Mme Gelas ont sollicité André Borderie, Pierre et Vera Székely pour la conception. On peut donc dater de l’époque de l’achèvement de la maison l’association au projet de la piscine des Székely et de Borderie, sous la dénomination de décorateurs.(…) L’historique des travaux montre clairement que le projet initial prend une envergure particulière au fur et à mesure de sa réalisation, d’une part par la participation de Pierre Székely dans la conception, qui aboutit à la mise en place du mur de céramique conçu et réalisé par Vera et Pierre Székely et André Borderie, et à la modification substantielle des façades, jusqu’à la mise à l’étude de l’aménagement paysager des abords de la piscine, par Ingrid et Michel Bourne en décembre 1957. (…) Il est clair que l’ambition de la commune sur ce site prend de l’ampleur au fur et à mesure de l’avancement des travaux.(…) Ce petit ensemble est le fruit d’une volonté collective d’amélioration, et finalement de la prise de conscience qu’il peut devenir plus qu’un simple équipement technique.(…) Il est le fruit d’un projet politique de bien vivre ensemble » (4).

Cette analyse indiscutable ne nous dit pas pourquoi et comment ce triumvirat de « décorateurs » s’est retrouvé associé au projet de la piscine. Or, un témoignage nous précise que Ferdinand Brun, maire de Saint-Marcellin, s’est directement adressé au couple Gelas afin que les Székely et Borderie soient invités à apporter leur contribution. La construction de la piscine, à laquelle ils participent par leur apport « décoratif », débute au moment même où s’achève la construction du Bateau Ivre.

Le mur de céramique situé dans l’entrée de la piscine est signé de Pierre et Vera Székely, ainsi que d’André Borderie. Sans entrer dans un débat faisant référence au travail respectif des artistes impliqués, il est cependant fortement probable que Vera Székely, céramiste de formation, a joué un rôle primordial dans la composition de cette œuvre (5). Pendant toute la durée de leur travail « communautaire », ces trois artistes ont signé collectivement leurs œuvres, selon une graphie très particulière. Ce n’est pas le cas du mur de céramique de la piscine de Saint-Marcellin, lequel comporte une inscription (voir ci-dessous) citant les trois auteurs. Quand a été achevé ce mur ? Nous savons seulement que les Székely seuls ont été rémunérés par la ville de Saint-Marcellin le 10 mai 1957. Or, deux mois auparavant, le 13 mars 1957, André-Charles Gervais, le créateur de la Galerie M.A.I., et Fred Gelas, actaient le principe du départ d’André Borderie de la communauté, ceci à l’issue d’une douloureuse soirée (5 bis). Une séparation qui explique peut-être cette signature « hors normes ».

Piscine de Saint-Marcellin – Mur en céramique Székely-Borderie – Droits réservés – JB Photographie du 24/10/2011

Piscine de Saint-Marcellin – Mur en céramique Székely-Borderie – Droits réservés – JB Photographie du 24/10/2011

Après la mise en service de la piscine, en 1957, les terrasses sont complétées d’un œuvre de Pierre Székely : « Ondes », sculpture en cuivre rouge de 3,60 m de haut. Cette sculpture a été volée entre le 19 septembre 2011 et le 28 novembre 2011, selon les termes d’une plainte faite le 28 novembre 2011 en gendarmerie de Saint-Marcellin par un policier municipal mandaté à cet effet (6).

Pierre Székely -Ondes – Piscine de Saint-Marcellin (œuvre volée) -Droits réservés

Saint-Marcellin n’est pas seule à pouvoir s’honorer de posséder des œuvres architecturales et artistiques des Székely. Pierre Székely, inlassable créateur, a laissé une trace indélébile dans notre département, trace que seul un site spécialisé, malheureusement pas systématiquement à jour, peut suivre. Il s’agit du Catalogue raisonné des œuvres du sculpteur, établi par Pierre Karinthy, qu’il faut impérativement avoir consulté (7).

