Dans son supplément magazine du 17 juillet, Le Monde publie un court dossier consacré, sous la rubrique “La tendance”, aux décroissants. A vrai dire, en février 2009, l’émission “Envoyé Spécial » (Envoyé-Spécial-chez-les-décroissants) avait déjà abordé ce sujet et le changement de média tout comme le changement de support n’ont pas modifié grand chose à la superficialité de l’approche. Aujourd’hui comme hier, on nous fait la description d’individus qui sont convaincus de faire changer les choses parce qu’ils ont, à titre personnel et strictement individuel, décidé de changer de style de vie. Tout comme Conrad Schmidt (Le-monde-de-Conrad-Schmidt), leur réflexion s’arrête à la porte de leur foyer, dès lors qu’ont été supprimés la viande, les automobiles et l’avion. Seul reste l’internet, ce nouveau média censé permettre une connaissance satisfaisante du monde et autorisant surtout une prise de parole largement démultipliée.
On pourrait noter, pour s’en amuser, une forte tendance de ces décroissants à vouloir vivre au chaud et au soleil: Marseille, Forcalquier, la Drôme, l’Ardèche, l’Ariège, … mais la chose n’est pas nouvelle puisque les décroissants de 68 avaient déjà choisi le Larzac. Plus gravement on notera à nouveau l’absence totale de référence à ce que leur comportement peut apporter au reste du monde, celui qui est en développement (comme on dit pudiquement), celui qui a faim et soif, celui qui veut accéder aux richesses que notre Occident étale et que certains dénoncent. Que l’on se rassure, Yves Cochet nous explique que « la décroissance ne s’applique qu’aux pays de l’OCDE » mais que les pays en développement doivent savoir qu’ils n’atteindront jamais le niveau de vie occidental. Mais quelle croissance doivent-ils appliquer ? A quoi doivent-ils dès à présent renoncer en termes d’espoirs et d’objectifs ? Et qui, et comment, choisira le seuil de développement ? Par exemple, s’équiper en électricité doit-il s’accompagner du renoncement à la climatisation ? Développer les communications doit-il s’accompagner d’une forte restriction de l’usage de la voiture individuelle ?
En fait, le dossier dont il est question fait un peu l’amalgame entre deux tendances très distinctes des décroissants, et ne s’en cache pas. Mais ces deux tendances sont strictement incompatibles et il est cocasse de voir s’exprimer Yves Cochet, Serge Latouche ou Vincent Cheynet (tiens, il manque Paccalet !) à propos de ces adeptes de l’An 01. Eux sont plutôt partisans d’une révolution (Niqab-automobile-et-société-social-écologiste), non seulement culturelle, mais aussi matérielle, dont les attendus sont parfois fort peu démocratiques quoi qu’ils en disent à longueur de colonnes et de blogs.
Quant aux autres, on les retrouve malheureusement trop souvent porte-paroles d’une idéologie passéiste, du retour vers des années qui étaient meilleures, plus saines, plus conviviales, plus ceci ou plus cela. Ils oublient simplement de dire que ces année-là étaient également les années sans l’eau sur l’évier, sans l’électricité le soir à la maison et sans beaucoup d’espoir pour les enfants s’ils ne pouvaient aller à la ville pour étudier au-delà du certificat d’études.
Je reviens d’Italie, Région du Trentin-Haut-Adige, zone du massif de la Brenta (une merveille !). La promotion touristique de la région s’articule autour de la nature, des sports (rafting, escalade, randonnée, …), de l’art, de la culture, de la gastronomie et c’est très bien fait. Pour être dans l’air du temps, alors que d’autres maisons de l’environnement sont abandonnées par faute de crédits dans cette même région, il a été ouvert par le Parc Naturel Adamello Brenta (PNAB) une Maison de la Nature (http://www.pnab.it/vivere_il_parco/proposte_vacanza.html) qui s’est donné pour objectif de faire découvrir la nature, le ciel, les plantes utilisables en médecine douce, les vieilles recettes de cuisine, les randonnées avec un âne, la découverte des activités rurales traditionnelles (fenaison) ou la connaissance des animaux (bovins, ovins, poules, etc …) le tout pour plus de 400 € par personne et par semaine !
