D’une part, il y a ce que Barbara a écrit dans ses Mémoires ;« Il était un piano noir … Récit inachevé»: « Nous quittons Saint-Marcellin en 1945. Je suis triste, j’éprouve une drôle de sensation ; j’ai beau savoir que c’est pour retrouver Paris, pour moi, c’est partir vers l’inconnu.
Quand je reviendrai à Saint-Marcellin, vingt-trois ans plus tard, dans ma « belle Mercedes grise à toit ouvrant », c’est « Peter » qui conduira. Marie Chaix sera près de moi. Bouleversée, je traverserai la grande rue, puis la place d’armes qui mène au chemin bordé de mûres. Je retrouverai le coteau, la villa qui, en fait, n’est qu’une modeste maison ; les dahlias fauves seront toujours là.
Du retour en octobre 1945 : rien.
Je ne me souviens de rien.
Ni comment nous avons quitté Saint-Marcellin, ni comment nous sommes arrivés à Paris. »
Vingt-trois ans plus tard, c’est en fait en 1968, l’année au cours de laquelle Barbara crée « Mon enfance », cette chanson mélancolique qui lui permet de revenir sur son cadre de vie pendant la guerre de 1939-1945 : « Pourquoi suis-je revenue/Et seule au détour de ces rues/J’ai froid j’ai peur/Le soir se penche/Pourquoi suis-je venue ici/Où mon passé me crucifie/Elle dort à jamais mon enfance … ».
D’autre part, un jour, on tombe comme par inadvertance sur une photographie dont on vous dit qu’elle est exceptionnelle, qu’elle est datée du 3 août 1947 et qu’elle représente Monique Serf, aux cotés de la femme du maire, Claudine Brun, Duport de son nom de jeune fille, lors des Fêtes de Couronnement de la Rosière, à Saint-Marcellin.
Inévitablement, se pose la question, se posent plus exactement les questions.
– Si elle est revenue à Saint-Marcellin en 1947, pourquoi Barbara écrit-elle que son retour ne s’est fait que vingt-trois ans plus tard ? Si son histoire saint-marcellinoise l’a « crucifiée », pourquoi est-elle revenue sur les lieux de sa douleur ? Et pour quelle raison serait-elle revenue dans le cadre d’un fête populaire ? D’autre part, en 1947, Monique est encore mineure, est-il aisé de voyager et de trouver un logement dans ces conditions si l’on est seule ?
– Si ce n’est pas elle qui se trouve sur cette image, qui cela peut-il être ? La mémoire des Saint-Marcellinois a fait souvent défaut et les passés de Monique Serf (Barbara) et de Françoise Quoirez (Sagan) se sont souvent mélangés dans les souvenirs ; peut-il s’agir de Suzanne, la sœur aînée de Françoise, laquelle s’est mariée à Saint-Marcellin en 1946 et va bientôt accoucher de son premier enfant à Bourgoin ?
Ecartons rapidement cette dernière hypothèse. Les Saint-Marcellinois qui sont à l’origine de l’identification de Monique Serf sur la photographie sont formels. Le fils de Françoise Sagan et la fille de sa sœur Suzanne ne reconnaissent pas leur mère et tante sur cette image. Et l’association des « Amis de Barbara » affirme que cette photo la concerne bien et relate une anecdote selon laquelle Monique serait venue à Saint-Marcellin pour accompagner son frère Jean, lequel voulait rejoindre une fille qu’il avait connue. L’association nous joint une photographie du début des années cinquante sur laquelle Monique Serf, entourée de deux personnages, ressemble fortement à la jeune fille de la photo du défilé de la Rosière : même visage, même silhouette un peu ronde, même coiffure…
Pour couronner le tout, la dite association nous confie que Bernard Serf est l’actuel représentant des ayant-droits sur la patrimoine de Barbara. Auparavant, c’était son père, Jean Serf, frère aîné de Barbara, qui assumait ce rôle. Or, Bernard Serf a ajouté depuis peu le nom de Bouveret à son patronyme : Bernard Serf-Bouveret. Est-ce le nom de sa mère ?
C’est l’INSEE qui nous aidera. Il existe trois femmes du nom de jeune fille Bouveret qui sont nées à Saint-Marcellin. Le service d’Etat-Civil de la ville fera le reste.
– Madeleine, née le 23 août 1921, décédée le 13 novembre 2008 à Lyon. Elle avait épousé Gilbert Charles Paul BOURREL, à Saint-Marcellin, le 5 août 1946.
– Jacqueline, née le 31 janvier 1925, décédée le 17 août 1988 à Voiron. Elle avait épousé René CHARBOTEL le 27 novembre 1954.
– Huguette, née le 6 juillet 1926, décédée le 24 février 1992 à Briare, dans le Loiret. Elle avait épousé ….. Jean SERF, le 29 octobre 1953 à Paris 20° !
Par une rapide recherche généalogique (Archives Départementales de Saône-et-Loire), nous apprendrons que le père de ces trois filles, Camille Clément BOUVERET est né le 21 juillet 1892 à Louhans, et décédé le 28 septembre 1943 à Saint-Marcellin. Son épouse, Matilde (1), Anastasie GOUX est née le 21 juin 1894 à Sagy, dans la Saône-et-Loire, et décédée le 3 février 1979 à La-Tour-du-Pin dans l’Isère. Le couple s’est marié le 5 août 1920.
