L’Egypte n’est pas que pharaonique. La région d’Alexandrie est riche en traces de la chrétienté des premiers siècles.Abou Mina se trouve à l’Ouest d’Alexandrie, près de Borg el Arab. C’est le lieu de l’un des plus anciens monastères chrétiens, dédié à Saint Mina. Pour y accéder, les pèlerins arrivés par bateaux débarquaient au port de Philoxénite et rejoignaient le site du monastère à pied. Plusieurs hostelleries pouvaient les héberger pour une nuit.
Les photos de ce PortFolio datent de fin 2002 et début 2003.
Le jour se lève doucement. En ce vendredi de l’Aïd, nombreux sont ceux qui se rendent à la prière du matin, tapis sous le bras. Depuis hier, j’ai repéré un emplacement où, tout à l’heure, je pourrai assister au sacrifice des moutons. A mon gardien, qui s’interrogeait de me voir partir si matinalement, j’ai expliqué que je voulais faire des photos du sacrifice des moutons. Il m’a dit que ce n’était pas utile d’aller bien loin puisque cinq moutons attendaient dans le garage du sous-sol. Mais il n’y a pas assez de lumière; je serai obligé de travailler au flash, ce qui ne me convient pas. Et puis, je préfère un sacrifice moins familial, plus officiel, celui que réalisent les bouchers. Pour ne pas gêner les familles avec mon appareil photo. Depuis deux ou trois jours, les moutons à la longue laine attendent dans de petits enclos édifiés sur les trottoirs. Ils ont à manger, ils se pressent les uns contre les autres et ne montrent pas d’excitation particulière. Les enfants sont curieux de les regarder. Des pères de famille mettent leur progéniture à califourchon sur l’une ou l’autre de ces bêtes. La prière est maintenant terminée. Les premiers clients arrivent. Ils choisissent leur mouton et assistent au sacrifice. Le boucher tire la bête sur le trottoir, la renverse sur le sol d’un mouvement rapide, aidé par un associé, et d’un coup rapide d’une lame qu’il vient d’affûter une dernière fois, tranche la gorge du mouton de part en part. Il renverse alors la tête du mouton, d’un coup sec et violent, de façon à lui briser les vertèbres cervicales. La mort est très rapide, quelques violents soubresauts, quelques agitations saccadées du train avant et du train arrière, puis plus rien. Le sang rougit le trottoir. Immédiatement, le travail de préparation et de découpe de l’animal. Placé sur le dos, sa fourrure et sa peau sont ouverts dans toute la longueur depuis le cou jusqu’au bas-ventre. L’animal est pelé de part et d’autre de cette entaille. Basculé alternativement sur le côté gauche puis sur le côté droit, il est déshabillé le plus loin possible dans le dos. L’animal, posé sur le trottoir, ne quitte jamais la surface de sa peau. Les pieds sont sectionnés l’un après l’autre. Un double crochet est passé dans les moignons des pattes de l’arrière-train de façon à suspendre la bête. La fourrure est entièrement enlevée. La tête est détachée et abandonnée dans un coin. Puis l’animal est débarrassé de ses viscères. L’opération est proprement menée au moyen d’une lente incision de la peau depuis les parties génitales jusqu’au thorax. Le boucher glisse deux doigts écartés en V entre la peau et les viscères de façon à ce que celles-ci ne soient pas déchirées par la lame du couteau. Son bras retient la masse progressive des intestins qui s’échappe de la déchirure. Lorsque l’incision est achevée, tous les boyaux sont extraits de la carcasse de l’animal, carcasse qui est immédiatement découpée et remise en morceaux au client qui a surveillé l’opération de bout en bout. L’un des premiers morceaux qui lui est donné est la boule de graisse constituant l’appendice caudal des moutons. Chaque pièce trouve sa place dans l’un des nombreux sacs en plastique dont s’est muni l’acheteur.