J’arrive à la maison pour découvrir dans le journal local qu’une association écologiste vient de réaliser le fauchage de 3400 m² avec deux percherons, dans le but de promouvoir le retour à une agriculture économe en énergie !
Tant que l’on en restera à l’une ou l’autre de ces deux expressions de l’écologie contemporaine, la “radicale” et la “passéiste”, il y a peu de chances que l’idée même de vivre autrement puisse trouver matière à se développer.
Le texte qui suit a été publié dans « La décroissance, le journal de la joie de vivre » (?). Conrad Schmidt est le fondateur d’un parti canadien: le »Workless Party » (Parti pour moins de travail) et l’auteur d’un livre intitulé « Workers of the World, Relax ».
« Çà a commencé par la voiture. Je me suis dit que si je m’en débarrassais, et que je me rendais en vélo au boulot, j’allègerais mon empreinte sur l’environnement. Résultat, outre le fait que j’étais plus en forme, je me suis retrouvé avec un surplus de 400 dollars par mois, parce qu’une bagnole ça coûte cher. Et la question s’est posée de ce que j’allais faire avec cet argent en plus. Si j’achète un plus gros ordinateur, ou que je me paye un voyage en Europe, ça revient au même, je continue de nuire. La consommation est donc exclue. De la même façon, si je m’offre des massages ou des cours d’espagnol, comment est-ce que, eux, mon masseur et mon prof vont-ils dépenser cet excédent de revenu ? Sans doute qu’ils seront moins scrupuleux que moi et qu’ils vont accumuler des biens inutiles qui viendront aggraver la situation. Conclusion, soit je détruis ce fric, je le brûle, sois je m’offre du temps. A partir de ce moment-là, j’ai commencé à travailler quatre jours par semaine, puis j’y ai pris goût, je me suis investi dans la communauté, j’ai quitté mon job, j’ai enquêté sur les politiques, j’ai fait des films, écrit des bouquins … »
C’est pas parce que c’est l’époque du bac, mais on va faire un peu d’analyse de contenu de texte.
Voilà un homme, bien sous tout rapport, sans doute honorablement connu dans son quartier et apprécié par ses collègues, qui décide de se séparer de son automobile afin d’améliorer son empreinte environnementale. Cela lui rapporte quelques 400 $ mensuels, soit environ 320 euros, soit une quinzaine d’euros par jour de travail. A moins que la voiture soit très gourmande, ou que les péages urbains soient très élevés, cela représente tout de même plusieurs dizaines de kilomètres quotidiens … à faire en vélo. Passons.
En renonçant à sa voiture, Conrad a privé son garagiste et ses salariés (pour les révisions), son carrossier et ses salariés (pour les retouches en cas de petite rayure), son pompiste et ses salariés, et d’autres encore, de sa petite contribution personnelle à leur niveau de vie (et quel que soit le niveau de celui-ci). Je ne pense pas que pour eux, la solution se trouve dans la pratique du vélo.
En renonçant à sa voiture, Conrad a également renoncé à ses vacances que rien ne l’obligeait à prendre en même temps que tout le monde. Il a mis un terme aux escapades vers les montagnes de Banff où ses amis font encore de l’escalade. Il a ainsi privé son hôtelier et ses salariés, son restaurateur et ses salariés de sa petite contribution individuelle à leur niveau de vie. Pour eux, la solution ne se trouve pas dans la pratique du vélo. Il a aussi privé ses anciens amis de l’Université des visites qu’ils leur faisait une ou deux fois l’an: ils habitent trop loin et le Greyhound ne passe pas jusqu’au fond de leur vallée.
