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Islamisme radical: sidération, peur et divisions

Le 4 décembre dernier(Trois-semaines-après), nous ouvrions notre post par les mots de Spinoza: »Ne pas rire, ni pleurer, ni détester ni maudire, mais comprendre », Faut-il croire que peu nombreux sont ceux qui suivent cet adage et que ceux qui parlent sans chercher à comprendre ou pour défendre d’autres causes sont infiniment plus nombreux ? Toujours est-il que nous sommes passés de la sidération de janvier 2015 (Charlie Hebdo), à la peur de novembre 2015 (Bataclan), puis à la division sociale et politique (Nice juillet 2016 et au-delà). D’aucuns s’aventurent déjà à parler de possible « guerre civile ». Comment en est-on arrivé là ?

Plusieurs raisons sont à mettre en évidence.

  • Une analyse incomplète des causes de cette violence et des éléments qui la font se développer globalement en Occident.
  • Une réponse erronée, et cela est logique puisque les causes ne sont pas identifiées.

    Depuis bientôt deux ans, les actions criminelles de l’organisation Etat Islamique nous sont présentées comme quelque chose de nouveau. C’est oublier que le terrorisme islamique, sous la bannière d’Al Qaïda, a plus de trente ans d’existence. Le premier camp d’entraînement de cette structure a été créé en 1984 par Ben Laden. Les premiers attentats meurtriers ont été réalisés dès 1983 par l’Organisation du Djihad Islamique. Il n’y a rien de nouveau et ce que nous n’avons pas pu, ou pas su, combattre depuis plus de trente ans se poursuit aujourd’hui sous le vocable d’EI, ou d’ISIS dans le monde anglophone, (la France étant quasiment la seule à parler de Daech, espérant ainsi exorciser le diable !). Il nous faut également admettre que ce rapide historique fait l’impasse totale sur le terrorisme pro-palestinien (FPLP, Septembre Noir, FDPLP), dont l’un des théoriciens, Abdallah Hazzam, est co-fondateur, avec Ben Laden, d’Al Qaïda.

    Dans ce post du 4 décembre, nous avions tenté une « explication ». Nécessairement, une double explication: là-bas et ici. Là-bas afin de comprendre, s’il est possible, les divisions du monde arabe, son inadaptation au monde moderne, son ressentiment à l’égard de l’Occident, tout ceci pourri par une lutte acharnée et interminable entre chiites et sunnites. Ici, par le rejet par notre société, de classes d’âge entières, surtout si elles vivent dans les quartiers difficiles de nos villes, par l’absence d’avenir, par le chômage. Faut-il rappeler que celui-ci frappe près de 20% des jeunes européens; 52 % en Grèce, 45% en Espagne, 37% en Italie, 25% en France, …[Ces chiffres sont de mars 2016 (http://www.touteleurope.eu/actualite/le-taux-de-chomage-des-jeunes-mars-2016.html) ? Sans oublier qu’il ne s’agit-là que de moyennes et que les chiffres sont quasiment à multiplier par deux dans nos « quartiers » !
    Nous venons de lire un bouquin paru il y a quelques mois déjà, écrit par Claude Guibal, une journaliste qui travaille à la rédaction de France Inter. C’est dommage de ne le découvrir qu’aujourd’hui tant les évènements vont vite, mais nous pouvons connaître dans « Islamistan, visages du radicalisme » toute une série de portraits d’hommes et de femmes qui ont rejoint, qui ont suivi, ou qui ont quitté cette forme d’intransigeance qu’est l’islamisme radical.(1)
    Le dernier portrait que nous livre cet ouvrage est consacré à un homme qui, originaire des Minguettes, s’est rendu en Afghanistan, puis en Bosnie, avant d’être emprisonné plus de trente mois à Guantanamo. Il faut entendre comment le mensonge des USA au sujet des armes de destruction massive ayant justifié l’intervention en Irak a donné naissance à la conviction que tout n’est que complot de la part de l’Occident. Il faut entendre comment la « marche des beurs » de 1983 a été le dernier évènement pouvant donner lieu à un projet d’avenir commun en France. »Aujourd’hui, les jeunes n’ont même plus ce projet commun, dans une société de plus en plus individualiste et matérielle. On a raté sa vie si l’on n’a pas un belle femme, une belle maison, une belle voiture et beaucoup d’argent. Un jeune, il se demande pourquoi aller à l’école, puisque ça ne lui servira pas à avoir un boulot. Il a un sentiment d’échec avant d’avoir commencé, il sait que des portes sont fermées. Et dans ce contexte-là, il y a des gens qui arrivent et qui lui disent: « Regarde-moi, j’ai un projet nouveau, et tout de suite tu vas voir loin ». Ça peut être la drogue, tu fais du profit, vite, et tu peux réussir. Ça peut être le djihad, la religion. C’est le projet alternatif. »
    Face à ces deux explications étroitement imbriquées, que nous donne-t-on comme réponse ? Une mise en scène de l’unité nationale qui convainc de moins en moins de monde, qui a des visées électoralistes et qui aboutit aux divisions que l’on constate actuellement.
    Le premier élément de cette réponse erronée consiste à nous dire que c’est la France qui est visée. C’est faux ! C’est faux, car c’est oublier bien vite que d’autres pays ont souffert, avant la France, dans leur chair, à cause du terrorisme islamique. Pensons à la Grande-Bretagne le 7 juillet 2005, pensons à l’Espagne le 11 mars 2004, … C’est faux, parce que dans le même temps où la France est touchée, d’autres pays le sont également. Pensons (entre autres) à la Turquie, au Mali, à la Côte d’Ivoire, à la Tunisie, à la Belgique, à l’Allemagne, aux Etats-Unis, … sans oublier les massacres commis par Boko Haram. La France n’est visée qu’au même titre que tous les pays occidentaux et tous les espaces où vivent des occidentaux. Il ne sert donc à rien, car cela est faux, de dresser la liste des particularités de la culture française comme le plaisir de chanter et danser, de boire un verre en terrasse ou de fêter le 14 juillet. Pierre Perret s’est fendu d’un (beau) texte dans lequel il dresse la liste des hauts faits de la culture française. Il a juste oublié que les Belges peuvent revendiquer Rubens, Hergé, Magritte, Jacques Brel et les moules-frites. Il a juste oublié que les Allemands peuvent revendiquer Beethoven, le Bauhaus, Max Ernst, Karl Lagerfeld ou la bière de Munich. Il a aussi oublié que les Anglais savent se prévaloir de Shakespeare, William Turner ou Francis Bacon, les Beatles ou les Rolling Stones, Lewis Caroll et les Fish and Chips. Enfin, c’est faux parce que la célébration d’une messe à Saint-Etienne du Rouvray n’est pas (n’est plus) un symbole de notre pays largement déchristianisé. Qu’auraient dit nos édiles si un attentat avait eu lieu à Lourdes ou à La Salette lors des cérémonies mariales ? Auraient-ils invoqué les origines chrétiennes de l’Occident ?
    Le second élément de cette réponse erronée consiste à renforcer l’arsenal juridique d’une part et à partir en guerre en Syrie ou en Irak.
    L’état d’urgence, récemment prolongé, n’a aucunement prouvé son efficacité. Il a davantage servi à contrôler des militants écologistes ou syndicalistes qu’à pouvoir mettre la main sur des islamistes radicalisés. Certes, quelques projets d’attentats ont été déjoués, mais sans que l’état d’urgence y soit pour grand-chose. Certes, il n’a pas empêché les manifestations contre la loi Travail, ni l’Euro de foot, ni le Tour de France, mais il n’a pas empêché, non plus, le massacre de Nice. Quant à l’épisode funeste de la déchéance de nationalité, il vaut mieux n’en plus parler !
    Après le massacre de Nice, François Hollande a annoncé l’intensification des interventions en Syrie et en Irak, de façon à détruire l’EI. Faites donc le rapprochement de cette idée avec le point de vue du djihadiste repenti que Claude Guibal interviewait en début de ce post ! Cela vous semble-t-il répondre au problème ? Il est un vieil enseignement qui dit que « la solution est politique » … Oui, la solution (à long terme, peut-être) est politique. Elle est exclusivement politique.