Citons les lieux suivants dans lesquels Pierre Székely a œuvré ; en 1962, Sciences Po à Grenoble et le Centre Familial Renouveau à Chamrousse ; en 1964, le baptistère de l’église Saint-Jean à Grenoble ; en 1965, Bachat Bouloud à Chamrousse ; en 1967, l’Univers Jeux du Village Olympique de Grenoble ; en 1968, le Centre Œcuménique de Chamrousse ; en 1971, plusieurs œuvres sur la Campus de Saint-Martin d’Hères (8), etc …, etc … En 1968, Pierre Székely et l’architecte Henri Mouette réalisent le village de Beg Meil, en Bretagne, puis en 1971-72, la « maison-plante » (9) à Sebourg (Nord) deux témoignages de ce que peut être une architecture aux formes biologiques. C’est dans tout cet itinéraire de la création contemporaine qu’il convient d’insérer la maison du Bateau Ivre et la Piscine de Saint-Marcellin.

Pierre Székely – Front – Campus Universitaire Grenoble – Droits réservés
Beg Meil -Village de Vacances – Droits réservés
Maison-plante à Sebourg -Photo Pierre Joly et Vera Cardot -Droits réservés

Reste à dire un petit mot concernant l’avenir du groupe d’artistes dont il a été tant question dans cette « chronique ». André Borderie a rapidement fait sécession et a quitté les Székely en 1957 pour s’installer à Senlis et poursuivre son activité créatrice. En 2016, Monique Gelas apportera sa contribution à une monographie de son œuvre; « André Borderie, créateur de formes », aux Editions Jousse Entreprise. Pour sa part, Vera Szekely se sépare de Pierre en 1970. Depuis trop longtemps, sans doute, souffre-t-elle de ne pas pouvoir s’exprimer seule et libre (10).

Quant aux Gelas, Monique décède en 2018 (le 29 juin) et Fred le 11 mars 2021. Tous deux ont laissé une inestimable trace dans Saint-Marcellin. La Ville a acheté le Bateau Ivre et nombreuses sont les opportunités visant à faire vivre cette maison: espace d’exposition, accueil de séminaires architecture+design+arts plastiques, résidence d’artiste et/ou d’architecte, intégration dans un parcours architectural du XX° siècle comprenant la piscine et toutes les œuvres iséroises, d’autres encore…

  • 1 – http://www.lautrefabrique.com/?p=5465
  • 2 – Définition d’un programme pour le site de l’ancienne piscine de Saint-Marcellin – Définition d’Orientations – Etudes historiques – Lautrefabrique Architectes et Attrapa – 20 octobre 2014
  • 3 – Archives Municipales de Saint-Marcellin – 24 W 39 et Archives Départementales Isère – 5999 W 416/15 et 7560 W 7
  • 4 – http://www.lautrefabrique.com
  • 5 – Daniel Léger – Vera Székely-Traces – Ed. Bernard Chauveau 2016 (op. déjà cité)
  • 5 bis – Lettre d’André-Charles Gervais à Fred Gelas, datée du 13 mars 1957.
  • 6 – Attestation de déclaration de dépôt de plainte code 02754, PV 02016 en date du 28 novembre 2011-Gendarmerie Nationale, Compagnie de Saint-Marcellin
  • 7 – http://j.p.karinthi.free.fr/
  • 8 – https://campusdesarts.fr/project/front-szekely/
  • 9 – http://astudejaoublie.blogspot.com/2012/05/sebourg-maison-verley-maison-plante.html
  • 10 – https://www.admagazine.fr/design/portraits/diaporama/vera-szekely-artiste-en-mouvement/61402

Complément bibliographique

– Arts Ménagers N° 34 – octobre 1952

– Arts Ménagers N° 37 – janvier 1953

http://www.chloe-orsay.fr/Lieux.html

https://www.admagazine.fr/design/portraits/diaporama/vera-szekely-artiste-en-mouvement/61402

https://www.institut-photo.com/event/agnes-varda/

– Les décorateurs des années cinquante – Patrick Favardin -Ed. Norma – 2007

– Le Bateau Ivre, une maison remarquable – Saint-Marcellin Magazine – Septembre-octobre 2021