Conrad ne le dit pas ici (on peut supposer qu’il le dit ailleurs), mais il est probable que depuis sa découverte des économies possibles, il a du renoncer aussi à s’acheter de la viande, des fruits exotiques (et comme à part la pomme, la poire, la framboise, la cerise, le bleuet ou myrtille, il ne pousse pas beaucoup de fruits au Canada, ils sont presque tous exotiques), voire supprimer le café au bénéfice d’une camomille sucrée au sirop d’érable. Depuis, il élève trois poules, cultive ses salades et fait son pain. Il a ainsi privé son épicier et ses salariés, son boucher et ses salariés, son boulanger et ses salariés de sa petite contribution individuelle à leur niveau de vie.Pour eux la solution ne se trouve pas dans la pratique du vélo.
Poussant le raisonnement à fond, Conrad (puisqu’il ne bouge plus de chez lui) a simplifié son habillement au plus sobre: des socques, un pantalon de denim, une chemise à carreaux. Pour l’esthétique, la coupe de cheveux se fera à la maison … (et, à l’occasion, ce sera nu sur un vélo …)
Conrad est content de lui. Il a singulièrement réduit son empreinte écologique. Mais l’a fait tout seul, en indépendant, sans penser aux conséquences de ses actes, en égoïste …
Et puis Conrad s’est posé la question de l’usage auquel il pouvait consacrer tout cet argent. Ne lui sont venues à l’esprit que trois hypothèses: le consommer, ou le brûler, ou moins travailler.
Le brûler ? Il devait rester en Conrad un fond de morale qui l’en a empêché en dernière extrémité.
Le consommer ? Cette hypothèse est rejetée pour deux motifs. Le premier vise à dire que si Conrad s’offre un matériel informatique dernier cri ou s’il décide de partir à la découverte du Monde, il ne fera que déplacer les causes de son hyperproduction de CO2. Donc, les fabricants d’ordinateurs et les compagnies aériennes n’auront pas sa petite contribution individuelle au niveau de vie de leurs salariés. Le second motif relève d’un comportement plus totalitaire: je ne me ferai pas faire de massages, ni n’apprendrai l’espagnol, car ces gens vivent déjà assez bien comme ça et n’ont pas besoin de mon argent qu’ils vont accumuler. Conrad s’est réservé le libre choix de l’usage de son argent, mais il est hors de question qu’il reconnaisse ce libre choix à un autre, de surcroît si cet autre est un industriel, un commerçant, un artisan, un libéral, un travailleur indépendant, bref un capitaliste.
Curieusement, il est une idée qui n’a même pas traversé l’esprit de Conrad: celle de faire profiter d’autres de cet argent économisé, les plus pauvres que lui par exemple, ou les immigrés en son pays, ou les habitants de pays en développement. Il n’est pas seul dans ce cas. Lors d’un reportage sur les décroissants, “Envoyé Spécial” avait filmé un couple de cadres qui fabriquait son lombricompost dans l’appartement et glanait sur les marchés. La question de l’usage de leurs économies n’avait pas été abordée et eux s’étaient bien gardé d’en parler. Le nombril de Conrad se trouve en occident et, honnêtement, il n’a rien à faire du développement des autres pays qui n’ont qu’à choisir le même modèle que lui.
Parvenu à ce niveau de réflexion, Conrad aurait du aller se coucher et attendre la fin. Pas d’auto, pas de tourisme, pas de découvertes intellectuelles, que fait-il de la musique, de la lecture, de la peinture, ? Non, Conrad est un intellectuel écologiste radical. Il a donc pris la plume, pris la caméra et développé le concept de la société qu’il préconise. Vend-t’il ses productions ? Le succès aidant, n’a t’il pas peur de se retrouver avec trop d’argent ? Ou distribue t’il ses écrits sur le net ? En ce cas, il existe encore une catégorie de travailleurs dont Conrad a besoin: les communicants, ceux qui (hard ou soft) permettent à la communication, aux idées, aux images, aux vidéos, de parvenir à nos écrans, nos téléphones, nos ordinateurs, nos tablettes.
