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Qui sont les Gilets Jaunes. Première partie

Préambule

Voici que dure depuis plus de deux mois le mouvement de contestation des « gilets jaunes ». Après avoir semblé décroître aux abords des fêtes de fin d’année, le voici qui reprend un peu de vigueur et surtout qui se radicalise de plus en plus et s’oriente vers les actions violentes.

Depuis deux mois, innombrables sont les commentaires, mais rares sont les points de vue qui ne s’appuient pas sur une analyse plus ou moins partisane. C’est ainsi que de nombreux commentaires, dans la presse ou à la télévision, n’ont pas manqué de débuter par des formules définitives du genre « nous voici parvenus au terme du capitalisme, au moment de son effondrement » ou encore « ce que portent les gilets jaunes, c’est la sanction de trente à quarante années de ségrégation sociale » , voire « ce mouvement homogène relève de la lutte des classes » !

Avant que de commencer par des affirmations qu’il nous faudra étayer, nous allons plutôt remonter en arrière et tenter de comprendre ce mouvement. En nous posant successivement les questions suivantes : qui sont-ils ? Qui étaient-ils voici deux mois et qui sont-ils aujourd’hui ? Quels ont été leurs thèmes successifs de revendication ? Hostilité au Président ? Niveau de vie ? Quel rapport avec l’écologie, le fameux dilemme « fin du monde vs fin du mois » ? Leur position à l’égard de la fiscalité, les impôts directs ou indirects ? Leur position quant à la vie démocratique, les élus et le fameux RIC ? Sans oublier quelques pensées tristes comme le racisme, l’antisémitisme ou autres penchants condamnables. Enfin, nous nous interrogerons sur la signification du « nous irons jusqu’au bout, nous ne lâcherons rien », et sur le futur Grand Débat National, avant de tirer quelques conclusions.

Qui sont-ils ?

Qui sont ces « gilets jaunes » ? Ne soyons pas caricatural, ni méprisant à leur égard. Ce ne sont pas vraiment des ruraux, mais des néo-ruraux, des habitants depuis quelques décennies des zones rurales ou péri-urbaines, qui vivent à l’écart des centres économiques et des lieux de décision, qui se sentent abandonnés par les services sociaux et sociétaux, qui s’estiment déclassés, sans avenir clairement identifié pour eux et pour leurs enfants. Peu solidaires, ils se ressentent comme étant sur les marges de la société, n’ont guère de vie culturelle et encore moins associative. S’ils appartiennent à une association, c’est bien souvent à titre de consommateur, pour une activité qu’ils pratiquent ou, surtout, que les enfants pratiquent. En d’autres lieux, d’autres temps, nous les aurions qualifié d’individualistes. La presse souligne parfois les signes de fraternité qui se manifestent sur les rond-points, voire même la rencontre de l’amour ; que n’étaient-ils sortis plus tôt de chez eux pour aller à la rencontre du monde !

Professionnellement, ils sont auto-entrepreneurs, patrons de petites entreprises de transport, de messagerie, exploitants agricoles, patrons d’entreprises de travaux forestiers, maraîchers, aides à domicile, infirmières libérales, aide-soignants, retraités de ces catégories, routiers de petites entreprises, … Ce sont globalement des gens qui sont réfractaires, voire hostiles, à toute hiérarchie salariale et qui préfèrent se lancer dans leur propre auto-entreprise ou vivre dans un métier qui autorise une liberté individuelle non négligeable, comme pour les livreurs ou routiers. Au total, ils ne sont nullement représentatifs d’une classe ouvrière au sens traditionnel.

Economiquement, ils ne vivent pas « en ville », mais sur les marges de celle-ci, mais pas en banlieue. Leur cadre de vie est celui du lotissement périphérique, ou du village situé à quelques kilomètres. La voiture leur est un outil indispensable, sans lequel la scolarité des enfants, les déplacements domicile-travail, les achats au supermarché, ne pourraient se réaliser. Ils ne sont pas clients des magasins ou de boutiques de centre ville, mais du centre commercial le samedi ou le dimanche. Il est extrêmement difficile d’estimer le revenu moyen d’un foyer fiscal de « gilets jaunes ». Il est sans doute assez bas mais proche, voire un peu au-dessus de la moyenne nationale du revenu fiscal par unité de consommation. Il est cependant très loin du revenu identifié dans les quartiers Politique de la Ville (proche de 10 000€/UC). Ce qui rend quelque peu excessive la complainte du « frigo vide dès le 10 du mois » !