– Clarté, confort et simplicité, la maison de Vera Székely à Mulleron – Plaisirs de la maison – novembre 1974

– Notice Ministère de la Culture Bâtiment historique. https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/PA38000027

Remerciements

– Nicole Nava, adjointe à la Culture Ville de Saint-Marcellin

– Benjamin Armand, Conseiller Municipal Délégué en charge des expositions

– Frédéric Domenge, Directeur des Affaires Culturelles Ville de Saint-Marcellin et Communauté-de-Communes-Saint-Marcellin-Vercors-Isère SMVIC

– Anne Maria Székely Conchard et Martin Szekely

– Yves et Madeleine Micheland, Agnès Micheland

– Marguerite et Michel Giraud

– Marc Ellenberger, Groupe REMPART

– Ciné-Tamaris

– Jean-Pascal Crouzet – L’Autre Fabrique

Toute reproduction, même partielle, de cet article est soumise à l’accord préalable de l’auteur

Voir suite (chapitre sept) par ce lien: https://thermopyles.info/2022/08/31/chronique-du-bateau-ivre-de-saint-marcellin-sept/

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Chronique du Bateau Ivre, de Saint-Marcellin. Chapitre cinq

Et si l’on visitait …

Pierre Székely a souvent pris la peine d’expliquer la réflexion qui l’a conduit à proposer ce type de maison au couple Gelas. Un dessin dont il était l’auteur était exposé dans la maison, de même qu’il est gravé sur une pierre située dans l’entrée du Bateau Ivre. Il en existe une version conservée au Fonds Régional d’Art Contemporain (FRAC) de la Région Centre, version datée de 1952, ce qui tend à prouver que la conception de la maison occupe déjà l’esprit de Pierre Székely avant même qu’il rencontre Monique et Fred Gelas. Il leur propose cette conception théorique et avec l’ensemble de celles et ceux qui ont été cités dans notre précédent chapitre, ils « bâtissent » une maison.

Dès l’abord, nous devons relativiser deux explications qui sont fréquemment émises à propos de cette maison. En premier, une référence à Le Corbusier. Elle est abusive en ce sens que les villas et maisons d’habitation conçues par Le Corbusier sont élaborées à partir du Modulor, une unité de mesure à l’échelle humaine définie entre 1940 et 1945. A priori, il n’est jamais fait référence à cette unité dans les données d’élaboration du Bateau Ivre.

La seconde référence s’appuie sur un commentaire de Pierre Székely lui-même, parlant d’une construction sur le modèle de la coquille d’escargot. Le but recherché par le créateur est de construire une habitation toute en courbes dont un seul mur, un mur unique, délimiterait les zones diurne et nocturne. Il ne nous est pas loisible de retenir cette conception comme étant achevée, puisque Pierre Székely en a reconnu l’impossibilité. Ecoutons-le. « Premier stade : le jardin et la maison s’interpénètrent, le centre vital de cette dernière étant déjà marqué. Deuxième stade : la vie paisible et nocturne se trouve scindée de la vie diurne et souvent collective. Le centre vital se confirme. Troisième stade : le plan proprement dit apparaît comme par enchantement, les chambres, cellules privées,s’orientent vers le levant, l’espace diurne s’ouvre vers le zénith, la pénétration se fait entre les deux courbes. Quatrième stade : le centre vital devenu cheminée monumentale puissante, perce verticalement la maison, les deux devenus le foyer de la famille, avec l’espace autonome des enfants. Je voulais traiter les maçonneries courbes, sans angles, en souplesse, avec des fenêtres arrondies, comme une masse modelée, d’une blancheur immaculée. Mon souhait de limiter l’espace intérieur de l’habitat par une paroi continue et sans rupture n’a pas pu encore être satisfait. Je me rendais compte que les escargots précéderaient les humains de quelques millions d’années par leur art de bâtir. Il était temps de les rattraper ».