Il est possible de suivre l’itinéraire de Camille Clément au travers de sa fiche matricule (classe 1912). Employé de commerce lors de son conseil de révision, il est engagé volontaire, pour trois ans, le 25 mars 1913, au 5ème Régiment de Chasseurs d’Afrique, pour un court séjour en Algérie, avant d’être muté au 1er Régiment de Zouaves le 6 décembre 1913 . Déjà blessé au pouce de la main droite à Prunay (Marne), il sera grièvement blessé le 28 novembre 1916, au Pressoir (Somme), d’une fracture du fémur gauche par éclat d’obus. Cette « fracture vicieusement consolidée », selon les termes de sa fiche matricule, malgré une série de séjours en hôpital, lui vaudra d’être réformé en date du 25 septembre 1917, avec pension définitive à 65 %, selon la commission de réforme de Grenoble, le 13 mars 1922. « Modèle de courage et de dévouement », il est cité à l’ordre du Régiment et honoré de la Croix de Guerre.
Sitôt leur mariage le 5 août 1920, les époux Bouveret s’installent très rapidement à Saint-Marcellin, où naît leur première fille en 1921. Le recensement de 1926 les cite comme logés place Château Bayard. Camille Clément, le père, est mécanicien dentiste chez Germain. La mère et les deux premières filles, Madeleine et Jacqueline sont présentes au foyer.
Le recensement de 1931 indique qu’ils ont déménagé pour habiter le (quartier du) Mollard. A cette date, les rues de ce quartier n’ont pas de dénomination. La troisième fille, Huguette, est citée au recensement.
Les listes électorales, pour leur part, recensent Bouveret Camille en 1926, en 1931 et en 1939. Lors de ce dernier recensement, le domicile est précisé comme étant la rue Pasteur, la dénomination de cette rue étant intervenue en Conseil Municipal le 14 juin 1935. La révision de la liste électorale, faite en 1945, indique que Bouveret Camille est décédé en 1944 (il s’agit d’une erreur).
Le témoignage (avril 2023) de Marguerite Tomasi, épouse Giraud-Rochon, nous apprend qu’elle était dans la même classe que Huguette Bouveret, à l’école privée catholique de la rue du Dauphin, à Saint-Marcellin. Leur institutrice était Marie-Thérèse Grillet (2). Celle-ci ayant enseigné les filles des CP et CE, cet épisode pourrait se situer entre 1932 et 1935.
Revenons aux amours de Huguette Bouveret et de Jean Serf. Celui-ci était donc à Saint-Marcellin ce 3 août 1947, afin de rejoindre celle qu’il considérait peut-être déjà comme sa fiancée.
Dans la famille Serf, le père est Jacques Serf, né le 25 novembre 1904 à Paris 18°, décédé le 20 décembre 1959 à Nantes. Son épouse est Esther Brodsky, née le 12 septembre 1905 à Tiraspol, en Moldavie, décédée le 6 novembre 1967 à Paris 8°. Leur mariage a donné naissance à quatre enfants.
– Jean, né le 20 septembre 1928 à Paris 9°, décédé le 25 avril 2014 à Saint-Fargeau (Yonne).
– Monique Andrée, alias Barbara, née le 9 juin 1930 à Paris 17°, décédé le 24 novembre 1997 à Neuilly-sur-Seine.
– Régine, née en août 1938 à Roanne.
– et Claude Eric, né le 27 mars 1942 à Tarbes, décédé le 5 juin 2017 à Draveil (Essonne).
Quand Jean rejoint Huguette, en août 1947, il va avoir 19 ans; il est donc encore mineur et l’on ne connaît pas son statut envers les obligations militaires. De son coté, Huguette a 21 ans, oh ! pas depuis longtemps, elle est majeure depuis exactement un mois. Une photo, une seule, à priori, immortalise ce retour de Monique Serf-Barbara dans la ville-refuge de sa famille lors de la guerre. L’a-t-elle oublié ? A-t-elle voulu l’oublier ? Ou encore, ses Mémoires font-ils preuve d’une licence d’auteure qui ne veut retenir que l’essentiel ? Voilà un rappel des questions à l’origine de cette enquête …
Huguette et Jean ; laissons-les rêver, laissons-nous rêver … dans six ans, c’est long, ils se marieront, ils auront un garçon qui, non content de porter le nom de son père, y ajoutera celui de sa mère, une Saint-Marcellinoise.
Une référence si puissante qu’Huguette reviendra à Saint-Marcellin, après son décès, pour y être inhumée, Allée des Myosotis. Une belle dalle d’un noir profond et d’une pureté exemplaire, rappelle simplement son nom et les bornes de sa vie : « Huguette SERF, née BOUVERET – 1926-1992 ».
1 – Orthographe de l’acte de naissance.
2 -Marie-Thérèse Grillet est la mère de l’auteur de ces lignes.
Remerciements et sources
- Archives Départementales Saône-et-Loire
- Archives Municipales Saint-Marcellin
- INSEE, répertoire des décès depuis 1970
- « Il était un piano noir … récit inachevé » – Barbara – 1998
- Archives des photos Faurie – Saint-Marcellin
- Bernard Giroud in « Le Pays de Saint-Marcellin » – N° 17 – mai 2006
- Denis Westhoff, fils de Françoise Sagan
- Cécile Defforey, nièce de Françoise Sagan
- Association « Les Amis de Barbara »
- François Faurant – www.passion-barbara.net
- Liliane Brun-Austruy
- Marguerite Tomasi-Giraud
- Marc Ellenberger
- Association Groupe Rempart
- https://thermopyles.info/2021/11/17/en-novembre-barbara/
- https://thermopyles.info/category/francoise-sagan/
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