Plusieurs bouchers pieds nus opèrent simultanément sur ce coin de trottoir. Une bête est déjà pendu au crochet, thorax ouvert pour découper les côtes, une autre est débarrassée de sa peau, une troisième vient d’être exécutée et s’agite encore en de violents tremblements qui projettent du sang alentour. Les enfants regardent. Une femme digne tourne la tête au moment du sacrifice. Les piétons, les voitures passent dans cette rue, devant cette boucherie sans marquer la moindre attention. Dans l’angle opposé du carrefour, une jeune vache attend son tour.
De retour à mon appartement, je constate qu’il est des familles qui ont effectué le sacrifice de leur mouton dans un coin discret de l’entrée de leur immeuble. Chez moi, dans le sous-sol, un mouton est pendu alors qu’on le découpe. Les autres sont encore vivants. Je ne m’attarde pas ; la lumière des garages n’est pas la meilleure.
Après-midi. Quartier des trois mosquées. Fête foraine. Longtemps avant d’atteindre la place des Trois Mosquées, l’atmosphère est déjà aux réjouissances. De petites charrettes décorées, au bois sculpté, tirées par un âne ou un cheval, vont et viennent le long de cette partie de la corniche. Elles sont surchargées d’enfants, des jeunes, des très jeunes. Assis sur le pourtour de la charrette et debout sur le plateau. Combien sont-ils? Quinze, vingt, vingt-cinq par charrette. Ils se promènent en racontant des histoires, en riant aux éclats.
La mer également est de la partie. Comme pour une sorte de baptême de la mer, des familles entières s’aventurent sur un fragile équilibre de planches et de piquets pour accéder à des embarcations qui les emmèneront faire un tour dans le port, pas très loin, entre les barques de pêche. L’hiver est terminé, la mer est calmée après ses colères des mois passés. Il faut le lui dire et vivre avec elle à nouveau.
Partout la foule est compacte. Il est difficile de la pénétrer. Se laisser aller dans le mouvement, comme dans un écoulement, ne pas tenter d’aller à contre-courant. Foule bienveillante. Les interpellations sont nombreuses: “What’s your name?”, “Wellcome”. Ils veulent savoir d’où je viens, qui je suis. “De France !” est un passeport magique. Cela ne va pas plus loin. Simple curiosité et non pas réel intérêt. Il y a très peu d’adultes, beaucoup d’enfants, d’adolescents, de jeunes qui vont par grappes de filles ou grappes de garçons. Le fond ambiant de cette fête est un mélange de cris, d’interpellations, de rires, de conversations, de bousculades, mais il n’y a pas de musique à l’exception d’un ou deux marchands ambulants de cassettes dont la sono crache un mauvais son. Ici, on bonimenteur fait la retape devant une baraque où l’on doit pouvoir découvrir une femme à barbe ou une femme coupée en morceaux à en croire les immenses peintures naïves qui ornent la devanture de son stand. Là, c’est un petit théâtre populaire dans lequel on entend crier et déclamer les histoires de jalousie, de tromperies ou de larcins illustrées sur la façade en toile.
Partout ailleurs, des manèges par dizaines, des alignements de balançoires, sans autre énergie que celle qu’apportent les participants. Aucun branchement électrique, aucun moteur dans ces constructions rudimentaires faites de tubes et de cornière d’acier. Les balançoires sont des barques en tôle. Tout est décoré de couleurs vives, essentiellement le bleu, le rouge, le jaune orangé, le blanc. Les dessins qui illustrent les manèges sont découpés dans le métal, des dessins naïfs, fleurs, étoiles, croissants de lune,… Un seul manège, répété en plusieurs exemplaires, fait appel à l’électricité, à l’exception, bien sûr, d’un manège d’autos tamponneuses. Il s’agit d’une petite voiture à une place, tournant perpétuellement en rond sur un cerceau métallique d’environ deux mètres de diamètre. Un fil électrique traînant sur le sol apporte une phase au pieu fiché en terre et qui sert d’axe de rotation et l’autre phase au cercle d’acier sur lequel s’appuie l’unique roue extérieure de la voiturette.