Dessin de Pierre Székely illustrant sa conception de la maison en quatre stades – Droits réservés

Ce dessin fondateur, gravé à l’entrée de la maison, a été repris par Fred et Monique Gelas afin d’éditer un « timbre-à-moi » sur lequel manque, et c’est dommage, la mention du nom de l’auteur du dessin.

« Timbre-à-moi » reproduisant le dessin de Pierre Székely – Droits réservés

En fait, le Bateau Ivre est une maison en avance de quelques dix à vingt ans. Entre les années 60 et 70 sont nées les conceptions d’objets, de véhicules ou de maisons, dites « organiques » ou de « bio-design », c’est à dire adoptant des formes douces et arrondies, en fusion (réelle ou simulée) avec les formes de la nature. Le Bateau Ivre de Saint-Marcellin, conçu entre 1952 et 1956, fait déjà partie de ce courant : simplicité dans la construction, formes douces, dialogue entre la nature et la maison, le jardin pénètre dans le hall et le séjour est ouvert sur le jardin .

Dès l’abord, la maison se présente avec peu d’ouvertures sur ses façades ouest et nord, des ouvertures aux angles arrondis perçant des murs blancs. Le toit, légèrement en pente, est cerclé d’un bandeau d’aluminium.

Le Bateau Ivre – Entrée – Droits réservés – JB

La « visite » qui suit est illustrée par des photographies ayant trois origines différentes:

  • des photos publiées en février 1957 dans la revue « Arts Ménagers » (1), notées A, alors que la maison n’est occupée que depuis quelques semaines.
  • des photos filigranées de la maison datées de janvier 2021, lors de la mise en vente de celle-ci (publication sur le site marchand de l’agent immobilier) (2), notées B.
  • enfin des photos de septembre 2021, après l’achat du Bateau Ivre par la Ville de Saint-Marcellin, alors que la maison est vide, notées C.

Pour bien comprendre, voir le plan publié dans le chapitre trois.

L’allée d’accès, pavée de lauzes, pénètre dans l’entrée éclairée par des oculus au plafond. Sur la gauche, en alignement, la chambre des parents et celles des enfants, séparées par des salles de bain. Les deux chambres d’extrémité ont des murs arrondis et les chambres intermédiaires, ainsi que les salles de bain, demeurent parallélépipédiques par pure obligation. Les chambres sont équipées d’un meuble occupant la totalité du mur orienté à l’est, meuble comportant des étagères, des placards et une découpe donnant accès à la fenêtre dont les volets sont intérieurs. Notons qu’aucune penderie n’est prévue ! Le couloir d’entrée conduit à un espace dit de jeux pour les enfants, lequel deviendra un bureau lorsqu’ils auront grandi. Cet espace ouvre, par une grande verrière côté sud, sur le jardin.

C – Le Bateau Ivre – Entrée – Droits réservés – ME
B – Le Bateau Ivre – Couloir d’entrée – Droits réservés
C – Le Bateau Ivre – Salle de Bains – Droits réservés – JB
B – Le Bateau Ivre – L’une des chambres – Droits réservés
C – Le Bateau Ivre – Meuble mural des chambres – Droits réservés – ME

En tournant sur la droite, nous accédons à la partie diurne de la maison, divisée en deux unités. A droite, l’utilitaire avec la cuisine, la buanderie, les sanitaires, une chambre dite de bonne et une chambre d’amis. Cette dernière bénéficie d’une porte donnant sur l’extérieur afin de la rendre indépendante.

La cuisine exposée en 1954 au Salon des Arts Ménagers – Droits réservés
A – Le Bateau Ivre en 1957 – La cuisine installée – La céramique du mur de fond (Vera Székely) est celle du Salon des Arts Ménagers – Droits réservés – Horak
C – La cuisine aujourd’hui – Droits réservés – ME
C – Le Bateau Ivre – La chambre d’amis – Droits réservés – JB

A gauche, une grande salle unique dite de séjour, de 40 m² de surface, rapprochant une partie « salle à manger » avec une immense baie vitrée donnant plein sud sur le jardin et une partie « salon » caractérisée par une cheminée de grande dimension recouverte de galets provenant de la Galaure et une bibliothèque fixée au mur avec deux abattants pouvant servir d’écritoires. Le mur de cette pièce, à l’est, est entièrement occupé par une céramique de Vera Szekely, d’une superficie de 19 m², d’un décor abstrait, coloré, fascinant, qui se poursuit à l’extérieur, en bordure de la terrasse (une terrasse de très faible largeur). Le mur du salon est percé de cylindres colorés laissant pénétrer la lumière.