Dans son édition des 30-31 mai, Le Monde a rapporté une brève de presse publiée conjointement par les Universités de Yale et Columbia, à propos d’une statistique particulièrement féconde qu’elles publient tous les deux ans: l’Index de Performance Environnementale (acronyme EPI en anglais). La dépêche publiée ne concerne que les résultats de l’année 2010 qui ont été rappelés de façon rapide et succincte.
Précisons avant tout que le classement est établi à partir de notes attribuées à chaque pays dans deux domaines égaux (50% de la note globale pour chacun): celui de la vitalité des écosystèmes et celui de la santé environnementale.
La vitalité des écosystèmes regroupe les notes affectées aux thèmes suivants: changement climatique pour 25 %, agriculture, pêches, forêts, biodiversité et habitat, eau et pollution de l’air chacun pour un peu plus de 4%.
La santé environnementale s’appuie pour moitié sur les luttes contre les maladies environnementales et pour moitié sur les luttes contre les effets des pollutions de l’air et contre les pollutions de l’eau à parts égales.
Au cours des années, la grille a peu changé, certains ratios ont été légèrement réévalués ou dévalués, mais la comparaison reste possible au cours des années. Et là est tout l’intérêt du travail de ces universités.
Prenons les résultats de 2010 (http://epi.yale.edu/Countries).Les cinq premiers sont l’Islande, la Suisse, le Costa-Rica, la Suède et la Norvège. Les notes attribuées à ces pays vont de 93.5 à 81.1.Examinons un par un leur parcours depuis 2006.
La Suisse était 16° en 2006, 1ère en 2008 et seconde en 2010.
Le Costa-Rica était 15° en 2006, 5° en 2008 et 3° en 2010.
La Suède était seconde en 2006, 3° en 2008 et 4° en 2010, ce qui a priori témoigne d’une grande stabilité dans la prise en compte des enjeux.
Enfin la Norvège était 18° en 2006, seconde en 2008 et 5° en 2010.
A part donc la Suède qui s’est maintenue dans le quintette de tête depuis trois palmarès, les autres pays ont progressé et parfois largement progressé. Il en est donc d’autres qui ont du reculer ! C’est le cas de la Finlande qui, du 3° rang en 2006, 4° rang en 2008 se retrouve au 12° rang en 2010. Mais c’est surtout la Nouvelle Zélande qui surprend avec un recul important: de la 1ère place en 2008, elle passe à la 7° place en 2008 et à la 15° place en 2010.
En Europe, la République Tchèque, 4° en 2006, se retrouve 22° en 2010. Le Royaume Uni, 5° en 2006, recule à la 14° place en 2008 et s’y maintient en 2010. Le Danemark fait pire: de la 7° place en 2006, il se retrouve à la 26° place en 2008 et à la 32° place en 2010. Il est des réputations qui semblent avoir la vie dure, mais qui ne correspondent plus à des réalités.
Et la France ? Bien placée parmi les pays européens, elle devance régulièrement l’Allemagne, l’Italie, … Jugez-en.
2006: France 12°, Italie 21°, Allemagne 22°.
2008: France 10°, Allemagne 13°, Italie 24°.
2010: France 7°, Allemagne 17°, Italie 18°.
Quel est le lien qui peut exister entre engagement dans la lutte environnementale et crise économique ? Certains résultats ci-dessus permettraient d’avancer l’idée qu’un tel engagement minimise l’impact de la crise (à défaut d’en être un vrai remède). Mais alors quelle est la signification du cas de la Grèce ? Placée au 19° rang en 2006, elle se retrouve au .. 44° en 2008 et au … 71° en 2010 !! Ces chiffres traduisent un abandon total de toute politique environnementale (sans doute au bénéfice de l’armée). Qui ne s’est déjà rendu compte de ce recul il y a deux ans ?