Politiquement, ce sont tout d’abord les opposants à Emmanuel Macron, les « battus » des élections présidentielles d’il y a 18 mois, les sympathisants de Marine Le Pen, ceux également de Jean-Luc Mélenchon, mais ce sont, surtout et avant tout, ceux qui se sont abstenus par hostilité à la « politique ». Plus de 85 % d’entre eux n’ont jamais vu l’ombre d’un syndicaliste ou d’une expression syndicale. Pour preuve, ils ne se sont pas reconnus dans le 3° tour des élections que fut la longue grève de la SNCF, portée par les syndicats et certaines forces de gauche. Ce sont également des déçus du nouveau septennat, très probablement des retraités. Tout cela formait, surtout au début du mouvement un rassemblement disparate, absolument pas homogène, bien loin d’être issu de la classe ouvrière et très difficilement assimilable à une forme plus ou moins nouvelle de la lutte des classes, leur adversaire n’étant nullement le patronat (dont beaucoup font partie), mais bien davantage le Gouvernement, les élus, et la fiscalité.

Il est un roman, le récent Goncourt 2018, « Leurs enfants après eux », de Nicolas Mathieu, qui décrit de façon parfaite ce monde naufragé qu’ont tenté de décrire plusieurs sociologues ou urbanistes en soulignant la fracture entre ville et périphérie, l’usage de la voiture obligatoire, la déstructuration commerciale des centres urbains, l’absence de moyens de transports ou de services collectifs. Tout cela est bel et bien vrai, mais faut-il uniquement considérer que cet état de fait est lié aux politiques d’aménagement du territoire ? Ou bien faut-il nuancer en sachant que l’individualisme de ces populations relevait aussi d’un choix de vie, celui de la maison hors de la ville, de son bout de terrain, de sa petite piscine souvent, des deux voitures pour elle et pour lui ? Tout cela s’est effondré avec la crise …

En ce début 2019, la nature sociologique des « gilets jaunes » évolue : les retraités deviennent moins nombreux, tandis que certains « militants » dont nous aurons à reparler prennent le dessus. Il est à constater également que les jeunes, qu’ils soient des banlieues ou des zones périphériques, sont absents du mouvement.

Une virulente opposition à E. Macron

(DR)

Cette analyse sociologique ne suffit pas à expliquer pourquoi et comment quelques appels à la jacquerie, lancé sur Facebook, ont pu rencontrer un tel écho.
La première des revendications consiste à réclamer la démission d’Emmanuel Macron, en le chargeant de tous les maux et en le menaçant textuellement de lui couper la tête comme cela a été fait lors de la Révolution Française. Emmanuel Macron est chargé de bien plus que d’être le « président des riches », il est accusé d’être un monarque. Sans doute y est-il un peu pour quelque chose, au travers de certaines de ses déclarations qui, peut-être maladroites, ont été reprises et déformées par les réseaux sociaux et par la presse qui n’a jamais remis les choses en perspective.

Prenons l’exemple des « fainéants »: ce ne sont pas les français qui ont été taxés de ce qualificatif, mais les prédécesseurs de Macron : Hollande, Sarkozy, Chirac, Mitterrand, … lesquels ont toujours cédé aux pressions de tous ceux qui refusaient le changement.

Prenons l’exemple de « ceux qui ne sont rien »: Macron a utilisé cette expression devant un parterre de start-upeurs, afin de leur faire comprendre que leur réussite d’aujourd’hui ne pouvait durer qu’avec le travail et l’attention, au risque demain de n’être rien, abandonnés qu’ils seront par les lumières et la gloire de la réussite.

Prenons l’exemple du traverser la rue pour trouver un emploi »: sans doute mal exprimée, il s’agit cependant d’une évidence tant le nombre d’emplois non satisfaits est important, et la phrase complète de Macron le précise parfaitement en parlant de restaurateurs à la recherche de personnels.

