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Alexandrie – Hommes et femmes

Inès Al-Dégheidi a peut-être voulu réaliser un film dérangeant en présentant les amours hors mariage de Gamila et Raouf. Elle a surtout réalisé un film complaisant. “Mozakérate morahéqa”, le journal d’une adolescente, aborde pourtant un sujet tabou en Egypte, celui des relations sexuelles hors mariage, et non “avant le mariage”, comme le dit pudiquement Al Ahram. Le film, après une introduction romanesque et métaphorique autour de Cléopâtre et d’Antoine, entre dans la réalité et dans son vrai sujet; vivre l’amour et la sexualité en couple, sans que la famille et la société aient quoi que ce soit à en dire. Dans un scénario qui dénonce tout à trac les mariages forcés, les cliniques d’avortement et celles (les mêmes) où les jeunes filles se font recoudre l’hymen, ainsi que l’affichage des preuves de la virginité au lendemain des noces, il était acquis d’avance qu’aucune famille, bourgeoise s’il en est, ne saurait accepter qu’une jeune fille aime un garçon, ait des relations avec lui, et ait un enfant de lui, en dehors du mariage et de l’onction familiale et sociale. Mais là où l’histoire, romanesque à souhait et propre à émouvoir les grands sentimentaux que sont les Egyptiens, aurait pu suffire, il a fallu à la réalisatrice rajouter des scènes de boîte de nuit au Caire, dans lesquelles il est fort improbable qu’une adolescente s’y retrouve en toute innocence. Egalement, il lui a fallu symboliser la pression de la société alentour, la jalousie de celle-ci devant un amour originel, par un couple diabolique; Nancy et Hayssam, lui petit mec violeur et violent et elle parfaite mère maquerelle, prête à livrer son “amie” Gamila aux bons soins de son souteneur. Trop, c’est trop et l’humour des scènes où Raouf triomphe par ses poings de Hayssam, à grand renfort de bande son, n’est pas suffisant pour racheter cette erreur de scénario. Si l’on ajoute à ce bilan que les familles dans lesquelles évoluent nos héros ne sont pas des familles du tout-venant (appartements, villas de luxe, déplacements en avion, Mercédès de rigueur, etc…), il est difficile de donner à ce film un brevet de représentativité des problèmes et questions que se pose la jeunesse égyptienne.

Beaucoup plus forte, beaucoup plus incisive, cette scène à laquelle j’ai assisté devant l’un des Mc Donald d’Alexandrie, rue Safia Zarhloul, où une mère voilée attend sa fille à la sortie du fast-food et lui assène deux gifles en pleine rue, en hurlant, sans doute parce qu’elle est en compagnie d’un garçon, lequel ne sait réellement pas où se mettre et comment se comporter.