Aux dires d’une majorité d’observateurs, Copenhague a été un échec (Copenhague-ne-peut-pas-être-un-échec) . Il est encore un peu tôt pour en juger. Quoi qu’il en soit, la volonté des Etats-Unis d’encadrer fermement l’évolution environnementale a été déterminante dans les conclusions de cette rencontre. Il n’est donc pas inutile d’examiner le classement des Etats-Unis. Classés à la 28° place en 2006, ils sont en 39° place en 2008 et en 61° place en 2010: un fameux recul qui n’autorise guère à donner des leçons au reste du Monde ! Son petit frère géopolitique et géo-économique, le Canada, n’est pas plus brillant: au 8° rang en 2006, il se retrouve au 12° rang en 2008 et au 46° rang en 2010.
A l’inverse, peut-on dégager une tendance lourde en ce qui concerne les pays en développement et tout particulièrement les BRIC ?
Brésil: 34° en 2006, 34° en 2008 et 62° en 2010.
Russie: 32° en 2006, 28° en 2008 et 69° en 2010.
Inde: 118° en 2006, 120° en 2008 et 123° en 2010, soit une plus grande stabilité que les deux précédents.
Enfin, la Chine: 94° en 2006, 105° en 2008 et 121° en 2010.
La seule tendance est celle d’un recul général. Dans le cas de ces pays, est-ce le prix à payer pour un développement intensif ? Les résultats du classement 2012 seront particulièrement intéressants à examiner.
Quelques cas particuliers: l’Egypte, 85° en 2006, passe au 71° rang en 2008 et au 68° rang en 2010. La Turquie, qui aspire à l’Europe, était 49° en 2006, 72° en 2008 et elle pointe au 77° rang en 2010. Israël qui était au 45° rang en 2006, au 49° rang en 2008, recule au 66° rang en 2010.
Enfin, et malheureusement cela ne surprendra personne, l’Afrique sub-saharienne clôt la marche. Il n’est aucun pays qui ne soit classé avant la 100° place dans les résultats de 2010, et cela était déjà le cas en 2008 et en 2006.
Côte d’Ivoire 102°, Congo 105°, République Démocratique du Congo 106°, Kenya 108°, Ghana 109°, Ouganda 119°, Burkina Faso 128°, Soudan 129°, Zambie 130°, Cameroun 133°, Rwanda 135°, Sénégal 143°, Tchad 151°, Mali 156°, Niger 158°, Togo 159°, Angola 160°, …………… la liste ne comprend que 163 pays. A l’exception de la Libye (117°), l’Afrique méditerranéenne s’en sort mieux, avec l’Algérie (42°), le Maroc (52°) et la Tunisie (74°).
Dans son édition du 18 mai, Le Monde présente un nouveau baromètre (TNS-Sofres-Publicis Consultants) consacré au moral économique des français. Ce baromètre a, bien entendu, pour objectif de placer le quotidien au cœur de la vaste campagne qui s’ouvre pour s’achever en 2012. Mon propos n’est pas du tout dans cette optique.
Je suis frappé par deux chiffres.
20% seulement des français se montrent confiants sur l’amélioration de la crise économique. A contrario, 77% n’attendent aucune amélioration. Ils sont 84% pour ce qui concerne la dette publique, 85% les retraites ou le pouvoir d’achat, 83% le niveau des prix, 84% le chômage, 71% les effets de la mondialisation, et 54% la compétitivité des entreprises françaises.Donc, globalement les français sont très pessimistes, voire très négatifs, en ce qui concerne l’avenir collectif de leur pays.
S’ils sont 84% à considérer que l’emploi ne va pas en s’améliorant, ils ne sont plus que …. 36% à se sentir menacés dans leur emploi. De la même manière, quand on leur demande si les intérêts des dirigeants d’entreprises et ceux des salariés vont dans le même sens, ils sont 84% à répondre NON. Mais si la question concerne les dirigeants de LEUR entreprise et eux-mêmes, ils ne sont plus que … 55%.