La fête va durer encore trois jours. Fête des enfants. Fête des familles.
Le patron est assis derrière son comptoir où habituellement il recompte avec attention les liasses de billets que lui laissent les clients. Le chef de rang est debout, calé contre le comptoir. Deux des serveurs sont trois pas en arrière, appuyés sur l’un des piliers de la grande salle de restaurant. Enfin, le plus jeune, celui qui fait les courses, va chercher le café et nettoie les tables, est au fond de la salle. Tous ont les yeux rivés sur la télévision. Une compétition de natation vient de s’achever, sorte de course relais entre des équipes de garçons et des équipes de filles, les premiers donnant le signal du plongeon aux secondes en touchant la borne plongeoir sur laquelle elles attendent. L’une des nageuses, vêtue d’une jupe volantée à mi-cuisse, et d’un chemisier au décolleté profond s’éloigne en devisant gaiement avec un beau jeune homme. A peu de distance, une autre jeune fille rumine sa jalousie. Images de paradis. Images de film d’amour.
Tous les jours, c’est la même chose et pour obtenir mon addition, j’attends que l’un ou l’autre des serveurs veuille bien détourner un instant son attention du téléviseur. Il faut attendre longtemps. C’est la première chaîne. Enfin, sur mon décodeur, c’est le nom qu’elle porte. Sur l’écran, elle est symbolisée par un petit palmier stylisé, de couleur jaune, incrusté en permanence dans le coin supérieur gauche. Je ne connais pas ses programmes, je n’ai jamais cherché à la regarder tout au long d’une journée. Comme beaucoup d’autres chaînes du Proche-Orient, elle interrompt ses programmes pour diffuser les prières coraniques.
Entre midi et quatorze heures trente, avec une autre rupture due au journal des actualités, cette chaîne diffuse deux à trois fois par semaine un petit bijou d’anachronisme, une petite enclave non conventionnelle dans le territoire balisé des comportements, des codes sociaux, des façons de s’habiller, des manières de vivre. Il s’agit la plupart du temps de films en noir et blanc que je situe dans les années cinquante à soixante. Des histoires romanesques ou l’espionnage, la jalousie, la tromperie, la séduction et l’amour occupent toute la place. Les voitures sont bien souvent de grosses et larges américaines dont il reste d’ailleurs de rares exemplaires à Alexandrie. La mer, la corniche, les plus anciens restaurants de la ville servent de décor à des histoires qui se déroulent au soleil. Les décors en carton pâte des pyramides ou d’autres temples pharaoniques abritent également leur part d’intrigues. La réalisation a recours aux techniques classiques des décors déroulés derrière les vitres d’une voiture ou d’un train, lors de chaque scène de mouvement ou de déplacement: économie de moyens sans doute plus que manque de savoir-faire. Les hommes n’y ont pas toujours le beau rôle, soit gangsters, soit séducteurs, soit faibles et manipulés par les femmes. Pour le décor, les fonctionnaires nombreux sont affublés du tarbouche. Quant aux femmes, quant aux femmes, … d’abord, elles n’ont ni voile, ni foulard. Elles sont coiffées à la Brigitte Bardot et portent des jupes à peine au genou, quant elles portent des jupes. Les réalisateurs débordent d’imagination et de prétextes pour présenter les héroïnes sous des aspects séduisants: groupe de femmes s’entraînant à la piscine et donc en maillot de bain une pièce, cours collectifs de danse rassemblant une troupe de jeunes femmes en body, scène de thé ou de café au bord d’une piscine privée où l’on retrouve une jolie nageuse, fréquentes soirées au restaurant ou au concert afin de voir et d’écouter une accorte danseuse du ventre tournoyant et ondulant dans ses voiles qui s’enroulent aux jambes, salle de bal où des couples dansent de langoureux slows, étreintes typiques de la mise en scène hollywoodienne.