Tout comme pour le « président des riches », le mépris a été très largement instrumentalisé par les réseaux sociaux et la presse. Pour ne citer que Le Monde, ce quotidien a, pendant des mois, évoqué le nouveau Président dans les articles de Cédric Pietralonga par une périphrase parlant de « l’ancien banquier » !

La « vaisselle de l’Elysée » ou la « piscine » de Brégançon ont également été utilisées comme repoussoirs. Alors que la première n’est qu’une commande de l’État faite à l’État, puisque la Manufacture de Sèvres est une Manufacture d’État, et que la seconde ne dépasse pas la valeur d’une belle piscine en province (34000 €).

Un autre argument pour réclamer la démission d’Emmanuel Macron est soutenu par l’affirmation qu’il s’est coupé de tous les corps intermédiaires. Vrai et faux, lorsque l’on rappelle que les syndicats, à l’exception de la CFDT, se sont rapidement engagés dans un 3° tour social. De leur coté, les élus, conduits par le Président Larcher, se sont mobilisés contre les projets de révision constitutionnelle. Difficile dans ces conditions de jouer son rôle d’intermédiaire !
En fait, il y a beaucoup plus important et plus grave et cela remonte de bien plus loin. Lors de la campagne présidentielle, alors que nous distribuions des tracts pour Macron, nous avions été interpellé par une jeune femme qui avait violemment manifesté son opposition en comparant le candidat à la présidentielle à …. Arturo Ui ! Cette assimilation intellectuelle nous avait interloqué. Cette comparaison s’étant à nouveau produite lors de récents débats à propos des « gilets jaunes », nous avons cherché à en savoir davantage.

« networkpointzero », tel est le nom du blog de gauche radicale qui a publié le 24 mars 2017 un billet intitulé « 2017, le coup d’Etat », dans lequel l’auteur (Piga?) cite nommément Jean-Pierre Jouyet, Hollande, les « Gracques », Pisani-Ferry, Cohn-Bendit et Macron au cœur d’une liste interminable de conspirateurs européistes et atlantistes cherchant à prendre le pouvoir. On y lit cette phrase : « Cette ascension (celle de Macron), pour le moins épique, rappelle étrangement la pièce de théâtre « La Résistible Ascension d’Arturo Ui » de Bertolt Brecht…(à voir ou à lire impérativement). En conclusion de ce texte, Hervé Kempf (Reporterre) déclare « les classes dirigeantes nous font entrer dans un régime oligarchique, où un groupe de personnes contrôlant les pouvoirs politique, économique et médiatique, délibèrent entre eux puis imposent leurs choix à la société. Or l’oligarchie actuelle cherche avant tout à maintenir sa position privilégiée. A cette fin, elle maintient obstinément le système de valeurs organisé autour de la croissance matérielle et de la surconsommation – un système qui accélère notre entrée dans la crise écologique. L’heure du choix de société a sonné … ». Ce post de blog a été largement repris par de nombreux autres sites de l’ultra-gauche ainsi que … de la droite extrême ! Il se retrouve également sur la page Facebook de Eric Drouet.

(La première version de ce texte a été rédigée le 15 janvier 2019.)

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L’Europe entre Merkron et Orbvini

Cet article a été publié, en italien, dans le N° de La Repubblica en date du jeudi 12 juillet 2018

« The Strange Death of Liberal England » (L’étrange mort de l’Angleterre libérale) est le titre d’un des plus fameux essais historiques en langue anglaise. Est-ce donc à l’étrange mort de l’Europe libérale que nous sommes en train d’assister ? Au moment où le populisme resserre sa morsure sur l’Europe, menaçant même le trône de la chancelière Merkel, le risque est évident. Il existe un nouveau tournant politique en Europe, important par rapport au vieux partage entre la gauche et la droite. Les partis se divisent et il s’en forme d’autres. Il s’ouvre des fronts que l’on n’a jamais vus.D’un coté, c’est la tendance de Merkron, et de l’autre, celle d’Orbvini.