Alexandrie – Rue marchande

Le café où je me rends après le film est plein. Une clientèle très mélangée, des familles avec des enfants petits puisque les poussettes attendent auprès des tables, des jeunes très nombreux, garçons d’un coté, filles de l’autre, des couples, de rares célibataires mâles d’un âge respectable, une vraie coupe verticale de la société, d’autant plus que pour une fois il y a beaucoup de femmes dans ce café. Il ne s’agit pas d’un café pour hommes, où ils viennent boire le thé et fumer pour laisser le temps passer. Non, un vrai lieu de vie. A chaque table, un ou deux narguilés. Une épaisse couche de fumée occupe la partie supérieure de la salle, à hauteur des yeux et jusqu’au plafond, mais l’odeur du tabac est agréable. Sur une estrade trois musiciens, l’un avec un djembé de terre, l’autre un tambourin; ils accompagnent un joueur d’oud qui chante inlassablement et avec une belle énergie. Les chansons se suivent l’une derrière l’autre sans aucune pause, chansons courtes, chansons plus longues, morceaux vifs, pièces plus posées. Est-il un pays où la musique est aussi riche de ruptures et de changements de rythmes? Une chanson, que tout ou partie de l’assistance reprend en chœur, peut commencer sur un rythme lent puis, après dix ou vingt mesures, s’endiabler subitement pour prendre le rythme propre aux chants arabes. Et puis s’interrompre brutalement pour une pause de quelques mesures avant que le djembé et le tambourin reprennent leur martèlement suivi par des dizaines de mains qui frappent la mesure.
Aux tables, les participants, ceux qui ne tapent pas dans leurs mains, agitent les bras en cadence au-dessus des têtes ou ondulent sur leurs sièges. Une jeune fille se lève, presque blonde, la taille fine, le corps souple vêtu d’une longue robe brune et d’un corsage rouge. Elle danse devant son fauteuil puis s’approche de la scène et danse, et danse, les hanches se décrochent alternativement, le ventre se plie d’avant en arrière, les bras montent et descendent au-dessus d’une splendide chevelure que les mouvements font balancer de part et d’autre de la tête. Elle plie sur ses genoux jusqu’à danser au ras du sol et se relève, ondoyante flamme. Le public de la salle, subjugué, frappe en cadence dans les mains. Alors que la chanson s’achève, elle regagne sa place sous les applaudissements.
C’est alors qu’un couple de jeunes mariés s’offre à son tour devant la scène. Lui, d’abord. Bon danseur, il accompagne une chanson de l’orchestre par des déhanchements savants. Sa jeune épousée, timide, le rejoint. Sait-elle danser? Ils dansent tous deux, elle entoure son cou de ses bras, il entoure sa taille, et se contentent de marquer le rythme par des balancements conjoints. Et voilà qu’il saisit son épouse à bras le corps et l’élève au-dessus de sa tête, tout en virevoltant sur place. Elle est radieuse. Le public applaudit à tout rompre. Après deux ou trois élévations de ce genre, ils regagnent leur place pour être remplacés par des garçons. D’abord un, puis deux, puis trois, cinq, qui dansent sans se regarder. La danse n’est pas destinée à l’un ou l’autre d’entre eux, mais bien aux jeunes filles présentes, dont celle qui a si bien dansé tout à l’heure. Se déroule alors une extraordinaire scène de séduction. C’est à celui qui saura ajouter les plus belles fioritures, les pas les plus risqués à sa danse, celui qui saura le mieux jouer de ses bras et de ses mains, celui qui saura se cambrer le plus possible ou se plier sur les genoux pour onduler au niveau du sol. La tension monte, le chanteur et son orchestre font s’étirer le plaisir et la chanson passe par des hauts et des bas avant de reprendre avec plus de rythme et de frénésie encore.
Certains de ces garçons tenteront bien de convaincre la belle danseuse blonde et rouge de reprendre la piste, mais il n’y aura rien à faire, seule une de ses amies se risquera à quelques pas et quelques ondulations du ventre, mais la conviction, la souplesse et l’expérience n’y sont pas.

Alexandrie – Rue Francia

Deux heures auront passé dans cette ambiance de fête et de plaisir, café turc (”mazbout”) et chicha. Enfin, des signes de relations entre les hommes et les femmes de ce pays, qui semblent vivre comme deux communautés qui se juxtaposent publiquement sans jamais cohabiter. Les hommes avec les hommes, les femmes avec les femmes. Toute tendresse, toute marque d’amitié, toute effusion sensuelle, si discrète soit-elle, semble quotidiennement exclue entre ces deux communautés qui se croisent, se frôlent, sans jamais se rencontrer. Alors les hommes se tiennent par la main, s’embrassent à tout propos et hors propos, s’interpellent “mon amour”, abibi. Et les femmes ont un comportement identique. La séduction, si éclatante ce soir dans ce café, est habituellement bannie.
Dieu sait pourtant combien j’aspire à cette séduction, portail d’ouverture à la tendresse. Et Allah ? Qu’en sait-il ?

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Alexandrie – la ville

Alexandrie est une ville séduisante. L’hiver y est pluvieux, violemment pluvieux. Les précipitations dépassent très probablement les niveaux déclarés dans les guides touristiques. Les jours de pluie y sont plus nombreux que ce que le “Routard” veut bien en dire: un en novembre, trois en décembre, un en janvier, un en février, et plus rien en mars.
Cette année, décembre s’est caractérisé par huit jours de pluies diluviennes quasi ininterrompues. En janvier, deux violentes perturbations de plusieurs jours. Et nous voici en février, avec une perturbation de déjà trois jours. Lors de chacune, de l’eau, du vent, parfois des éclairs et la foudre. Et des inondations dans les rues, des hauteurs de vingt, trente, quarante centimètres d’eau; les voitures se font amphibies (pas toutes!) et les piétons se font une raison, éclaboussés qu’ils sont en permanence. La mer, agitée en creux de deux ou trois mètres, écume et répand ses embruns sur la corniche, elle arrache les plages qu’elle redépose sur les avenues. La journée peut commencer en photographiant un arc-en-ciel sur la mer, né du soleil levant et s’achever moins poétiquement en passant éponge et serpillière dans la chambre à coucher inondée à cause des vitrages coulissants qui ne sont pas étanches aux pluies horizontales.