Et quand ces femmes ne sont pas en situation de loisir pour le sport, le thé ou la danse; c’est qu’elles sont au lit. En tout bien tout honneur, mais cela autorise toutefois des positions aguichantes de femme assise sur le bord du lit, les pieds sous les fesses, ou des levers et des couchers en déshabillé. Le lit est également un pivot dramatique car il permet toutes les réflexions et décisions (la nuit porte conseil), ainsi que les épanchements de larmes; colère, tristesse, passion enamourée, …
Il arrive que la situation relève du fantasme pur et simple, celui de l’Egyptien d’aujourd’hui comme celui de tout homme. Est-ce là une thérapie?
Cette histoire par exemple d’une jeune fille de belle et bonne origine, qui rencontre dans le désert un bédouin, un chef bédouin, et qui, bien sûr, en tombe amoureuse à l’issue de courses et de poursuites dans les rochers, les anfractuosités et bientôt les grottes où ils se retrouvent tous deux dans le noir, .. dans la grotte et dans le film !
Autre scène; cela se passe dans un usine avec des superstructures en bois, des escaliers, des tours… Il y a une poursuite entre deux camps avec coups de feu et bagarres. Une fille en jupe courte au dessus du genou fait partie d’un des camps. Elle ne reçoit jamais ni coups ni balles perdues, mais hurle chaque fois qu’elle aperçoit un adversaire au bout des corridors. Lorsque la bagarre finale se déroule, elle bascule d’une balustrade et tombe dans le vide. Son partenaire se précipite et descend les escaliers pour la récupérer, mais ne la trouve pas. Elle appelle. Elle est tombé dans les balles de coton d’un camion rangé là. Il s’approche du camion. Elle se laisse alors glisser sur les balles afin atterrir dans ses bras. Comment croyez-vous que soit sa jupe à l’atterrissage? Remontée sur ses fesses, mais le plan est coupé juste à cet instant précis.
Ou cette autre anecdote encore, dans un film un peu policier. Une jeune femme est agressée au revolver alors qu’elle sort de sa voiture. Inanimée devant la portière de celle-ci, elle gît sur le sol. Trois hommes embarrassés décident de la prendre, un peu comme un paquet, et de l’emmener vers un restaurant de plage. Ils la déposent sur une banquette de l’arrière salle de ce restaurant, et se reculent alors qu’elle est toujours évanouie. Comme trois collégiens, les voici gloussant et rougissant (mais le film est en noir et blanc) devant la jupe remontée de la jeune femme qui laisse voir la naissance de ses cuisses. C’est au tour du spectateur de se demander si elle est vraiment encore évanouie …
Enfin, cette dernière histoire, vrai chef-d’œuvre du cinéma érotique égyptien! La scène se passe dans un garage, atelier de mécanique. Madame descend des étages où doivent se situer ses appartements, vêtue comme pour aller à un gala: décolleté profond, robe ample et évasée au genou, splendides chaussures à talon haut d’un blanc immaculé. Parvenue dans l’atelier, elle appelle deux fois son mari. Il sort de sous une voiture en révision, couché sur l’un de ces chariots à ras de sol qu’utilisent les mécaniciens pour inspecter le châssis des véhicules. Debout devant Madame, celle-ci rajuste son col de chemise. On saisit l’incongruité de cette scène où Madame corrige la tenue de son mari habillé d’un bleu de mécano. Mais pendant que s’opère cet échange, la tête noire et pleine de cambouis de l’assistant mécanicien, lui aussi allongé sur un chariot bas, sort doucement de sous le véhicule et vient s’arrêter entre les chaussures blanches de madame, chaussures surmontées d’une paire de jambes galbées à merveille. Le chef mécanicien congédie alors son épouse avec l’air de lui dire que ce n’est pas sa place ici. Elle s’en retourne. Il donne alors un coup de pied dans le chariot de son assistant ce qui le fait disparaître promptement sous la voiture.
