»Cette année-là, je devais être en classe de sixième au Lycée Champollion. Ma seconde année de sixième puisque j’avais redoublé. Champollion était un drôle de lycée classique dans lequel on rencontrait aussi bien des dizaines de petits gamins aussi peu expérimentés que moi et de vieux adultes qui préparaient les Grandes Ecoles. Ceux-ci avaient une cour qui leur était réservée et dans laquelle ils avaient le droit de fumer. Et ils fumaient tellement qu’aux heures de récréation ou lors des changements de salle, si l’on devait traverser cet espace, on ne pouvait le faire que sous un épais nuage de fumée. Jamais aucun d’entre nous ne s’est risqué à aller y fumer, ce qui n’empêchait pas que les toilettes des cours qui nous étaient attribuées sentaient parfois le tabac. »
»Champollion était un lycée immense, avec ses huit cours intérieures de dimensions très inégales (la huitième est ridiculement petite) et fermées sur les quatre côtés, à l’exception de trois d’entre elles qui donnent sur le Cours Lesdiguières. C’est aussi un lycée triste dans lequel la verdure n’a pas sa place et où les arbres sont chichement comptés. Des litanies de salles d’enseignement se déploient sur deux étages, toutes les mêmes, reliées par des couloirs interminables et de larges escaliers que l’on devait parcourir à plusieurs reprises dans la journée. Construit à la fin du 19° siècle pour accueillir plus d’un millier d’élèves, ses murs de pierre de taille et ses parements de brique lui donnent un irrépressible air de caserne. »
»J’y étais un très mauvais élève. Probablement pas par incapacité de travailler ou par insuffisance intellectuelle, non, mais à cause de la griserie de la liberté et de l’indépendance nouvellement acquises. Liberté et indépendance commençaient dès le matin à l’entrée dans le bus et ne prenaient fin que lors de mon retour à la maison, soit pour le repas de midi, soit après le dernier cours de la journée. Dès que je n’étais plus « à la maison », je n’avais plus à supporter l’autorité parentale, ni la succession de mes sœurs dans la fratrie. Alors, je n’étudiais absolument rien et passais mes dimanches à revenir au lycée pour faire des heures de « colle ». Quatre heures de « colle » par dimanche, deux heures le matin et deux heures l’après-midi ! »
Mon père m’avait rejoint, au bout de quelques instants, et nous avions repris la route du retour.
» »On rentre » », m’avait-t-il dit.
Ce ne devait pas être très tard dans l’après-midi, car nous avions bien trois bonnes heures de route devant nous. Tiens, je ne me souviens même pas où l’on a mangé ce jour-là, au restaurant, chez le propriétaire, peut-être tout simplement, sur le bord de la route, un sandwich ou une petite collation que ma mère aurait préparé avant le départ, je n’en sais rien.
Les premiers kilomètres se sont déroulés avec pour seul fond sonore celui du moteur de la voiture. Nous reprenions en sens inverse le même trajet que celui effectué le matin, avec les mêmes paysages, les mêmes groupes de maisons toutes semblables, les mêmes collines sèches. Mes découvertes de la journée faisaient que je remarquais davantage les vignes et constatais qu’il y en avait de partout. Elles escaladaient la moindre pente de colline. Je ne comprenais toujours pas le sens de cette visite, bien que certains indices me laissaient quand même penser que nous étions appelés à venir vivre ici. Et ce n’est qu’après de très longs moments de silence que mon père s’était enfin lancé à m’apporter quelques explications. Pas très nombreuses. Il m’avait brièvement expliqué que cette maison, ces vignes, il avait pris la décision de les acheter et que, bientôt, c’est là que nous allions venir habiter. Ce n’était pas un projet, ce n’était pas une hypothèse ou une éventualité. Je ne sais plus s’il m’a demandé ce que cela me faisait, ou bien à quoi cela me faisait penser. Je pense n’avoir répondu que par de courtes phrases, très courtes phrases, car j’étais incapable de me prononcer et de dire si cela me plaisait ou me déplaisait. Je m’étais contenté de lui soumettre deux ou trois questions d’ordre technique.
« On va déménager ? »
« La vigne, c’est pour faire du vin ? »
« Pour aller au lycée, j’irai où ? »
« Quand est-ce que l’on va venir ici ? »
Ses réponses s’étaient révélées être encore pleines d’incertitude, les dates n’étaient pas arrêtées, quant au collège ou au lycée pour mes études, il fallait d’abord rechercher un établissement.
Alors, je crois bien que je n’avais plus rien dit jusqu’à la fin du trajet de retour, et lui non plus. Il y avait à peine deux ans que nous avions emménagé dans notre maison de la banlieue de Grenoble et je commençais à m’habituer à celle-ci, même si je n’y étais pas spécialement heureux. J’avais des copains et ma vie, turbulente, était faite de rencontres et de découvertes. Au fond, ce n’est pas le déplacement qui me déplaisait, je crois que j’aurais été volontaire pour un nouveau départ s’il avait fallu, mais venir ici, dans ce coin perdu de Provence, où il n’y avait presque personne, pour cultiver de la vigne alors que nous venions d’immeubles du sud de Grenoble et lui de son bureau de comptable chez Neyrpic, non, cela ne m’attirait pas du tout. Et puis, lui, il aurait cultivé la vigne, mais moi qu’est-ce que j’allais faire de mes mercredis, de mes jours de congé, de mes vacances ? Il me fallait cultiver la vigne, moi aussi ?
C’est dans le silence réciproque que nous sommes rentrés à la maison.
Je n’entendrai jamais plus parler de cette maison de Barroux, proche de Vaison la Romaine, ni des vignes que nous devions y acheter et cultiver. Et surtout pas par mon père. Au hasard des repas et des échanges entre mes parents, j’ai parfois entendu parler de notaire, puis d’avocat et j’ai appris, par bribes, que les relations avec le vendeur avaient pris le tour d’un affrontement devant le tribunal, car il y avait eu tromperie sur les terres vendues, je n’ai jamais bien su s’il s’agissait de leur surface, deux hectares, ou de leur affectation, certaines terres étant vendues comme vignes alors qu’il ne s’agissait que de vulgaire garrigue. Quand et comment les choses se sont-elles réglées ? Je ne sais pas vraiment, sauf qu’elles se sont éternisées pendant près d’une douzaine d’année et que, je crois bien, mon père y a laissé quelques plumes.
Toujours est-il que, soixante ans plus tard, on ne peut que constater que mon père n’est jamais devenu viticulteur au pays du Vacqueyras, du Rasteau, du Beaumes de Venise, du Gigondas ou du Côtes du Ventoux.
Et que, par la même occasion, je ne suis jamais devenu le fils du vigneron.