Au-delà des différences de positions qui existent entre Merkel et Macron telles que la Zone Euro, ensemble ils promeuvent des solutions libérales, européennes, fondées sur la coopération internationale. D’où « Merkron ». Pour certaines autres différences, à l’inverse, le leader hongrois Orban et le populiste Salvini invoquent des solutions nationales illibérales. D’où « Orbvini ». Le premier ministre espagnol Sanchez et le Président du Conseil Européen Tusk appartiennent à la tendance Merkron, tandis que la CSU bavaroise, le Chancelier autrichien Kurz, le Parti Droit et Justice (Pis) de Kaczinski en Pologne et quelques fauteurs de Brexit appartiennent à la tendance d’Orbvini.

Angela Merkel et Emmanuel Macron (DR)

Ce sera la lutte entre le Merkronisme et l’Orbvinisme qui marquera la politique du Continent au cours des prochaines années. Tandis que les politiciens s’échauffent les muscles en vue des élections européennes de 2019, le Parti Populaire Européen s’accroche désespérément à Fidesz, le parti d’Orban, et initie des approches furtives auprès du Pis, dans la peur que la tendance Orbvini donne naissance à une nouvelle alliance concurrente. Mettant en avant son parti, la Ligue, Salvini menace avec son « Union Européenne des Ligues ». Depuis très longtemps, ne s’étaient pas profilées des élections européennes aussi imprévisibles. Toutes les fractures internes à l’Union Européenne se sont regroupées le long de l’axe Merkron-Orbvini. Les divergences autour de la Zone Euro et du futur budget européen, par exemple, obéissent à des critères plus nationaux que politiques. Dans le cas du Brexit, nous en sommes à 27 contre 1. Mais, pour l’instant, l’avantage est à l’équipe Orbvini. L’équipe Merkron se montre fatiguée et fermée en défense, tout comme les équipes allemande et espagnole au Mondial, qui jouent selon les schémas traditionnels sans réussir à marquer. Le propre futur de Merkel est incertain et Kurz est un joueur de milieu de terrain décisif, qui joue actuellement pour Orbvini.

Le thème de l’immigration, autour duquel la tendance Orbvini appelle à rassembler les siens, a une valeur aussi bien réelle que symbolique. A la suite de la « magnifique erreur » de Merkel (ainsi l’a définie le chanteur dissident Wolf Biermann), de très nombreux réfugiés sont entrés en Allemagne à partir de 2015. Depuis le rattachement à l’Europe en 2004, sont arrivés en Angleterre plus de 2 millions d’est-européens et les problèmes concrets liés au logement, à l’emploi, à l’aide médicale et à l’école ont contribué au vote en faveur du Brexit. L’Italie, l’Espagne et la Grèce ont réellement souffert, avec une très faible aide de la part de leurs partenaires nord-européens, des vastes flux de réfugiés ou de personnes qui risquaient de se noyer dans la Méditerranée dans l’espoir d’une vie meilleure. Mais l’immigration est également un thème symbolique qui attire des intérêts identitaires et culturels, tout comme la limaille de fer est attirée par un aimant. Il est juste d’observer que les niveaux d’immigration incontrolée en Europe depuis 2015 ont drastiquement diminués, mais cela n’enlève rien aux personnes qui ont le sentiment que leurs pays ont changés. Selon un sondage conduit dans toute l’Europe par la Fondation Bertelsmann, en 2017, 50% des sujets se trouvaient en accord avec cette affirmation « Dans notre pays, il y a tellement d’étrangers que parfois je me sens étranger moi-même ». En Italie, cette affirmation a reçu l’accord de 71% des sondés.

Dangerfield soutenait que le déclin des libéraux dans l’Angleterre du début du XX° siècle était du à leur incapacité à réagir face à de nouvelles forces de grande portée, telles le mouvement pour le suffrage des femmes, le mouvement ouvrier et le nationalisme irlandais. A un siècle de distance, la crise de l’Europe libérale provient de forces qui sont créées par le libéralisme lui-même. Le marché libre, l’européisation et la globalisation ont produit un changement rapide. Trop de personnes ne l’ont pas perçu comme positif. Exploitant ce mécontentement, les populistes racontent une histoire simpliste selon laquelle, en reprenant le contrôle des frontières, on retournera à une époque dorée. Dans le même temps, la révolution digitale implique qu’il y aura des changements et des situations d’insécurité encore plus dévastateurs, surtout dans le monde du travail.