Ceci a réellement existé. Les plus anciens sont là pour le confirmer, les jeunes en ont entendu parler et n’imaginent pas à quoi pouvait ressembler la société civile de cette époque. Ces films sont le témoignage d’une temps révolu. On dira peut-être que c’était la bourgeoisie qui vivait comme ceci … Peut-être, peut-être pas …, il n’empêche que ces films étaient tournés et qu’ils s’inscrivaient dans un contexte de relations entre les sexes qui n’existe plus. Tout au plus ont-ils valeur de témoignage historique et servent-ils de support aux rêveries éternelles des hommes.
Inès Al-Dégheidi a peut-être voulu réaliser un film dérangeant en présentant les amours hors mariage de Gamila et Raouf. Elle a surtout réalisé un film complaisant. “Mozakérate morahéqa”, le journal d’une adolescente, aborde pourtant un sujet tabou en Egypte, celui des relations sexuelles hors mariage, et non “avant le mariage”, comme le dit pudiquement Al Ahram. Le film, après une introduction romanesque et métaphorique autour de Cléopâtre et d’Antoine, entre dans la réalité et dans son vrai sujet; vivre l’amour et la sexualité en couple, sans que la famille et la société aient quoi que ce soit à en dire. Dans un scénario qui dénonce tout à trac les mariages forcés, les cliniques d’avortement et celles (les mêmes) où les jeunes filles se font recoudre l’hymen, ainsi que l’affichage des preuves de la virginité au lendemain des noces, il était acquis d’avance qu’aucune famille, bourgeoise s’il en est, ne saurait accepter qu’une jeune fille aime un garçon, ait des relations avec lui, et ait un enfant de lui, en dehors du mariage et de l’onction familiale et sociale. Mais là où l’histoire, romanesque à souhait et propre à émouvoir les grands sentimentaux que sont les Egyptiens, aurait pu suffire, il a fallu à la réalisatrice rajouter des scènes de boîte de nuit au Caire, dans lesquelles il est fort improbable qu’une adolescente s’y retrouve en toute innocence. Egalement, il lui a fallu symboliser la pression de la société alentour, la jalousie de celle-ci devant un amour originel, par un couple diabolique; Nancy et Hayssam, lui petit mec violeur et violent et elle parfaite mère maquerelle, prête à livrer son “amie” Gamila aux bons soins de son souteneur. Trop, c’est trop et l’humour des scènes où Raouf triomphe par ses poings de Hayssam, à grand renfort de bande son, n’est pas suffisant pour racheter cette erreur de scénario. Si l’on ajoute à ce bilan que les familles dans lesquelles évoluent nos héros ne sont pas des familles du tout-venant (appartements, villas de luxe, déplacements en avion, Mercédès de rigueur, etc…), il est difficile de donner à ce film un brevet de représentativité des problèmes et questions que se pose la jeunesse égyptienne.
Beaucoup plus forte, beaucoup plus incisive, cette scène à laquelle j’ai assisté devant l’un des Mc Donald d’Alexandrie, rue Safia Zarhloul, où une mère voilée attend sa fille à la sortie du fast-food et lui assène deux gifles en pleine rue, en hurlant, sans doute parce qu’elle est en compagnie d’un garçon, lequel ne sait réellement pas où se mettre et comment se comporter.
Le café où je me rends après le film est plein. Une clientèle très mélangée, des familles avec des enfants petits puisque les poussettes attendent auprès des tables, des jeunes très nombreux, garçons d’un coté, filles de l’autre, des couples, de rares célibataires mâles d’un âge respectable, une vraie coupe verticale de la société, d’autant plus que pour une fois il y a beaucoup de femmes dans ce café. Il ne s’agit pas d’un café pour hommes, où ils viennent boire le thé et fumer pour laisser le temps passer. Non, un vrai lieu de vie. A chaque table, un ou deux narguilés. Une épaisse couche de fumée occupe la partie supérieure de la salle, à hauteur des yeux et jusqu’au plafond, mais l’odeur du tabac est agréable. Sur une estrade trois musiciens, l’un avec un djembé de terre, l’autre un tambourin; ils accompagnent un joueur d’oud qui chante inlassablement et avec une belle énergie. Les chansons se suivent l’une derrière l’autre sans aucune pause, chansons courtes, chansons plus longues, morceaux vifs, pièces plus posées. Est-il un pays où la musique est aussi riche de ruptures et de changements de rythmes? Une chanson, que tout ou partie de l’assistance reprend en chœur, peut commencer sur un rythme lent puis, après dix ou vingt mesures, s’endiabler subitement pour prendre le rythme propre aux chants arabes. Et puis s’interrompre brutalement pour une pause de quelques mesures avant que le djembé et le tambourin reprennent leur martèlement suivi par des dizaines de mains qui frappent la mesure.