    Alors, si tout est politique, que nous faut-il faire ? Ou, pour le moins, que nous faut-il essayer de faire, imaginer ? Sur quoi, à propos de quoi, nous faut-il réfléchir ?
  • Sur tous les tons et à chaque occasion, notre gouvernement nous rappelle que la France est en guerre. En guerre contre le terrorisme ! Cela est faux. Nous ne sommes pas en guerre, et ceci pour deux (voire trois) raisons évidentes. La première étant que la guerre se déclare contre un adversaire, un ennemi, une chose identifiée, avec laquelle il est possible, éventuellement, de négocier et non pas avec une hydre dont la tête ressurgi toujours depuis plus de trente ans. Ensuite, parce que la guerre, selon la législation française (ainsi que selon la législation de l’ONU) fait l’objet d’une déclaration, d’un débat devant le Parlement, renouvelé si prolongation des interventions. Rien de tout cela n’a été fait, ni en France, ni à l’ONU. Enfin,nous avons vu que l’adversaire se trouve là-bas et ici: faut-il en conclure que la guerre se mène aussi là-bas et ici ? En Grande-Bretagne, en Allemagne, en Suisse, lorsqu’un fou commet un acte de fou, il est traité comme un déséquilibré. En France, quand un fou commet un acte de fou (à Nice par exemple, voire aussi à Saint-Quentin Fallavier), les autorités nous parlent désormais de radicalisation rapide, en quelques heures (!), avant même le début de l’enquête. Il faut bien donner du contenu à notre guerre.
  • Mettre un terme immédiat à tout ce qui peux diviser non seulement les Français, mais également les Européens, au-delà des origines sociales, religieuses ou ethniques. En France notamment, là où la laïcité est un pilier de la République, cesser toute forme de discrimination et de mise en demeure. Si la pratique de l’Islam doit être et doit demeurer un choix privé, il importe de ne pas céder à l’injonction dangereuse faite aux musulmans de se prononcer, en tant que musulmans, contre les agissements des terroristes. Qui choisira les « vrais » musulmans ? Qu’adviendra-t-il des athées ? Dans des pays où les majorités deviennent incapables de distinguer un arabe, ou un persan (ou iranien), ou un turc, d’un musulman, puis incapables de distinguer un musulman d’un terroriste, il y a là une obligation inacceptable. Un indispensable retour à une laïcité de forme et de principe est à réaliser très vite. Les positions de l’église catholique qui « prie pour la France », fait carillonner les cloches et en recueille le  »prime time » des journaux du soir, ne sont pas acceptable. Si les quelques excès de comportement des musulmans ne sont pas à encourager, nous nous devons aussi d’avoir une laïcité de modestie et non de conquête.
  • Bertrand Schwartz est décédé le 30 juillet 2016, voici quelques jours. Si son nom intervient dans ce texte, c’est parce qu’en septembre 1981, à la demande de Pierre Mauroy, alors ministre de François Mitterrand, il a rédigé un rapport consacré à « l’insertion sociale et professionnelle des jeunes en difficulté », Le constat était le suivant: le taux de chômage des jeunes est nettement supérieur à celui des adultes, les emplois qu’ils occupent sont précaires, le nombre de jeunes qui ont affaire à la justice s’accroît, celui des suicides également. Et de proposer une démarche globale et adaptée aux conditions locales, démarche que des Missions Locales temporaires pourraient mettre en œuvre. « Rien ne se fera sans les jeunes. Toute politique ne peut être entreprise et menée à bien qu’avec ceux à qui elle s’adresse. C’est à eux qu’il revient de donner à l’ensemble des forces sociales concernées des raisons de s’acharner à construire de nouvelles voies. « Trente cinq ans plus tard, les Missions Locales existent encore, la détresse des jeunes est encore plus grande, et au-delà de la justice et du suicide, ce sont les maladies psychiatriques qui les guettent.
  • Si le terrorisme ne vise pas la France, en tant que France, mais qu’il vise l’Occident, et si cette notion d’Occident est trop grande pour nos esprits, alors il nous faut parler d’Europe. Une Europe bien malade qui se crispe devant ce qu’elle appelle l’afflux, l’invasion de réfugiés et de migrants. Une Europe qui finance d’autres pays pour retenir ces fameux réfugiés au risque de catastrophes humanitaires. Une Europe qui construit des murs, des barricades, des barbelés pour se retrancher sur son pré carré. Une Europe que se délite par le départ prochain des anglais. « Wir schaffen das », a dit Angela Merkel (Nous le ferons), face à l’afflux de migrants que la France n’a accueillis qu’au compte-goutte. A l’issue de la guerre d’Algérie, notre pays a reçu de 700 à 800 000 rapatriés d’Algérie, en un temps record, d’avril à juillet 1962. Cela ne s’est pas réalisé facilement, mais cela a été fait. En 1979, ce sont 120 à 150 000 boat peoples vietnamiens qui ont été reçus par notre pays, qui s’y sont intégrés, qui y ont fait des enfants. Alors, pourquoi cette opposition à recevoir des migrants de Syrie, d’Afghanistan, de Somalie ou d’Erythrée ? Parce que ce sont des musulmans ? Parce que tout musulman est suspect de terrorisme ? Notre silence et notre inaction transforment la Méditerranée en grand cimetière marin: près de 3000 personnes y ont péri depuis le début de l’année 2016. Bien entendu, il n’est pas possible d’accueillir tout le monde ! Mais l’Europe ne peut-elle pas agir et pour la paix et pour le développement économique ?
    Il existe deux conflits majeurs au Proche-Orient et au Moyen-Orient: le conflit israélo-palestinien et la guerre en Syrie. L’un et l’autre apportent leur lot de braises afin de réactiver sans cesse les conflits inter-arabes (là-bas) et les tensions en Occident (ici). La paix, ou à tout le moins un règlement honorable, mettant fin à ces deux conflits ne pourra qu’apporter un souffle nouveau sur le monde arabe et priver l’islamisme radical d’arguments mobilisateurs. Au lieu de cela, la Palestine reste soumise à un solide blocus de la part d’Israël, alors que, chaque année, l’Assemblée Générale de l’ONU vote la même résolution visant à un « Règlement pacifique de la question de Palestine ». Quant à la guerre de Syrie qui a entraîné plusieurs centaines de milliers de morts (300 000, 400 000 ?), nous assistons à l’affrontement des dites grandes puissances par forces interposées et à un gigantesque chantage sur la nature et (éventuellement) le nom de celui qui devra diriger la Syrie; pétrole et influence occidentale dans cette partie du monde comptant davantage que la vie des populations.
  • Enfin, et ce n’est pas le moindre des engagements politiques que pourrait prendre la France, et sans doute derrière elle une bonne partie de l’Europe: il s’agit de mettre un peu d’ordre dans nos alliances avec les pays engagés dans ces conflits. En Egypte, le Maréchal Sissi est entouré de délicates attentions en échange de l’achat d’avions Rafale, de sous-marins et autres équipements militaires, mais la cause des droits de l’homme en subit quotidiennement les conséquences. Le Qatar et l’Arabie Saoudite, une petite principauté et un vaste Etat, ont en commun d’aider les tenants d’un islamisme ultra-traditionnel, souvent très proche du djihadisme. Le Qatar soutient volontiers les Frères Musulmans, tandis que l’Arabie Saoudite est le soutien des salafistes qui ont rapidement noyauté le mouvement de contestation en Syrie, lors des Printemps Arabes. L’un et l’autre sont extrêmement riches et possèdent de nombreux biens en France: équipe de foot, hôtels, entreprises, … Notre dépendance est bien réelle et notre discours diplomatique inaudible, surtout lorsqu’il s’accompagne de la remise de la Légion d’Honneur au prince héritier saoudien Mohammed ben Nayef. Tout récemment, c’est au tour de la Libye de devenir le cadre d’un nouvel imbroglio. Alors que l’Europe,les USA et l’ONU se sont entendus pour reconnaître le gouvernement de Fayez el-Sarraj, c’est avec une brigade, voire une milice, que fricote la France: celle du général Khalifa Haftar opposé au Gouvernement. C’est avec ses troupes que trois militaires français viennent de mourir.