La contre-offensive libérale en Europe se trouve confrontée à une série de défis qui font peur. Il sera déjà problématique de trouver des réponses rationnelles aux problèmes d’inégalité et d’insécurité. A cette fin, il sera nécessaire de recourir à des politiques radicales, comme un revenu universel ou la protection de base de l’emploi. Mais nous sommes seulement au début de l’élaboration de ces réponses. D’autre part, l’Europe doit apporter une réponse aux besoins émotifs profonds d’identité et de communauté qu’ont exploités les populistes. Il est évident que le Championnat du Monde de Football, comme l’identité nationale, continuent d’être un fonds incomparable de passion et de sens de l’appartenance. C’est une illusion de penser que dans un futur prévisible, une quelconque identité transnationale ou supranationale règlera la confrontation. Donc, en faisant tout le possible pour renforcer l’identité commune, européenne et globale, on ne peut pas laisser dans les mains des nationalistes la référence émotive à la nation. Il faut un patriotisme positif et civique, comme celui que Macron promeut en France, en complément de l’européisme. Puis, il faut insérer le tout dans un programme électoral et avoir un parti qui gagne les élections avec ce programme. Mais, des partis comme cela, nous n’en avons pas beaucoup. Macron, avec son mouvement, est l’exception qui confirme la règle. Partout, les libéraux ont eu le pire dans la confrontation avec les tendances les plus illibérales des partis de centre-droit et de centre-gauche. Ou bien, les partis de centre-droit ont maintenu leur pouvoir en faisant des concessions aux proches les plus illibéraux de leurs partenaires de coalition, comme cela s’est produit avec succès en Autriche et en Hollande.

Probablement, la situation va aller en s’aggravant, avant de s’améliorer, avec davantage de parties gagnées par Orbvini et perdues par Merkron. Je ne crois pas que nous assistons à la Mort Etrange de l’Europe Libérale, mais préparons-nous: la guérison sera longue et difficile.

Timothy Garton Ash, professeur d’études européennes à l’Université d’Oxford. www.timothygartonash.com

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Naissance d’une nouvelle présidence dans les bruits et les fureurs

Ce texte a été écrit le 9 mai 2017, soit quelques jours avant le second tour des Elections Présidentielles.
Incomplet, inachevé, il est toujours resté en attente.
Pour les quelques réflexions et points de repère qu’il contient, le voici soumis à la lecture et à l’analyse




Pierre Mendès-France, PMF. Il est décédé le 18 octobre 1982, qui se souvient de lui ? Radical, il devient Président du Conseil le 18 juin 1954, quelques jours après Dien Bien Phu. Son cabinet est constitué de ministres et collaborateurs CNIP (Indépendants et Paysans), MRP, radicaux, gaullistes, avec le soutien (non décisif) du PCF.
Sitôt élu, en trente jours, il fait aboutir les négociations de paix en Indochine. En 1956, la Tunisie acquiert son indépendance. L’incertitude et l’hésitation seront plus fortes en ce qui concerne l’Algérie qu’il voit longtemps comme une « terre française », avant de réclamer des mesures susceptibles de retrouver la confiance des Algériens. L’Europe ne rencontre pas son enthousiasme, car il a peur d’une résurgence des exigences allemandes. En 1954, il soumet au Parlement (qui le rejette) le projet de Communauté Européenne de Défense (en 1957 (voici 60 ans), il désapprouvera le Traité de Rome).
Quittant le Gouvernement en 1955, chutant sur la question algérienne, il se rapprochera progressivement du socialisme, En 1959, auprès du PSA, en 1961 dans le PSU.
PMF a laissé une trace indélébile dans l’histoire du socialisme à la recherche de son renouveau en vue de son intégration dans le monde moderne. Il a été également un infatigable artisan du débat politique, y compris avec les forces, les courants, les hommes que l’on peut qualifier de progressistes même s’ils ne sont pas encartés « à gauche ».
En 1967, PMF devient député de la circonscription de Grenoble. Nous avions juste 20 ans, nous l’y avions rencontré.

