Catégories
Culture

Connaissez-vous Bétove ?

Tout débute par un entrefilet de moins de 20 lignes, sur une colonne, dans « Le Cri de la Vallée ». Cet hebdomadaire local n’en est qu’à son sixième numéro puisqu’il ne paraît que depuis le 30 septembre 1944, après avoir pris la place du « Journal de Saint-Marcellin ». « Le Cri de la Vallée » est l’organe des Comités de Libération issus de la Résistance. Dans ce sixième numéro, publié le samedi 4 novembre 1944, se trouve donc un petit pavé intitulé « Merci, Saint-Marcellin » et signé « Bétove ».

Qui est donc cet homme qui vient de passer deux années à Saint-Marcellin, en tant que réfugié, et qui s’en retourne à Paris ? Bétove est le pseudonyme de Maurice Michel Lévy, né à Ville-d’Avray, actuel département des Hauts-de-Seine, le 28 juin 1883.

Acte de naissance de Maurice Michel Lévy – AD 92

Atteint par la poliomyélite, qui lui laisse quelques séquelles, il se consacre à la musique et devient pianiste de la troupe de Diaghilev, compositeur et librettiste d’un drame lyrique issu d’un poème d’Emile Verhaeren; « Le Cloître », accompagnateur d’Isadora Duncan, voire chef d’orchestre. Il commet quelques histoires musicales comiques: la SACEM conserve dans ses catalogues la musique d’un petit film burlesque de 1909, « Un Monsieur qui a Mangé du Taureau ».

La variété de ses talents le conduit jusqu’à l’entrée en guerre de notre pays. C’est alors qu’il découvre le cinéma, muet à cette époque, et s’oriente vers la composition musicale destinée à accompagner les films. Abel Gance lui confie en 1918 la bande son de son film « La 10ème Symphonie ».

Mais tout cela ne correspond pas à ses envies et à ses ambitions. Après la guerre, Lévy traverse une période de doute et, pour la combattre, se transforme en comique musical, se produit dans les cabarets et music-hall, compose des parodies de musiciens célèbres. Il rencontre un vrai succès, sous le pseudonyme moqueur de Bétove, déguisé avec une chevelure ébouriffée, une fausse barbe et un chapeau avachi. Bétove fait des tournées en France, en Europe, en Afrique du Nord.

Autoportrait de Bétove
Michel-Maurice Lévy-vers 1920- Photo Henri Manuel
Bétove en 1926-Publié dans Comoedia

Il n’en oublie pas pour autant sa créativité plus sérieuse ! En 1922, il compose la musique du film « Vingt Ans Après », de Henri Diamant-Berger. Puis réalise, en 1926, un roman musical, « Dolorès », qui ne sera créé à l’Opéra-Comique de Paris que le 7 novembre 1952. En 1927, Henri Diamant-Berger lui confie la musique de « Education d’un Prince », qu’il compose sous le nom de Bétove.

Bétove en 1927

Il intervertit définitivement ses deux prénoms pour devenir Michel-Maurice Lévy, ainsi qu’en témoigne son dossier de Légion d’Honneur (Chevalier le 14 octobre 1927 et Officier le 27 février 1954).

Maurice Michel Lévy, par Kees van Dongen
(les prénoms ne sont pas encore intervertis)

L’acte de naissance de Maurice-Michel Lévy ne porte aucune trace d’un mariage de jeunesse. Ce n’est qu’âgé de 56 ans, qu’il se mariera le 11 juillet 1939, à Paris, avec Louise Emilie Gaullier, elle-même âgée de 52 ans.

Bétove en 1933- Photo Studio Walery (Charles-Auguste Varsavaux)
1938 – Musique de Bétove

Michel-Maurice Lévy a un frère aîné, André, né en 1881. Il est journaliste, romancier, sous le pseudo d’André Arnyvelde, anagramme de son nom. Dès le début de la seconde guerre mondiale, ses amis lui conseillent de quitter Paris, face aux menaces qui pèsent sur les Juifs. Il refuse. Le 12 décembre 1941, il est arrêté et interné dans le camp de Royallieu, près de Compiègne. Il y meurt d’une pneumonie le 2 février 1942.