    S’il nous faut une conclusion, ce sera celle-ci. Malgré toute sa violence, ce conflit idéologique mondial n’est pas nouveau. Il date de plus de trente ans, voire pour certaines racines de près de 70 ans, sitôt la fin de la dernière guerre mondiale. A défaut de parler de « guerre de civilisation » (une thèse globale qui n’explique rien), il est évident que le monde arabe, élargi au monde musulman, superposé à ce qui reste de tiers-monde, conduit une lutte à facettes multiples contre l’Occident. Il s’appuie pour cela sur des éléments objectifs et historiques, parfois encore en activité (comme la gestion des matières premières) et sur des fantasmes d’une unité perdue, si tant est qu’elle ait jamais eu un début de réalité.

    L’Occident, puisque c’est de lui qu’il s’agit, se doit de lutter contre cette forme de totalitarisme, mais il ne peut le faire qu’avec discernement (aucun pays, aucune ethnie, aucune religion ne sont acquis de façon générale à cette idée mortelle), avec modestie (les erreurs passées lui interdisent les leçons de morale ou de laïcité militante), avec prudence (le voile ou le burkini ne sont pas des labels d’anti-laïcité), avec cohésion (les catholiques sont parmi les groupes sociaux les plus enclins à la méfiance à l’égard de l’islam), avec détermination et en collaboration avec tous les Etats européens et/ou occidentaux. La solution politique, seule solution possible, relève avant tout du juste développement économique, là-bas comme ici.

    Et pour le reste, poursuivre notre vie comme avant, être plus solidaires et RESISTER.


    En arabe, RESISTANCE se dit « Muqawama », dont la première lettre est un M (mim).
La lettre M en arabe
(DR)

Claude Guibal ouvre son livre par cette même citation de Spinoza, citation qui nous est chère: « Ne pas rire, ni déplorer, ni maudire mais comprendre ».

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Livres et lectures

Boussole

C’est un gros bouquin que ce Goncourt-là ! « Boussole », de Mathias Enard, mérite la lecture et l’attention, quand bien même il s’agirait d’un livre foisonnant, voire un peu brouillon, certainement une véritable encyclopédie.
Au premier abord, nous nous sentons rapidement assez loin d’un roman alors que sont posées les relations que Franz (François-Joseph) et Sarah vont partager pendant près de 380 pages. Elle est française, universitaire, et ses recherches la conduisent actuellement à travailler sur l’interface entre l’Occident et l’Orient, une interface qu’elle situe en partie à Vienne, en Autriche, mais qui lui donne l’occasion de parfaire ses connaissances en voyageant au Proche-Orient. L’Autriche qui est la patrie de Franz, musicologue, lequel n’écrit certes pas beaucoup de musique mais la commente avec talent.