Michel Rocard. Il est décédé voici moins d’un an, mais cela suffit-il pour que les jeunes le connaissent mieux ? Il a été candidat à l’élection présidentielle de 1969, sous l’étiquette du PSU (voir ci-dessus), dont il avait participé à la création en 1960. Mais auparavant, en 1966, il avait participé aux Rencontres de Grenoble destinées à poser les jalons d’un socialisme adapté au moment (nous y étions). Michel Rocard, sous le pseudonyme de Georges Servet, y déclare à propos de l’économie: « Du point de vue de la rationalité des choix, de la production à l’échelon des entreprises et dans un état donné de la demande et de la concurrence, il est à peu près indifférent que l’entreprise soit publique ou privée dès lors que le pouvoir politique est en mesure d’assurer le respect des règles économiques tracées et de maîtriser le financement des investissements ». Grenoble avait été choisie parce qu’Hubert Dubedout y développait une expérience de décentralisation et de démocratie urbaine (unions de quartier, débat sur l’eau, …). Lors de ces rencontres, Hubert Dubedout déclare: « Il y a dans ces textes un grand vide en ce qui concerne la vie régionale, étant bien entendu que je ne me réfère pas à la parodie de vie régionale que nous connaissons actuellement. Vous faites l’étude des structures d’un Etat socialiste et vous risquez de tomber dans le piège de l’Etat centralisateur… »
En 1974, Michel Rocard propose au PSU de rejoindre le PS. Mis en minorité, il démissionne et rejoint le Parti Socialiste en 1974. Leader de la « seconde gauche », il sera en permanence en affrontement avec François Mitterand, dont il n’approuve pas les principes du « Programme commun », ni les nationalisations. Il considère que les socialistes ne sont que les héritiers d’un « mouvement centralisateur commencé avec Philippe Le Bel, et que ce mouvement doit s’arrêter ! » (Philippe Le Bel, c’était en 1268-1314 !). Il s’oppose aux nationalisations, prône l’économie de marché, se réclame de la pensée de Pierre Mendès-France, veut une politique économique réaliste et une culture de gouvernement. Michel Rocard, c’est le RMI, la CSG, la paix en Nouvelle-Calédonie, cette phrase toujours tronquée: « La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre fidèlement sa part », un attachement inébranlable à l’Europe et, sans doute, l’introduction d’une touche non négligeable de libéralisme dans l’économie française.

Jacques Delors. Né en 1925, il aura bientôt 92 ans. Voilà un homme politique, socialiste, qui n’a jamais voulu devenir (ou tenter de .. ) chef d’Etat en France, et ceci bien malgré les pressions qui ont pu s’exercer sur lui en diverses occasions. Député européen de 1979 à 1981, Ministre de l’Economie entre 1981 et 1984, sous François Mitterand, Président de la Commission Européenne de 1985 à 1995, Jacques Delors est d’abord un militant syndical, à la CFTC, un syndicat chrétien proche de la droite. Il va œuvrer à la déconfessionnalisation de ce syndicat et à son orientation vers des concepts plus socialistes. Cela donnera la CFDT qu’il rejoindra en 1964.
En 1974, il adhère au Parti Socialiste. Elu député européen, il démissionne en 1981 afin de rejoindre le poste de Ministre de l’Economie et des Finances, dans le premier gouvernement Pierre Mauroy, sous la présidence de François Mitterand. Sa politique se caractérise plutôt par sa rigueur !
Ce n’est qu’après avoir été désigné comme Président de la Commission Européenne qu’il évolue considérablement, fait tomber les barrières commerciales entre les pays européens, développe le grand marché européen, vante les bienfaits de l’intégration et ouvre la voie de la monnaie unique. En 2004, avec Michel Rocard, il propose la mise en place d’un Traité de l’Europe Sociale. Proposition qu’il relance inlassablement en 2012, 2014 et encore en février 2016: « Si l’élaboration des politiques européennes compromet la cohésion et sacrifie des normes sociales, le projet européen n’a aucune chance de recueillir le soutien des citoyens européens ».

Edmond Maire. Syndicaliste né en 1931, il est, lui aussi, originaire de la CFTC. Il rejoint la CFDT en 1964, tout comme Jacques Delors. A l’origine d’un véritable aggiornamento du syndicalisme, il est largement suivi dans sa démarche par les Secrétaires Généraux qui l’ont suivi: Jean Kaspar, Nicole Notat, François Chérèque, Laurent Berger.