Tempête à Alexandrie

Mais l’hiver ne fait que passer et Alexandrie est vraiment une ville séduisante.
Etirée en strates parallèles à la mer sur près de trente kilomètres, elle est en perpétuel mouvement. Quand donc les alexandrins dorment-ils? Dès les premiers beaux jours, et j’ai connu avril dernier, les rues, les avenues et la corniche sont emplies de promeneurs qui déambulent jusque très tard le soir (très tôt le matin). Héler un taxi à quatre heures du matin pour se rendre à l’aéroport ne pose aucun problème, il y a toujours des taxis jaune et noir en maraude. Une fois les jours chauds arrivés, la population se multiplie avec la venue des cairotes, soit pour le week-end, soit pour deux ou trois semaines de vacances.

Le trottoir de la corniche devient une gigantesque promenade sur près de vingt kilomètres, de Montazah à Quat Bay. Le muret séparant cette avenue des plages, des rochers et de la mer sert de banc pour des milliers de piétons, assis, devisant, grignotant, buvant thé ou café, mangeant des glaces et laissant le temps s’écouler, les heures passer.

Première strate, la Corniche devient une avenue moderne et sans style longeant la Méditerranée. Bientôt à deux fois quatre voies sur toute sa longueur, elle se sacrifie à une ahurissante circulation automobile. Les immeubles anciens qui la bordent tombent en ruines et sont remplacés par des buildings orgueilleux, dont certains ne sont jamais achevés, souvent inoccupés. De rares villas ont eu du charme, mais sont désormais condamnées à l’étouffement entre deux de ces immeubles. Seule, la façade du quartier d’Al Nasr, entre le Consulat de France et les Trois Mosquées, revêt un caractère architectural début de siècle dernier relativement homogène. Les palmiers réguliers qui bordent ici la corniche apportent leur touche pour en faire une vraie “promenade”, comme à Nice ou à Cannes.

Alexandrie: les trois mosquées

Une avenue, deux avenues, parallèles à la corniche, et voilà délimité sur toute la longueur ce qui représente le lieu de vie des classes bourgeoises et moyennes. Chaque quartier y a son style, son centre de vie avec un marché et des commerces, ses grands magasins, ses restaurants. Les habitants s’y connaissent tous, ce qui transforme la ville en une somme de petits villages. Il est étonnant de voir combien chaque alexandrin peut avoir de relations qui ne sont pas des amitiés, mais de ceux avec qui l’on papote et raconte les dernières nouvelles. Comme il en est ainsi pour chacune de ces relations, il n’est aucun secret qui ne soit connu de la ville entière avant un jour. Sans doute est-ce là ce que l’on appelle le téléphone arabe. A utiliser si vous avez des informations à faire passer !! A redouter si ces informations se propagent contre vous !!

Le tramway, un vrai tramway jaune en centre ville, une sorte de métro bleu ailleurs, irrigue lentement mais sûrement la métropole. Le wagon du centre y est réservé exclusivement aux femmes, ce qui n’interdit pas aux femmes de prendre le wagon de tête ou le wagon de queue, mais ce qui leur offre un espace où elles n’ont pas à redouter la promiscuité masculine.

En arrière de cette zone, la ligne de chemin de fer. Les machines diesel y font un vacarme infernal. Les passagers sont debout dans l’ouverture des portes jamais fermées. A chaque passage à niveau, la locomotive trouve son chemin au milieu de foules piétonnes, au cœur de la circulation automobile.

Et au-delà de la ligne de chemin de fer, les quartiers populaires dans lesquels les immeubles de type HLM se succèdent les uns aux autres, certains si proches que les balcons se font vis à vis et se touchent. Le linge toujours et partout aux fenêtres. Les senteurs multiples, agréables, curieuses, moins agréables, les chevaux, les ânes tirant calèche-taxi ou charrette, les marchés multiples, aux poissons, aux fruits, aux légumes, les souks de tissus, de bimbeloterie, … Et les gens qui se croisent, s’évitent sans jamais se heurter. Jamais foule ne m’a été aussi accueillante. C’est avec un sentiment de confiance absolue que je pénètre des foules plus compactes que je n’ai jamais rencontrées, ainsi lors de la fête de l’Aïd El Feltre, le petit Birham. Une seule fois, j’ai été témoin d’une tentative de vol à l’arraché. C’est certain, il est des disputes violentes dans lesquelles il convient de ne pas s’attarder, disputes de chauffeurs de taxis, disputes de conducteurs qui ont accroché leurs véhicules déjà bien fatigués ou disputes aux motifs plus secrets qui font que des hommes vont jusqu’à s’ensanglanter à coups de gourdins et de bâtons, tout en hurlant les plus sonores imprécations.

Cette strate populaire se poursuit sans transition et dans le pire mélange par des zones industrielles aux fumées lourdes, aux odeurs tenaces. Et puis, une voie rapide, les lacs et la campagne avec son agriculture irriguée omniprésente.

Alexandrie ne fait pas plus de cinq kilomètres d’épaisseur.