Le récit est conduit par Franz. Celui-ci est malade, sans que l’on sache quelle affection le ruine et lui laisse penser qu’il va bientôt mourir. Au cours d’une longue nuit d’insomnie, dont les heures rythment les chapitres du roman ( 23 h 10, 23 h 58, 0 h 55, 2 h 20, 2 h 50, 3 h 45, 4 h 30, 5 h 33, 6 h 00), Franz va se remémorer les étapes essentielles de sa rencontre avec Sarah et de l’amour fou et total qu’il lui porte, un amour qui ne se réalisera qu’une seule fois, lors d’une magnifique nuit à Téhéran, nuit qui s’achèvera à l’aube par l’appel à la prière du muezzin et dont il ne lui restera que des « éclairs ».
L’insomnie qui constitue la charpente du roman donne prétexte à parler et commenter d’innombrables écrits, peintures, films, musiques, visites de musées ou de cimetières, voire de mosquées, voyages en Syrie, Turquie ou Iran, qui constituent à la fois des points de rencontre entre Franz et Sarah et des éléments d’analyse de l’orientalisme des occidentaux. Car « les orientaux n’ont aucun sens de l’Orient. C’est nous les occidentaux qui l’avons » (Lucie Delarue-Mardrus-1920). L’orientalisme n’est qu’une rêverie, une exploration toujours déçue. Les occidentaux exploitent ce territoire des rêves et leurs voyages physiques ou artistiques (musique, écriture, peinture,…) sont une confrontation avec ce songe.

(DR)

C’est là que nous trouvons l’aspect un peu encyclopédique de ce roman, par le biais d’une infinité de références savantes, de citations, d’anecdotes, de relations entre artistes ayant peu ou prou contribué à l’orientalité européenne. Découvertes, redécouvertes rythment l’écriture, certaines traversant régulièrement l’ouvrage et donc la nuit d’insomnie, tel Omar Khayyam, écrivain, poète et savant persan des XI° et XII° siècles. Parmi les références musicales, citons «  »Le Chemin de fer » », opus 27 de Charles Valentin Alkan (1844), les « Kindertotenlieder », « Chants pour les enfants morts », de Gustav Mahler sur des poèmes de Friedrich Rückert (1901-1904), « Le désert » de Félicien David, dont la Première a eu lieu le 8 décembre 1844, ou encore la sonate opus 111 de Beethoven. Quant aux écrits, nous découvrons Annemarie Schwarzenbach, journaliste et archéologue suisse, Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945) déjà citée, Isabelle Eberhardt, Germain Nouveau, poète et compagnon de route de Rimbaud ou Heinrich Heine. Quel est le point commun entre toutes et tous et Franz, le narrateur ? En fait, il y a deux points communs : la recherche de l’amour fou, cette abdication de la raison dans la passion et la recherche de celui-ci au travers de l’aventure orientale. En témoigne ce conte, d’après « Der Asra », un poème d’Heinrich Heine. « La fille du sultan, à la tombée du jour, écoute tinter les eaux claires de sa fontaine. Tous les soirs, un jeune esclave arabe observe en silence, fixement, la magnifique princesse. Le visage de l’esclave blêmit chaque fois davantage ; il finit par devenir pâle comme la mort. Elle lui demande son prénom, d’où il vient, et quelle est sa tribu, il lui répond simplement qu’il s’appelle Mohamed, qu’il est originaire du Yémen, de la tribu des Asra : ce sont ces Asra qui meurent quand ils aiment » (p.362).

Et la « boussole », direz-vous ? Si elle traverse le livre sous divers sens, elle se matérialise surtout à deux reprises. La première fois à l’hôtel oriental dont le mobilier des chambres comprend une boussole incorporée au chevet du lit afin de connaître la direction de la prière, une boussole que le narrateur se souvient avoir également vue décrite dans un tapis de prière. La seconde fois, il s’agit d’une boussole dite de Beethoven qui indique désespérément l’est et non le nord, tout simplement parce qu’elle est trafiquée comme le sont les tours des magiciens et autres prestidigitateurs.
Toute cette rêverie d’une nuit est centrée sur le XIX° siècle et la première moitié du XX°. Ce qui n’interdit pas de lumineuses références à l’actualité brûlante (le livre est, entre autres, dédicacé aux Syriens). Ainsi cette observation relative à la violence des identités imposées, la violence de l’Occident qui appelle « musulman » tous ceux qui ont un nom à consonance arabe ou turque. Ou encore cet extrait en référence à l’Etat Islamique, extrait quelque peu prémonitoire en regard des débats concernant la déchéance de nationalité : « J’entendais un spécialiste du Moyen-Orient préconiser qu’on laisse partir tous les aspirants djihadistes en Syrie, qu’ils aillent se faire pendre ailleurs ; ils mourraient sous les bombes ou dans des escarmouches et on n’en entendrait plus parler. Il suffirait juste d’empêcher les survivants de revenir. Cette séduisante suggestion pose tout de même un problème moral, peut-on raisonnablement envoyer nos régiments de barbus se venger de l’Europe sur des populations civiles innocentes de Syrie et d’Irak, c’est un peu comme balancer ses ordures dans le jardin du voisin, pas joli joli. Pratique, certes, mais pas très éthique » (p. 324).