A – Le Bateau Ivre en 1957 – Salle à manger – Droits réservés – Horak – Les sièges sont des modèles Bertoia, encore aujourd’hui diffusés par Knoll
B – Le Bateau Ivre -Salle à manger et la cheminée du salon- Droits réservés
C – Le Bateau Ivre – Salle à manger – Céramique Vera Székely – Droits réservés – JB
A – Le Bateau Ivre en 1957 – Le salon – Droits réservés – Horak Assises de G à D: Monique Gelas et Maria Gautier; au second rang, assis: Pierre Székely; au fond, de G à D: André Borderie et Fred Gelas
C – Le Bateau Ivre – Bibliothèque du salon -Droits réservés – JB
A – Le Bateau Ivre en 1957 – Façade sud – Droits réservés -Horak
C – Le Bateau Ivre – Façade sud – Droits réservés – JB
C – Le Bateau Ivre – Façade sud – Droits réservés – JB

Toute reproduction, même partielle, de cet article est soumise à l’accord préalable de l’auteur

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Chronique du Bateau Ivre, de Saint-Marcellin. Chapitre quatre

Louis Babinet, Pierre Székely, André Borderie, Vera Székely, Michel Bourne et compagnie

Sur la maison du Bateau Ivre, le Ministère de la culture a fait déposer une plaque rappelant que cette construction a été reconnue comme Patrimoine du XX° siècle en 2003, puis classée Monument Historique le 14 septembre 2007, et citant les « auteurs » ci-après : L. Babinet, architecte ; P. Székely, sculpteur ; A. Borderie, peintre ; V. Székely, céramiste et M. Bourne, architecte paysagiste. Mais qui sont-ils tous ?

Louis Babinet, signataire du dossier de demande de permis de construire, est celui de tous qui a laissé le moins de traces de son passage, aucun élément sur Internet ne permettant de le retrouver, à l’exception d’une agence d’architecture à Paris, sans salariés, et qui a fermé le 30 juin 1994 (1).

Peter (dit Pierre) Székely, né à Budapest (Hongrie) le 11 juin 1923, s’initie à la taille de la pierre en 1944, en camp de travail. Dès fin 1946, il est à Paris, et s’installera à Bures-sur-Yvette en septembre 1947 avec son Vera qu’il a épousé le 10 juin 1945, à Budapest. Tous deux s’installeront à Marcoussis en 1955. Sa créativité est considérable. Il réalise des objets en bois, métal, pierre, céramique. De plus, il collabore avec divers architectes afin de réaliser des constructions ou aménagements originaux. C’est à ce titre qu’il signe le Bateau Ivre avec Louis Babinet. Pierre Székely est distingué à de multiples reprises : en 1978, docteur Honoris causa de l’Académie Royale des Beaux-Arts de La Haye ; en 1990, Ordre National du Mérite et en 1993, Chevalier de la Légion d’Honneur. Il décède le 3 avril 2001 (2).

Fred Gelas accoudé sur une sculpture de Pierre Székely (DR)

André Borderie naît en Gironde le 20 décembre 1923. Sa profession d’inspecteur adjoint des télécommunications le conduit à Vienne (Autriche) en 1946, où il rencontre Pierre Székely et son épouse Vera. En compagnie de Maria Gautier, qu’il épousera, tous quatre s’installeront à Bures-sur-Yvette, puis à Marcoussis. Jusqu’en 1957, André Borderie et les Székely signeront leurs travaux d’une seule et même signature ; peintures, céramiques, meubles … Artiste polymorphe, il exerce également dans la tapisserie puis, à partir de 1970, dans des œuvres monumentales. André Borderie décède le 10 octobre 1998 (3).