Aux tables, les participants, ceux qui ne tapent pas dans leurs mains, agitent les bras en cadence au-dessus des têtes ou ondulent sur leurs sièges. Une jeune fille se lève, presque blonde, la taille fine, le corps souple vêtu d’une longue robe brune et d’un corsage rouge. Elle danse devant son fauteuil puis s’approche de la scène et danse, et danse, les hanches se décrochent alternativement, le ventre se plie d’avant en arrière, les bras montent et descendent au-dessus d’une splendide chevelure que les mouvements font balancer de part et d’autre de la tête. Elle plie sur ses genoux jusqu’à danser au ras du sol et se relève, ondoyante flamme. Le public de la salle, subjugué, frappe en cadence dans les mains. Alors que la chanson s’achève, elle regagne sa place sous les applaudissements.
C’est alors qu’un couple de jeunes mariés s’offre à son tour devant la scène. Lui, d’abord. Bon danseur, il accompagne une chanson de l’orchestre par des déhanchements savants. Sa jeune épousée, timide, le rejoint. Sait-elle danser? Ils dansent tous deux, elle entoure son cou de ses bras, il entoure sa taille, et se contentent de marquer le rythme par des balancements conjoints. Et voilà qu’il saisit son épouse à bras le corps et l’élève au-dessus de sa tête, tout en virevoltant sur place. Elle est radieuse. Le public applaudit à tout rompre. Après deux ou trois élévations de ce genre, ils regagnent leur place pour être remplacés par des garçons. D’abord un, puis deux, puis trois, cinq, qui dansent sans se regarder. La danse n’est pas destinée à l’un ou l’autre d’entre eux, mais bien aux jeunes filles présentes, dont celle qui a si bien dansé tout à l’heure. Se déroule alors une extraordinaire scène de séduction. C’est à celui qui saura ajouter les plus belles fioritures, les pas les plus risqués à sa danse, celui qui saura le mieux jouer de ses bras et de ses mains, celui qui saura se cambrer le plus possible ou se plier sur les genoux pour onduler au niveau du sol. La tension monte, le chanteur et son orchestre font s’étirer le plaisir et la chanson passe par des hauts et des bas avant de reprendre avec plus de rythme et de frénésie encore.
Certains de ces garçons tenteront bien de convaincre la belle danseuse blonde et rouge de reprendre la piste, mais il n’y aura rien à faire, seule une de ses amies se risquera à quelques pas et quelques ondulations du ventre, mais la conviction, la souplesse et l’expérience n’y sont pas.
Deux heures auront passé dans cette ambiance de fête et de plaisir, café turc (”mazbout”) et chicha. Enfin, des signes de relations entre les hommes et les femmes de ce pays, qui semblent vivre comme deux communautés qui se juxtaposent publiquement sans jamais cohabiter. Les hommes avec les hommes, les femmes avec les femmes. Toute tendresse, toute marque d’amitié, toute effusion sensuelle, si discrète soit-elle, semble quotidiennement exclue entre ces deux communautés qui se croisent, se frôlent, sans jamais se rencontrer. Alors les hommes se tiennent par la main, s’embrassent à tout propos et hors propos, s’interpellent “mon amour”, abibi. Et les femmes ont un comportement identique. La séduction, si éclatante ce soir dans ce café, est habituellement bannie.
Dieu sait pourtant combien j’aspire à cette séduction, portail d’ouverture à la tendresse. Et Allah ? Qu’en sait-il ?
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