La fin du roman signe le début de la fin de l’amour fou, le début de la déception. Sarah s’est éloignée vers l’est, à l’orient de l’orient, vers le bouddhisme. L’un de ses derniers courriers à l’adresse de Franz lui permet de faire référence à une chanson de Barbara ; « Que c’est beau Vienne, que c’est loin Vienne », à laquelle il répond par quatre vers d’une chanson d’hiver mise en musique par Schubert, non sans avoir affirmé qu’il détestait les chansons françaises et que Barbara était une « chanteuse triste à déraciner un chêne » :
«  »Quand reverdiront les feuilles à la fenêtre ? »
 »Quand tiendrai-je mon amour entre mes bras ? » »


Avant « Boussole », nous avions lu, de Robert Solé, « Hôtel Mahrajane ». Né à Héliopolis, l’auteur parle, à l’évidence, d’Alexandrie, même s’il la rapetisse quelque peu et lui donne le nom de Nari. Il n’y a rien à y voir, si ce n’est un fortin arabe (la citadelle de Kait Bey ?) et un petit temple grec . Mais il y règne surtout une atmosphère très particulière, celle du cosmopolitisme, de la vie commune d’Egyptiens, de Grecs, d’Italiens, de Juifs, de Français. Certes, cette vie commune a ses limites ; on peut s’aimer, mais les relations restent cachées et ne vont pas jusqu’à l’union. A chaque communauté, ses membres. Et à chacun, sa communauté.
L’Hotel Mahrajane est le carrefour de cette société décrite avec un peu de nostalgie, la nostalgie d’un monde qui n’est plus, parce qu’il a été mis à mal et progressivement détruit à partir de 1956, date de la nationalisation du Canal de Suez et de l’expulsion des Juifs. Une société musulmane, de plus en plus islamique par certains côtés, a progressivement pris la place. C’est ce grand remplacement que décrit ce roman avec délicatesse, avec l’amour que Robert Solé porte depuis toujours à son pays. Quant à l’hôtel, après être tombé dans les mains d’un assistant (porte-couteau) du gouverneur, il périclitera et sera incendié lors des émeutes révolutionnaires de 2011.

(DR)

Cette histoire nous donne l’occasion de revenir sur deux aspects de l’Egypte d’aujourd’hui qui, tous deux, concernent les femmes.
Le premier a trait aux violences sexistes, aux agressions collectives qu’elles subissent dans les rues et places égyptiennes et que certains font naître voici une dizaine d’année, en invoquant une date très précise, celle de la fin du Ramadan de 2006. Nous savons que cela est faux, et bien plus ancien, parce que des évènements identiques se sont déjà produits en 2002, dans des jardins publics du Caire, à l’occasion de Sham el Nessim, cette vieille fête d’origine pharaonique caractérisée de nos jours par des pique-niques géants. Un second argument est à rechercher dans l’existence, en 2000 et peut-être auparavant, de wagons réservés aux femmes dans le métro du Caire et le tramway d’Alexandrie. Si les femmes n’étaient pas importunées par les hommes dans les transports en commun, quel intérêt y aurait-il à leur réserver un wagon ?
Le deuxième sujet est celui de l’excision. Le ministère de la santé égyptien vient de publier une déclaration selon laquelle cette cruelle et sauvage tradition aurait disparu en … 2030. Pour être clair, les statistiques 2015 (Egypt Health Issues Survey) indiquent que 90% des femmes de 15 à 49 ans sont victimes de mutilations génitales. Dans le détail, il s’agit de 70% des 15-19 ans, 80% des 20-24 ans, et entre 89 à 97% pour les 25-49 ans. Il n’est pas interdit de croire à ces chiffres surtout lorsque l’on sait que le Population Council chiffrait en 1999 la part des femmes de 13 à 19 ans qui étaient excisées à 86%. Ce sont celles qui ont aujourd’hui de 30 à 36 ans.

Pardon pour ces digressions égyptiennes, mais, elles aussi, elles font partie des à-cotés de cet orientalisme auquel s’attachent encore beaucoup d’occidentaux qui se masquent ainsi vérité et réalité.

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Trois semaines après

D’abord, il y a Spinoza. « Ne pas rire, ni pleurer, ni détester ni maudire, mais comprendre ».
Ensuite, il y a la volonté de prendre le temps, de ne pas sur-réagir à chaud, de ne pas asséner des convictions qui peuvent être erronées.

Mais désormais l’heure est venue, quand bien même notre discours se tiendra au cœur d’une grande solitude. Car combien ont été les élus qui ont critiqué, qui se sont opposés, qui se sont abstenus face à la prolongation de l’état d’urgence ? (6 oppositions et 1 abstention parmi 577 députés). Combien de sénateurs ont eu les mêmes hésitations ? (12 abstentions et aucun vote contre pour 348 suffrages exprimés). Combien de français déclarent approuver ce fameux état d’urgence ? A la date du 21 novembre, ils étaient … 91% !
Combien de députés ont approuvé les frappes en Syrie ? La quasi-totalité puisqu’il y a 2 votes contre et 10 abstentions.

De la même façon que le « Je suis Charlie » (Les-« Charlie »-sont-ils-tous-égaux) a d’abord et avant tout été une opération d’unanimisme, nous nous trouvons aujourd’hui face à l’injonction d’union nationale qui nous interdit de réfléchir et nous impose de nous taire.
Manuel Valls, l’homme qui pourtant a trouvé la force de stigmatiser l’apartheid de nos banlieues, en est désormais à assimiler toute analyse contestataire à une « excuse » donnée aux assassins. Ségolène Royal va plus loin, qui déclare qu’ « il n’est pas question de culpabiliser la France, de culpabiliser la République ».