Ces hommes, ces femmes sont peu ou prou les parrains, les maîtres à penser d’Emmanuel Macron. Parce que tous ces hommes et femmes ont tenté durant toute leur activité politique ou syndicale de créer un rapprochement entre les démocrates classés traditionnellement à droite ou à gauche. Tous-toutes ont continument construit ce que l’on a appelé la nouvelle gauche, ou la seconde gauche. Une gauche construite en opposition avec le marxisme et ses collatéraux tel que le centralisme démocratique, et en recherche de dialogue et de débat, de pouvoir et de responsabilités, tels la cogestion (Lip), les sections syndicales d’entreprises, …
Emmanuel Macron est un homme de gauche. Sa culture et ses fréquentations en témoignent. Au sens américain du terme, c’est un libéral de gauche, C’est à dire un homme convaincu de la primauté de l’individu dans le mouvement social et économique. Mais de gauche, car il prône l’intervention limitée de l’Etat chaque fois que cela sera jugé nécessaire et uniquement lorsque cela sera jugé nécessaire. Par rapport à la liste de ses « parrains » précités, il convient de ne pas y rajouter Jean Lecanuet, Alain Poher, Raymond Barre, Jean-Jacques Servan-Schreiber, ni même François Bayrou, qui tous sont des libéraux, certes, mais des libéraux de droite, dont les tendances sont généralement plus autoritaires. Au sujet de François Bayrou, les récentes polémiques au sujet des revendications de ce dernier en terme de sièges illustrent bien ce distinguo entre libéral de gauche et libéral de droite.
S’il faut un certificat de baptême, Michel Rocard s’est chargé de le lui décerner: « Il reste du côté du peuple, donc de la gauche. Assurer un bien meilleur niveau d’emploi, Macron ne pense qu’à ça. Réduire les inégalités, on peut encore faire avec lui. Reste le vrai signal de gauche qui consiste à donner à l’homme plus de temps libre pour la culture, les choses de l’esprit, le bénévolat associatif, etc. Le capitalisme doit ménager cet espace ».

Notre sujet aujourd’hui est celui des bruits et des fureurs qui ont accompagné la marche victorieuse d’Emmanuel Macron. Qui aurait parié un Euro sur cet homme voici seulement trois ans ? Personne, absolument personne ! La création de son mouvement, la campagne gérée comme la conquête d’un nouveau « marché », la décentralisation extrême de la recherche des idées, .. personne n’a vu venir ceci. Alors que Ségolène Royal avait déjà mis à profit les groupes de militants afin de recueillir le demandes, les réclamations, les idées des citoyens, elle n’avait pas réussi à en faire un ensemble vivant.
Alors, de gauche et de droite, tous les acteurs patentés de la vie politique, tous les commentateurs se sont répandus. Les plus modérés en mettant en exergue les structures des institutions de la V° République et le traditionnel second tour des élections présidentielles assez clivant pour renvoyer dos à dos la gauche et la droite.
Le match que tous nous proposaient était le match Hollande-Sarkozy et nous étions fermement invités à faire nos jeux et préparer nos paris !
Aucun d’entre eux n’avait prévu l’éviction de Sarkozy lors des primaires de la droite. Ni la dramatique dégringolade du candidat conservateur Fillon (27 novembre 2016) sorti vainqueur de cette compétition et rapidement rattrapé par des affaires et surtout des comportements hors de concordance avec les propos.
Du coté de la gauche, la situation n’était pas meilleure. Hollande, pressé de ne pas se représenter parce que rejeté par les Français, et parce que Valls souhaitait assurer la relève, ne participant pas à ces primaires, ce sont sept prétendants qui se proposent au vote de 1 600 000 électeurs (22 janvier). Et Manuel Valls ne parvient qu’à la seconde position. Il sera éliminé au second tour par Benoit Hamon (29 janvier). Un Benoit Hamon coincé entre l’héritage hollandais qu’il ne « doit » pas rejeter et sa propre critique de frondeur. Un Benoit Hamon, visionnaire ou non (?), qui préconise le revenu universel, largement incompris.