A son tour, Michel-Maurice Lévy est interdit de travail en raison de ses origines. Il quitte Paris pour se réfugier en « zone libre ». Certaines biographies disent qu’il s’est rendu à Toulouse. Nous savons maintenant que lui-même a déclaré avoir passé deux années à Saint-Marcellin, entre 1942 et 1944. Des témoins s’en souviennent. La famille Austruy dit qu’elle recevait parfois Michel-Maurice-Bétove à la table familiale. Jean Austruy est allé jusqu’à modeler une tête, une sculpture un tantinet caricaturale, du personnage. Elle a été malheureusement détruite après plusieurs dégradations, mais il en reste une photographie.

Bétove, par Jean Austruy – Tous droits réservés

Dès la fin de la guerre, Michel-Maurice Lévy traverse une période d’intense activité et de grande créativité: nombreuses chansons, une opérette « D’Artagnan » en 1945, un poème symphonique « Le Chant de la Terre », sur un livret de Louise Marion, en 1945 également, une œuvre chorale « Notre-Dame de la Joie », sur un texte de Juliette Hacquard, chant qui sera intégré au répertoire des « Petits Chanteurs à la Croix de Bois », du temps de Mgr Maillet, ainsi qu’au répertoire du Mouvement « A Coeur Joie ».

« Le Monde » daté du 19 septembre 1945 publie une critique du « Chant de la Terre ». Il est bon de la publier intégralement. « Sur un argument de Mme Louise Marion, M. Michel-Maurice Lévy a composé un vaste poème symphonique en quatre parties, le Chant de la terre, dont l’orchestre national, dirigé par M. Manuel Rosenthal, vient de donner la première audition. Le mouvement initial montre la terre, lourde du destin des hommes, poursuivant sa route à travers les espaces. De longues tenues, des arpèges, évoquent les douceurs de l’âge d’or et rappellent le prélude de l’Or du Rhin (M. Michel-Maurice Lévy, depuis le Cloître, n’a point renié son culte wagnérien, et qui l’en blâmerait ?). Un chant se dégage, s’élève, s’épanouit, puis s’éteint dans un decrescendo. Au second épisode, les nuages s’amoncellent ; les gémissements des vaincus et des résignés, le tourment des martyrs annoncent l’orage qui va faire le sujet du troisième mouvement ; alors, dans le tumulte des batailles, dans le fracas des usines forgeant les armes, une plainte déchirante domine le rythme hallucinant des machines. Enfin – et c’est la quatrième partie – un grand élan de fraternité rassemble les peuples ; la terre chante à nouveau : une belle phrase mélodique, confiée aux basses, passant ensuite aux violons, un cantique d’une religieuse noblesse achève l’ouvrage. Ouvrage d’inspiration généreuse, traité par un musicien habile et sincère, connaissant mieux qu’homme au monde les maîtres qu’il a, pour notre agrément, si souvent parodiés avec esprit, mais qui sait aussi, comme il vient de le prouver, traiter avec bonheur les grands sujets et faire œuvre personnelle.

Portrait de Bétove, par Marthe Antoine Gérardin
Dédicacé par Bétove

Michel-Maurice Levy est-il heureux pour autant ? Le 16 janvier 1952, voici ce qu’il écrit à un « intermédiaire » afin de plaider pour être mis en relation avec Nicolas Nabokov: « Depuis que vous m’avez fait le plaisir de me promettre que M. Dujardin me recevrait, les jours et les jours passent terriblement et la préparation musicale du mois de mai se fait ponctuellement, méthodiquement… et il va venir forcément un jour où « tout sera fait ! » … C’est un peu ainsi que Dolorès a attendu 25 ans. Après que par le « Chant de la Terre », je lui demande de bien vouloir me compter parmi les 39 compositeurs internationaux dont il jouera les œuvres. Pour la France, je me doute que ce seront bien entendu toujours les mêmes, mais peut-être pourrait-on (une fois n’est pas coutume) me faire une toute petite place afin que je ne passe pas ma vie à me dire « après tout, je n’ai peut-être pas leur valeur! ». Car vous la connaissez ma vie, et vous savez que je n’eus jamais rien – comme compositeur, pas comme clown musical – sans franchir des kilomètres de barrières et de fils barbelés […]».

La SACEM lui décerne le Grand Prix de la Musique Française, en 1960.

Michel-Maurice Lévy-Bétove décèdera à Paris le 24 janvier 1965. Sa flamme brûle toujours dans l’histoire de la musique française. Puisse-t-elle brûler un peu dans le coeur des Saint-Marcellinois….

Remerciements: Groupe Rempart, familles Austruy, Dimier