Qu’est-ce que ce terrorisme ?
Traiter les criminels de fous ne sert à rien et surtout n’apporte aucun élément de réflexion. Depuis plus de quarante ans (près de cinquante !), nous nous trouvons face à ce terrorisme issu des pays arabo-musulmans. Rappelez-vous Carlos et le Front Populaire de Libération de la Palestine dans les années 1973-1982. Rappelez-vous l’attentat de Lockerbie (1988) et celui du DC10 d’UTA au Niger, deux avions abattus sur ordre de Kadhafi. C’est à cette époque que naît officiellement Al Qaïda, par le biais de la publication d’un texte de Abdallah Azzam intitulé « La défense des territoires musulmans ». Abdallah Azzam est directement issu de la guérilla palestinienne des années 1967-1969 et c’est avec Ben Laden qu’il crée en 1984 le premier camp d’entraînement en Afghanistan.
Les fondamentaux d’Al Qaïda intègrent les récits et épopées arabes depuis la naissance de l’islam et rejettent les options gauchisantes et laïques de la lutte palestinienne. Al Qaïda rassemble déjà les fondamentalistes sunnites, mais appelle cependant à épargner les musulmans. Al Qaïda fait de la lutte contre les juifs et contre l’Amérique, son fond de commerce.
L’organisation se décline dans le Proche-Orient, en Asie, en Afrique, sous forme de « filiales » qui font spontanément allégeance. Le sommet atteint par Al Qaïda est constitué par l’attaque du World Trade Center le 11 septembre 2001.
Les Etats-Unis s’engagent alors en Afghanistan contre les Talibans, puis se trouvent un nouvel adversaire en la personne de Saddam Hussein, accusé faussement de rassembler des armes de destruction massive en Irak.
En perte de vitesse, Al Qaïda se voit alors détrôné, remplacé par ses héritiers de l’Etat Islamique en Irak (anciens officiers de Saddam Hussein), puis en Syrie avec le ralliement des sunnites. La modération à l’égard des chiites n’est plus de mise, tout comme pour les chrétiens, kurdes et yézidis, tous qualifiés de mécréants.
Ce rapide survol permet d’identifier quelques explications (encore une fois, explication ne vaut pas excuse !) à ce terrorisme. La cause première, initiale, est celle de la revendication de l’identité arabo-musulmane, celle de la possession pleine et entière des territoires. Les luttes palestiniennes se situent dans cette revendication, mais cet objectif est également affirmé face aux interventions de tous ordres et de toutes natures de la part de l’Occident, qu’il s’agisse des interventions armées ou des interventions politiciennes. Une seconde cause est celle de la division géopolitique entre sunnites et chiites avec leurs soutiens respectifs, Arabie Saoudite en tête pour les sunnites, Iran pour les chiites, l’enjeu de domination de cette partie du monde étant primordial. Autre élément; celui de la perte d’initiative culturelle de l’islam. Religion d’Etat dans tous les régimes du Proche-Orient, l’Islam est une religion sur la défensive culturelle. Peu nombreux et peu écoutés, voire entendus, sont les esprits libres qui sont disposés à une critique des dogmes, des préceptes, des affirmations de cette religion. Cette faiblesse permet l’adhésion massive des populations à des thèmes simplissimes qui peuvent aisément être détournés en faveur de positions radicales. Enfin, ne l’oublions pas, l’Occident dans son ensemble a sa grande part de responsabilité, de par le jeu de ses alliances, de leur mise en place ou de leurs renversements, de ses pressions, de ses manœuvres en faveur de son libre approvisionnement en pétrole, de ses ventes d’armes, enfin de ses choix d’interventions armées, en Irak, en Syrie, mais également dans d’autres pays musulmans comme la Libye, le Tchad, le Mali …
Le terrorisme djihadiste n’est pas une folie: il est une idéologie. Il a des racines. Tout comme avait des racines l’idéologie communiste au temps de Staline. Tout comme avait des racines l’idéologie nazie. Tout comme avait des racines l’idéologie destructrice des Hutus à l’égard des Tutsis. Tout comme avait des racines l’idéologie meurtrière des Khmers. Et tant d’autres encore …
Parler de simple folie à l’égard de ces idéologies dévastatrices, c’est tout faire pour n’y rien comprendre et mettre en œuvre des solutions erronées.

Sur quel terreau se développe t-il en Europe ?
Si d’un coté on nous parle de folie, de quoi nous parle-t-on de l’autre coté, celui de l’Occident, celui de l’Europe où sont recrutés nombre de combattants du prétendu Etat Islamique ? Un récente enquête d’un organisme chargé d’analyser les dérives sectaires, par le biais de 160 (environ) témoignages volontaires, se croit autorisé à affirmer que les volontaires français pour le djihad se recrutent non pas dans les classes pauvres et victimes de ségrégation sociale, mais dans les classes moyennes, voire moyennes supérieures de nos sociétés. Cette fumeuse invention est, parait-il, étayée par le fait que deux ou trois des terroristes du vendredi 13 novembre étaient des petits commerçants dans leur quartier de Bruxelles ! Et son avantage indéniable est de pouvoir affirmer qu’il n’y a pas de responsabilité sociétale ou sociétalo-culturelle. Ségolène Royal (encore elle) le dit très bien: « Je suis en total désaccord avec cette affirmation. On n’a pas, alors qu’on est victime de ces attaques, en plus à culpabiliser. Il ne faut pas chercher des explications ». Outre que cette déclaration est une véritable insulte à l’intelligence, elle est de plus en totale contradiction avec les faits.
Soyons brefs. Sur l’ensemble du territoire français, il y a, au 31 octobre 2015, trois millions huit cent cinquante et un mille chômeurs, en augmentation de 3,7% sur un an sur le seul territoire métropolitain. Tous les organes de presse soulignent avec satisfaction que le nombre des jeunes au chômage « reste stable », c’est à dire à près de 200 000 (niveau de fin 2012). Cela signifie que près de 25% (24,8%) des jeunes de 16 à 25 ans qui ne sont plus scolarisés sont sans travail. Un sur quatre. Dans les secteurs de la « Politique de la ville », ce chiffre dépasse les 40%. Près d’un sur deux !
Dans la totalité de la zone euro, le chômage des jeunes touche 3 148 000 jeunes de moins de 25 ans, soit un taux de 22,3 %. En Grèce, ce sont 47,9 % des jeunes qui sont touchés, en Espagne 47,7 %, en Italie 39,8 %.
Un NEET, vous savez ce que c’est ? C’est un jeune de plus de 16 ans (fin de la scolarité obligatoire) et de moins de 29 ans qui est Neither in Employment, Education or Training (ni au travail, ni scolarisé, ni en formation). En Espagne, en Italie, en Grèce, ils représentent plus de 25 % de la tranche d’âge. Au Portugal, en France, en Grande-Bretagne, en Pologne, ce taux est supérieur à 15 % de la classe d’âge. En Belgique, il est de 15 %. En Allemagne, il est supérieur à 5 %. S’il y a bien une explication à donner, c’est celle-ci (mais explication ne vaut pas excuse !): à une jeunesse sans envie, sans avenir et sans espoir, comment ne pas penser que des « solutions » toutes faites, présentant un idéal de vie, une réponse à une société et une période apocalyptique, une alternative au monde, une reconstruction de celui-ci, puissent ne rencontrer aucun écho ? C’était le 20 janvier 2015, deux semaines après les attentats de Paris. Manuel Valls avaient employé des mots extrêmement forts. Pourquoi ne les utilise-t-il pas à nouveau ? Pourquoi remplacer cette analyse par la fiction de l’union nationale dont tout un chacun sait bien qu’elle n’a pour première utilité que de chercher à sauver les meubles lors des prochaines élections régionales ? Nous le citons. « Il existe en France un apartheid social, territorial, ethnique. Les émeutes de 2005, aujourd’hui qui s’en rappelle ? Et pourtant les stigmates sont toujours présents. Il existe des zones de relégation périurbaine, des ghettos où s’additionnent les discriminations quotidiennes parce que l’on n’a pas le bon nom de famille, la bonne couleur de peau, ou bien parce que l’on est une femme ». Tout cela a-t-il perdu son sens et son authenticité après le 13 novembre ? Alors, que faire ?
L’union nationale clamée ici et là, n’est pas une réponse, on l’aura compris. C’est en tout cas une réponse notoirement insuffisante. Et ceci d’autant plus que ce n’est pas la France, en tant qu’Etat, qui a été attaquée. Mais la France en tant que symbole d’une certaine indépendance d’esprit, d’un certaine liberté de penser, d’une certaine joie de vivre. D’ailleurs, dans la même période, au cours des journées précédentes ou suivantes, d’autres attentats ont eu lieu. En plein ciel pour un avion de touristes russes, à Beyrouth ou à Bamako. C’est également la France interventionniste en Syrie, au Mali, qui a été attaquée.
Pour cette raison, pavoiser en tricolore n’est pas, non plus, une réponse. Tout comme n’est pas une réponse le fait de penser au Mali en pavoisant avec son drapeau. Il n’en est pas tout à fait de même avec la Marseillaise, car cet hymne a acquis une signification qui dépasse largement notre pays.
Le slogan «Pray for Paris», lui, n’est pas acceptable, s’inscrivant sans hésitation aucune dans une version de la guerre des civilisations: le Dieu de l’Occident s’opposant au Dieu des islamistes fous !
En fait, seuls les bougies, les fleurs, les cœurs et surtout ce dessin de la Tour Eiffel en forme de logo du mouvement Peace and Love peuvent avoir une signification. « Je suis Paris », comme un autre a su dire « Ich bin ein Berliner » (J.F Kennedy) !