Il y a dans cette attitude une sorte de schizophrénie sociale. Il y a longtemps qu’on pressentait que la “crise”, en dehors de ses victimes que sont les travailleurs privés d’emploi, était surtout dans la tête de gens dont les revenus et le cadre de vie n’avaient pas beaucoup changé. Ce phénomène est quasi exclusivement français et il recouvre largement l’hyper-utilisation de médicaments tranquillisants ou antidépresseurs. L’angoisse n’est pas ressentie individuellement, mais collectivement. « Pour moi, cela ne va pas trop mal, mais la société, elle, est foutue ! ».
Alors se développent des idéologies, à l’extrême-gauche, comme à l’extrême-droite, qui n’ont rien à envier aux idées xénophobes et sectaires de la Ligue du Nord, par exemple. On parle de souveraineté nationale, d’autonomie régionale, de séparatisme, de rejet de l’autre, de création de deux euros, l’un du sud et l’autre du nord, de retour aux monnaies nationales, de fermeture des places financières, de décroissance, de vie autonome et relocalisée, … « Moi tout seul ou presque, je suis certain de m’en sortir en me démerdant bien; ce sont les autres qui me gênent et qui m’en empêchent ». Qui ne voit que cette idéologie ultra-présente, surexposée dans nos médias, nous mène tout droit à la fin de l’Europe, au retour aux particularismes nationaux et (qui peut en rejeter l’idée ?) aux conflits, voire aux guerres entre européens ? Qui ne voit que cette idéologie égoïste, malthusienne, ne peut qu’entraîner le rejet de l’autre, et avant tout le rejet de l’autre originaire de pays en développement ? Cela commence par le rejet de ses nourritures, de ses productions accusées d’être importées à grand frais. Cela se poursuit par le rejet de la découverte et de la connaissance, la dénonciation globale du voyage et du tourisme. Cela s’achève par le rejet de sa présence à nos cotés, de ses habitudes, de sa langue.
« Car enfin, s’écrient-ils, ce vaste mouvement d’arrangement planétaire, si intéressant soit-il scientifiquement pour nous découvrir les voies secrètes de la Matière, ne serait-il pas par hasard (et par malheur …) un de ces phénomènes naturels aveugles qui, une fois lancés, s’accélèrent follement jusqu’à se détruire eux-mêmes ? Le siècle dernier aura connu, c’est possible, un optimum passager dans l’aménagement sur terre d’une Espèce parvenue aux limites confortables de son expansion et de ses inter-liaisons. Mais, par effet d’incontrôlable emballement, cet état de choses ne serait-il pas en train de se détériorer rapidement ? Regardez plutôt ce qui, en ce moment même, autour de nous se passe. »
»Sous l’effet combiné d’un accroissement presque vertical de la population et d’un accroissement non moins rapide du rayon d’action (c’est à dire du volume) de chaque individu à la surface du globe, la Noosphère – comme vous l’appelez – après s’être épandue à l’aise dans des domaines encore inoccupés, commence décidément à se comprimer sur soi. Or cette mise progressive à l’étau n’est-elle pas accompagnée de toutes sortes de symptômes inquiétants ? »
»- Epuisement rapide des ressources alimentaires et industrielles de la Terre. »
»- Disparition et nivellement, sous une couche de culture neutre et homogène, des différences qui avaient fait, au cours de l’Histoire, la riche variété des produits humains. »
»- Mécanisation (à la fois par l’industrie, par les institutions et par la propagande) des valeurs et des pensées individuelles. »
»- Craquellement et morcellement des pays, séparés entre eux par l’excès même de la pression qui les rapproche … »
»Pour des raisons inéluctablement liées aux forces biologiques de Reproduction, au pouvoir psychiquement agrégeant de la Réflexion, et enfin à la courbure fermée de la Terre, il est exact que l’Espèce, d’un même mouvement, se contracte sur soi et se totalise. Pas moyen d’échapper au serrage. Mais, de l’affaire, comment ne pas voir que, du même coup, l’Humain, en nous, bien loi de se perfectionner, se dégrade et se déshumanise ? »
»Voilà ce que, au nom de réalisme, ou même de science, on nous répète sur tous les tons, en ce moment. »
»Mais voilà aussi, justement, ce contre quoi je prétends me rebeller, de toutes mes forces, au cours de ces pages ».