André Borderie – Droits réservés

Veronika Harsanyi, (Vera Szekely), née le 12 octobre 1919 à Piestany (Hongrie), décide très tôt d’être graphiste. Cependant, elle participe aux JO de Berlin en 1936 en tant que membre de l’équipe nationale hongroise de natation. En 1946, après un séjour à Vienne, en compagnie de Pierre Székely, qu’elle a épousé en 1945, et André Borderie, elle gagne Paris, Bures-sur-Yvette puis Marcoussis. Après la céramique et la sculpture, elle travaille la mosaïque, la tapisserie, le vitrail, puis de grandes voiles. Le couple Székely a deux enfants, Maria et Martin. Ce dernier, dont la marraine est Monique Gelas, est actuellement un designer-graphiste mondialement reconnu. Vera Székely décède le 24 décembre 1994 (4).

Pierre et Vera Székely – Droits réservés

Michel Bourne est un architecte-paysagiste qui a longtemps exercé et vécu à Saint-Marcellin. Sa famille est rattachée aux pépinières Guillot et Bourne dont le siège social se trouve à Jarcieu (Isère). Il est né le 16 février 1932. Il a épousé Ingrid Cloppenburg, allemande d’origine hollandaise, née en 1933, dotée d’une solide formation de paysagiste (5). Et c’est ensemble qu’ils ouvrent un Atelier de Paysage à Saint-Marcellin, « Jardins et Forêts », à partir de 1957. Michel Bourne est le concepteur du jardin de la maison du Bateau Ivre (en 1955-56) et il est probable qu’Ingrid Bourne y a participé.

A ce quintette, il nous semble possible d’ajouter d’autres noms qui font que la maison du Bateau Ivre constitue un « tout », un ensemble remarquable.

Marcel Gascoin est l’un de ces noms. En mai 2014, le site « Art Utile »(6) présente un ouvrage intitulé « Utopie domestique : Intérieurs de la reconstruction 1945-1955 ». Et nous apprend que l’architecte d’intérieur de la maison du Bateau Ivre est Marcel Gascoin. Né le 24 août 1907 et décédé le 27 octobre 1986, il est menuisier-ébéniste de formation et le concepteur d’un mobilier rationnel, économique et de série usant de dispositifs astucieux afin de gagner de la place : étagères superposées, abattants, éléments pliants, coulissants ou escamotables, le tout directement accroché au mur … De façon un peu ironique, son travail a été surnommé « murs Gascoin ». Il n’en reste pas moins que ses concepts perdurent aujourd’hui dans l’esprit d’Ikea et d’autres concurrents. Marcel Gascoin a animé deux entreprises successives, la COMERA (Compagnie des Meubles Rationnels) fondée en 1945, puis l’ARHEC (Aménagement Rationnel de l’Habitation et des Collectivités) (7).

Mais qui a construit les meubles, ou certains meubles ? L’un des anciens choristes d’A Cœur Joie, très lié avec Fred Gelas, nous cite « Les Compagnons du Rabot ». Cette entreprise, située à Orsay, créée en janvier 1957, existe toujours aujourd’hui. Elle a été fondée par Dominique Bonvicini. C’est à voir …

Jean Prouvé. Né le 8 avril 1901, il ouvre un atelier de ferronnerie d’art en 1924. Laquelle ferronnerie se transformera progressivement en atelier de conception de mobilier au contact de grands noms comme Le Corbusier ou Charlotte Perriand. Enfin, il s’orientera vers l’architecture en proposant des structures porteuses en acier, des murs-rideau, des escaliers, portes ou sanitaires préfabriqués … La guerre le voit s’engager dans la Résistance. A l’issue de la guerre, son activité reprend avec le projet d’une « maison pour l’Abbé Pierre » qui peut être montée en sept heures, mais qui n’obtiendra pas d’agrément et restera un prototype. Le toit de la maison du Bateau Ivre est constitué de bacs Prouvé en aluminium; il y a sans doute là l’une des explications à la construction rapide de la maison. Jean Prouvé décède le 23 mars 1984 (8).