Peace and Love (C)Jean Julien

Alors, l’état d’urgence a été décrété, puis prolongé. Il est même question de le durcir, de généraliser les dénaturalisations afin de renvoyer dans le pays de leur autre nationalité les activistes soupçonnés, au risque d’en faire des apatrides.
Et puis, la guerre a été déclarée ! Certes, un adversaire nous a déclaré une forme de guerre faite de haine et de rancunes. Mais pouvons-nous, en retour, déclarer la guerre à cette idéologie ? Et à quoi cela peut-il servir ? Depuis près de cinquante ans, ce n’est qu’escalade entre l’Occident et le terrorisme islamiste. A chaque intervention, à chaque frappe, l’hydre djihadiste voit ses têtes repousser. Et parler de guerre, c’est également légitimer ces combattants de l’absurde et leur prétendu Etat. Ils ne méritent pas tant d’honneur !

Les pistes pour agir sont nombreuses. Nombre d’entre elles relèvent de la diplomatie.
Tout d’abord, mettre un terme au cancer du conflit israélo-palestinien. Rien, jamais rien ne se fera dans cette zone de la planète tant que perdurera cet affrontement duquel est né le sentiment arabe de perte du territoire.
Ensuite, mettre un terme au conflit en Syrie, sans recours à des déclarations sans lendemain car impossibles à mettre en œuvre. S’il faut frapper, et probablement le faut-il, que cela se fasse contre le seul adversaire qui puisse justifier ce choix: le djihadisme du prétendu Etat Islamique. L’avenir de Bachar el Assad ne relève que du choix des Syriens.
Après, reconsidérer nos relations avec les pays arabes ou persans. Toute notre politique étrangère dans cette partie du monde n’est, en fait, qu’orientée vers la satisfaction de nos intérêts, pétroliers en premier lieu, militaro-industriels ensuite.
Dans le même temps, affronter enfin la fracture sociale de notre société, choisir un développement qui donne sa place à la jeunesse et lui donne envie de rêver. Pour cela, il faut impérativement mettre un frein au tout sécuritaire et redonner la priorité à la croissance, au mieux-vivre, au vivre ensemble.
Enfin, s’abstenir des phrases toutes faites, des appels à marcher droit, à rentrer la tête et à s’ »union-nationaler » ! La France se portera bien mieux si elle se sert de la richesse de sa diversité.

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L’heure à Saint-Antoine et la négociation

Saint-Antoine l’Abbaye, l’un des plus beaux villages de France, possède une magnifique abbaye gothique édifiée à partir du XII° siècle. L’ordre des Antonins, qui en a eu la charge pendant cinq siècles (1297-1777), s’est essentiellement caractérisé par une large ouverture au monde.
Tout d’abord, parce que cet ordre est un ordre hospitalier. Il a, à défaut de l’identifier, trouvé les remèdes à une cruelle maladie appelée le « Mal des ardents » causée par une intoxication à l’ergot de seigle: nourriture riche et saine (viande de porc), boisson désinfectante (vin aux épices), onguents et amputations.
L’ordre s’est montré européen bien avant l’heure puisqu’il a créé plusieurs centaines (1300 établissements, 10 000 membres) de commanderies dans toute l’Europe et s’est illustré par l’existence de hautes personnalités: ministres, conseillers, diplomates auprès des grandes cours.
Enfin, outre l’ouverture aux arts (manuscrits, ornements), l’ordre s’est illustré par une grande curiosité scientifique. Jean Borrel, (Johannes Buteo) Antonin et mathématicien de la renaissance, est l’auteur d’un calendrier gnomonique dessiné dans l’escalier de la tour de l’horloge de l’abbaye. Ce calendrier a été réalisé avant 1560.
Le maître-autel, installé au XVII°, siècle possède une colombe dont l’ombre portée se dessine dans un triangle martelé dans le chœur des moines, lors des journées des 6 août et 9 mai, deux dates qui se trouvent à égale distance des solstices et des équinoxes (ceci vers 17 h 30 solaire).
Quant à la 7ème chapelle latérale, elle possède depuis le XV° siècle un petit vitrail circulaire dont le centre est équipé d’un losange non coloré qui laisse passer les rayons du soleil, lesquels éclairent un clou de métal placé sur le sol. Cette conjonction se produit à 11 h 30 solaire les 11 novembre et 2 février. La base de la verrière située au-dessus de ce vitrail éclaire le même clou lors des équinoxes de printemps et d’automne.
Les Antonins disposaient ainsi de plusieurs instruments leur permettant d’affiner régulièrement leur calendrier cultuel et leur connaissance de l’heure à peu près exacte.