»Sur les prémisses du jugement à porter, impossible, bien entendu, de ne pas être d’accord. Au terme d’une période d’expansion couvrant tous les temps historiques (et la fin du préhistorique), l’Humanité vient d’entrer brusquement, c’est là un fait, en régime douloureux de compression sur elle-même. Après le pas initial de le réflexion individuelle, – après l’émergence décisive, chez l’Homo Sapiens à ses débuts, des forces de co-réflexion, – voici maintenant, pour l’Humanité pleinement déployée, le dangereux passage de la dilatation à la contraction: le délicat changement de phase … »
»Au moment de faire ce nouveau pas dans l’inconnu, il est naturel que nous hésitions. Mais, pour nous rassurer, n’avons-nous pas la ressource de nous dire que, si les deux premières singularités franchies par notre espèce représentent manifestement chacune un succès de la Vie, la troisième (j’entends la “totalisation” où nous entrons) a toutes chances, en dépit de certaines apparences contraires, de marquer elle aussi, à sa façon, un pas en avant ? »
»….. Chaque fois qu’un nouvel humain vient au monde, il trouve autour de lui d’autres humains pour le rassurer et l’initier aux gens et aux choses parmi lesquels il ouvre les yeux. Ce qui, inversement, fait la tragédie, chaque jour plus aigüe, des hommes pris tous ensemble, c’est que, de par les conditions mêmes du processus cosmique qui les engendre, se réfléchir et se co-réfléchir, pour eux, signifie (au moins dans un premier temps évolutif qui dure encore) s’éveiller tout seuls dans la nuit. Car l’homme-individu est essentiellement famille, tribu, nation. Tandis que l’Humanité, elle, n’a pas encore trouvé autour de soi d’autres Humanités pour se pencher sur elle et lui expliquer où elle va. »
»… Voyons donc un peu si, à l’anxiété où nous jette en ce moment le dangereux pouvoir de penser, il ne nous serait pas possible d’échapper, – simplement en pensant encore mieux ? Et, pour ce faire, commençons par prendre de la hauteur, jusqu’à dominer les arbres qui nous cachent la forêt. C’est à dire, oubliant pour un moment le détail des crises économiques, des tensions politiques et des luttes de classes qui nous bouchent l’horizon, élevons-nous assez pour observer dans son ensemble, et sans passion, sur les derniers cinquante ou soixante ans, la marche générale de l’Hominisation. »
»Placés à cette distance favorable, que voyons-nous d’abord ? et que remarquerait surtout, s’il en existait, n’importe quel observateur venu des étoiles ? »
»Deux phénomènes majeurs, incontestablement. »
»- Le premier, c’est que, au cours d’un demi-siècle, la Technique a réalisé d’incroyables progrès: non pas une technique de type dispersé et local, mais une véritable géotechnique, étendant à la totalité de la Terre le réseau étroitement interdépendant de ses entreprises. »
»- Et le second, c’est que, durant la même période, du même pas et à la même échelle de coopération et de réalisation planétaires, la Science a transformé en tous sens (de l’Infime à l’Immense, et à l’Immensément Compliqué) notre vision commune du Monde et notre commun pouvoir d’action. »
»J’aurai continuellement à insister sur la nature proprement (et non pas seulement métaphoriquement) biologique de ces deux évènements conjugués. »
»… Comment douter un seul instant que, à travers les affres de la totalisation humaine, ce ne soit l’Evolution elle-même, et l’Evolution par son courant principal, qui, sous la forme de ce que nous appelons civilisation, continue tout droit sa marche en avant ? »
Ce texte est extrait de “L’apparition de l’Homme”, édité en 1956. Les écrits de Pierre Teilhard de Chardin ayant été publiés à titre posthume, il n’y est pas fait mention (dans le cas présent) de la date d’écriture. Qu’importe, le feu de ce texte emporte au loin bien de nos idéologies compassées.
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