Jean Prouvé – Station-service vers 1953 – Droits réservés

Agnès Varda. Elle est passée à Saint-Marcellin. Agnès Varda participe, en 1954-55, aux travaux de l’aménagement intérieur de l’église Saint-Nicolas de Fossé (Ardennes) en tant que photographe. Ces travaux sont menés par Pierre et Vera Székely et André Borderie, du groupe artistique « Espace ». Une partie de leurs travaux, notamment le chemin de croix de cette église, est détruite par des paroissiens furieux du travail des créateurs, ceci sur injonction de Rome et de l’archevêque de Reims (9-10). Agnès Varda, qui pratique la photographie d’architecture et d’urbanisme, connaît bien cette communauté d’artistes et la concomitance des chantiers de Fossé et du Bateau Ivre lui a donné l’occasion de passer à Saint-Marcellin. Nous disposons de quelques photographies adressées au couple Gelas avec un courrier d’accompagnement.

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Chronique du Bateau Ivre, de Saint-Marcellin. Chapitre trois

La naissance du Bateau Ivre

Au cours de la première moitié des années 50, les Gelas envisagent de quitter la maison qu’ils habitent Avenue du Vercors (devenue récemment rue des Charbonnières) et, pour cela, acquièrent un terrain situé au nord de Saint-Marcellin, sur la route conduisant à Saint-Vérand et, au-delà, à Lyon par le Col de Toutes-Aures. Le quartier est pratiquement vide de construction. Le terrain choisi n’est pas du meilleur aloi, puisqu’il est en zone inondable, ce qui, à l’époque, ne devait pas être un argument majeur s’opposant à la construction. Aujourd’hui, ce quartier regroupe de nombreuses villas, ainsi que les établissements scolaires du secondaire, lycée et collège. L’avenue qui le parcourt se nomme avenue de la Saulaie.

La suite est racontée par Daniel Léger dans son précieux ouvrage « Vera Székely-Traces », publié en 2016 aux Editions Bernard Chauveau (1). Nous reprenons le mot-à-mot de l’auteur qui dit répéter ce que Monique et Fred Gelas lui ont conté. Nous confronterons ce récit à la réalité de certains documents, notamment des permis de construire et nous tenterons d’harmoniser les deux histoires.

« Je débute par l’historique du Bateau Ivre conté par les époux Gelas, Monique et Fred. Alfred consacre ses loisirs à sa chorale « A Cœur Joie » à Saint-Marcellin ; il en est le chef de chœur. Le premier rassemblement du mouvement « A Cœur Joie » se déroule en 1950 à Chamarande sous le nom de « Cham50 ». Devant son succès, les organisateurs cherchent un lieu permettant de rassembler tous les trois ans un nombre conséquent de choristes venus du monde entier. Ce sera à Vaison-la-Romaine dans le Vaucluse, en 1953, que naissent les Choralies. Et c’est précisément par cette naissance que va poindre le Bateau Ivre.

« Dès cette première édition, le fondateur-musicien César Geoffray, ayant vécu dix ans au sein de la communauté rurale et idéaliste « Moly-Sabata » d’Albert Gleizes et Anne Dangar, souhaite la présence de différents ateliers artistiques, et contrairement à de nos jours, non uniquement axés sur la musique. Il en est même sur la géographie, la nature, la langue d’Oc ; la liste est longue de quarante ateliers dirigés par quarante intervenants. Fred Gelas dirige le sien, « Politique du chant choral », pendant que son épouse, Monique, baby boom oblige, crée de toutes pièces une garderie petite enfance salutaire pour les participants, en majorité jeunes parents…

« Il est un atelier isolé sur un quai désaffecté de la gare que Monique suit assidûment. Sous le vocable de « Forme », André Borderie y expose les principes d’une architecture nouvelle.(…) Subjuguée par ses théories avancées, Monique lui propose d’aller examiner un terrain, alors en pleine campagne, à Saint-Marcellin, sur lequel son mari et elle souhaitent faire construire leur maison, sans avoir trouvé aucun projet les satisfaisant. Inutile de préciser que leurs aspirations allaient sans hésitation vers la modernité, à l’époque baptisée « étrangeté » par beaucoup. André Borderie ayant vu le terrain en question, les époux Gelas se rendent à Bures-sur-Yvette où Pierre et Vera Székely les reçoivent ».