Nous étions, appareil photo à la main, ce 11 novembre devant le « clou » de la 7° chapelle, dans l’attente de son éclairage par le rayon lumineux passant par un vitrail bien mal restauré, puisqu’il y manque le losange central focalisant le soleil.
C’est alors qu’arrivèrent une demi-douzaine d’individus qui se placèrent, à tour de rôle, sur le clou, les pieds joints, le regard perdu vers la verrière (de laquelle ne provient pas la lumière !), les paumes ouvertes dans la position de l’orant. Il a été nécessaire de leur demander de se retirer afin de réaliser la photo programmée. Face à l’absurdité d’une telle adoration du soleil en présence de réalisations scientifiques des XV°, XVI° et XVII° siècle, dans une église gothique, il nous a semblé « utile » d’expliquer que la conjonction des rayons du soleil et du « clou » n’avait strictement aucune signification religieuse et qu’elle n’était là, en ce moment, que comme l’expression d’un phénomène physique et le rappel d’une date: celle du 11 novembre, fête de la Saint-Martin, dans le calendrier catholique et celui d’une heure, midi au soleil, ce qui n’est plus tout à fait exact depuis le XV° siècle (modification de la déclinaison magnétique, inclinaison de l’écliptique, …).

Silence général de la part de tous ces individus, sauf de l’une d’entre eux: « Çà, c’est votre interprétation personnelle ! »

Saint-Antoine Clou solaire le 11 novembre 1995
Saint-Antoine Clou solaire en 2013 -Tout le vitrail a été modifié
Saint-Antoine Intérieur de l’Abbaye

La colère nous gagnant, nous sommes partis. Le déséquilibre du nombre de personnes pouvant plaider et défendre l’une ou l’autre cause (un contre six ou sept), le caractère irrationnel de leur comportement, l’absence de toute explication de ces particularités scientifiques dans toute l’Abbaye et, très largement, dans toute la littérature, tout cela conduit à penser que, si de tels faits se reproduisent régulièrement (à chaque opportunité solaire !), nous serons bientôt en présence d’une manifestation avérée de quelque secte ou ordre secret, voire de quelque culte païen.

Et nous est donc revenu à l’esprit la récente tribune de Dominique Bourg et Thierry Libaert (Le Monde daté du 23 octobre 2013) intitulé « Faut-il débattre avec les climato-sceptiques ? »
Certes, Dominique Bourg n’est pas vraiment un démocrate ! (Démocratie-écologique-ou-dictature-écologique) C’est lui qui veut chapeauter notre Parlement par un « Sénat » constitué aux 2/3 de personnalités scientifiques, au motif que « le public n’est pas en mesure de discriminer le vraisemblable du faux ». Place aux spécialistes !
Il remet ça dans sa dernière contribution.
« N’ayant pas d’enceinte scientifique pour promouvoir leurs thèses, les climato-sceptiques cherchent logiquement à tirer profit des médias et des réseaux sociaux pour faire valoir leur vision en utilisant cet argument du « nécessaire équilibre des opinions ». Accepter les contradictions médiatiques, ce serait reconnaître la légitimité des climato-sceptiques à propager les doutes, et donc la crédibilité de leurs arguments, ce que l’ensemble du travail scientifique en climatologie condamne désormais depuis plus de vingt ans ….. La démocratie, c’est aussi la capacité que nous devons avoir, chacun d’entre nous, de pouvoir refuser un débat quand il est faussé. »

Eh bien non ! Il s’agit là d’une mentalité d’assiégé, de scientifique orgueilleux qui se réfugie dans sa tour d’ivoire, certain de la justesse de ses dires. Or, tous les critiques, les mieux disposés comme les adversaires les plus mal intentionnés trouveront toujours quelque média, voire le créeront s’il est nécessaire, afin de propager leurs analyses. Cette mentalité est tellement forte qu’il se trouve des chercheurs du GIEC prompts à s’assimiler à Copernic ou Galilée !! Alors qu’ils travaillent au service de nos gouvernants et que leurs travaux sont approuvés par ces mêmes chefs d’Etat.
L’internet et les réseaux constituent une formidable caisse de résonance pour toutes les idées, bonnes ou mauvaises, et seule l’intelligence du discernement permet de faire le tri. Au lieu d’affirmer que le public n’en est pas capable, il convient de répéter et argumenter sans cesse les vérités auxquelles on croit et ne pas les laisser détériorer et détruire par un opposant. Contester le bien-fondé d’une expression, ce n’est pas lui donner légitimité ! Et déclarer comme Sylvestre Huet que « entre un mensonge simple et une vérité compliquée à démontrer, c’est le menteur qui l’emporte », n’apporte pas grand-chose à la démocratie et à son indispensable débat.

Légitimité, c’est également le mot qu’emploie Azmi Bishara (Nouveaux-propos-d-Azmi-Bishara) lorsqu’il estime qu’il ne peut pas y avoir de négociations sans conditions préalables, entre le pouvoir contesté en Syrie et les rebelles. Que négocier sans conditions préalables, c’est reconnaître la légitimité de son adversaire.
Mais enfin, que font les rebelles depuis bientôt deux ans et demi si ce n’est « reconnaître » en Bachar El Assad un adversaire, un ennemi, et lui donner ainsi une forme de légitimité ? Si l’on cherche à détruire, à supprimer son adversaire, c’est bien parce qu’il existe en tant qu’adversaire et qu’il est légitimé en tant qu’adversaire. La négociation n’est qu’une autre étape de la guerre. Si l’on ne veut accéder aux négociations qu’après avoir exigé des conditions préalables, d’une part on n’ira jamais en négociation et, d’autre part, il vaut mieux poursuivre la guerre. Et si l’on parvient à négocier en imposant des conditions préalables, c’est que l’on a gagné la guerre et qu’il ne s’agit plus de négociation, mais bien de reddition de son adversaire !

Quelques références à propos de l’heure à Saint-Antoine.