Avant de découvrir qui sont André Borderie, Vera et Pierre Székely, jetons un regard sur la naissance d’« une » maison pour les Gelas.

Le 22 janvier 1954 (soit postérieurement aux premières Choralies de Vaison-la-Romaine), Alfred Gelas dépose une demande de permis de construire auprès de la Ville de Saint-Marcellin, portant sur une maison dont les plans dessinés par Jean-Marc Grange, architecte à Tassin-la-Demi-Lune (Rhône), sont datés du 19 janvier 1954. Il s’agit d’une maison d’allure hyper-classique, constituée d’un rez-de-chaussée surélevé (trois-cinq marches) sans doute en raison du risque d’inondation et d’un étage couvert d’un toit à double pente. La base de la maison est un rectangle de 11,40 m X 9,50 m (2).


Plan de situation du 1er projet de construction d’une maison d’habitation – Janvier 1954 Archives Municipales Saint-Marcellin – Droits réservés
Dessins des façades du 1er projet de 1954 – Archives Municipales de Saint-Marcellin – Droits réservés

Un second permis de construire, relatif au projet proposé par André Borderie, Vera et Pierre Székely, signé par Louis Babinet, architecte, est déposé le 23 mars 1955, soit près de deux ans après la première rencontre entre Monique Gelas et André Borderie. De nature totalement différente du précédent, il est accordé par la Ville de Saint-Marcellin le 29 avril 1955, sous le N° 13342 (2). Le chantier est déclaré ouvert le 24 mai 1955 et achevé le 16 août 1955. Le certificat de conformité n’est délivré que le 11 décembre 1956. Sauf à considérer qu’entre le premier permis de construire et le second permis de construire, le chantier ait déjà été ouvert, nous pouvons noter d’une part l’extrême célérité de la construction (moins de trois mois!), et d’autre part le long délai imparti avant que soit délivrée l’attestation de conformité (plus d’un an!) (2). La maison du Bateau Ivre est née.

Façade sud du second projet, celui du Bateau Ivre – Archives Municipales de Saint-Marcellin – Droits réservés
Plan de la maison du Bateau Ivre – Droits réservés

Pour l’anecdote, le couple Gelas a fait, plus de dix ans plus tard, une autre demande de permis de construire pour une extension située sur le toit de la maison, afin d’en faire un bureau. Le dossier, instruit par l’architecte Henri Mouette, associé aux Székely, déposé le 6 mai 1967, a reçu un avis favorable du maire le 9 mai 1967. Il a été transmis à l’architecte des Bâtiments de France, par la DDE, le 5 juillet 1967, et a reçu un avis défavorable le 7 juillet 1967 « considérant que les travaux envisagés sont de nature à porter atteinte au caractère des lieux avoisinants ». En conséquence, la DDE refuse le permis de construire le 26 juillet 1967, et le maire, Paul Picard, rejette la demande de permis de construire le 1er août 1967 (3). Il est permis de s’interroger sur « l’atteinte au caractère des lieux avoisinants », surtout de la part d’un architecte des Bâtiments de France.

Projet d’extension sur le toit (refusé) – Mai 1967 – Archives Municipales de Saint-Marcellin – Droits réservés

  • 1 – Daniel Léger – Vera Székely-Traces – Ed. Bernard Chauveau 2016
  • 2 – Archives Municipales de Saint-Marcellin – Permis de construire – 41W472
  • 3 – Archives Municipales de Saint-Marcellin – Permis de construire – 41W472

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