En embuscade, Jean-Luc Mélanchon. Qui commence à croire à sa bonne étoile.
Et, ni de droite, ni de gauche, plutôt « et de droite, et de gauche », Emmanuel Macron.
Et, Marine Le Pen qui, elle aussi, rêve de fracasser le plafond de verre que les français mettent systématiquement en place lors des élections nationales !

Alors, s’amplifient les cris et les fureurs ! Fin janvier, courant février, débute l’affaire Pénélope Fillon, soupçonnée d’emploi fictif, mais bien rémunérée. François Fillon refuse de se démettre, malgré les pressions de certains de ses amis, et parle de « coup d’Etat institutionnel porté contre lui par la gauche » !
Une caricature antisémite de Fillon, retirée sous les protestations, est publiée par les Républicains.
Rumeurs, faux sondages, accusations mensongères telle, par exemple, la rumeur sur l’inexactitude de la déclaration de patrimoine d’Emmanuel Macron. Et, bien entendu, l’inévitable raccourci à propos du « banquier », un raccourci dont Mélanchon use et abuse. D’ailleurs, les « Insoumis » sont, avec le Front National, les plus ardents pour pousser les haut-cris, voire lancer des insultes.
En ce qui concerne le Front National et Marine Le Pen, le sommet a été atteint lors du débat préliminaire au second tour. Sans doute parce qu’elle était convaincue d’avoir perdu la partie et donc de n’avoir plus rien à perdre, Marine Le Pen a choisi de jouer le populisme à outrance et ainsi, croit-elle, engranger des fidèles pour l’avenir. Lors de ce débat, elle s’est montrée haineuse, hallucinée, hystérique, ricanante et totalement à coté de son sujet, incapable d’expliquer à peu près clairement comment elle comptait faire coexister deux monnaies en France et comment elle pensait convaincre les 19 pays membres de la zone euro de renoncer à leur monnaie unique pour ré-instituer des monnaies nationales.
L’autre face de la violence verbale se retrouve chez les « Insoumis ». Galvanisés par un chef médiatique et envoûtant, ils se voyaient déjà au second tour de l’élection, rêvant sans doute d’affronter Marine Le Pen au cours d’un combat de titans permettant de trancher vif entre deux populismes. Mélanchon, au soir du premier tour, était si convaincu de sa victoire qu’il a cru nécessaire de mettre en doute et de dénoncer les premières estimations: « les chiffres que l’on nous donne maintenant ne sont pas ceux que le Ministère donnera dans quelques heures » ! Le leader des « Insoumis » s’est alors scandaleusement comporté en refusant d’appeler à voter pour Emmanuel Macron, refusant par là-même de participer à un Front Républicain qui, en définitive, n’a pas vu le jour ! Ses militants ont ajouté à la confusion en scandant le mot d’ordre: « Ni Macron, ni Marine, on ne choisit pas entre la peste et le choléra ». Il faut être bien peu regardant en matière d’analyse politique pour renvoyer ces deux candidats et les idées qu’ils représentent dans le même répertoire des maladies. Ou bien, être soit même victime de la maladie infantile du communisme: le gauchisme !
Tout n’était encore pas dit dans cette vindicte à l’égard d’Emmanuel Macron. François Ruffin a choisi de publier dès avant le second tour un violent réquisitoire populiste contre le futur Président « vous êtes haï, vous êtes haï, vous êtes haï… ». La thématique basique étant celle de l’opposition des « gens » contre le pouvoir de ceux qui ont l’argent !
Dès après l’élection acquise, certains militants ont publié sur les réseaux sociaux des déclarations enflammées selon lesquelles ils « prenaient immédiatement le maquis » et « entraient en résistance ». La lutte des classes fait un retour magistral, alors que le Parti Communiste lui-même semblait avoir abandonné ce concept au cours des années 1990-2000.
Le problème est que le même vocabulaire à propos des « gens » est utilisé par l’extrême-droite et que, bientôt, presque rien ne distinguera l’extrême-gauche de l’extrême-droite, à l’exception notable de l’internationalisme. Mais, est-ce là une thématique perçue comme de première importance ?

PMF à Vincent Auriol, président de la République, en mai 1953: « Je suis détesté de ceux que l’on appelle les « grands » hommes politiques de ce pays », mais « j’ai par contre de grands encouragements des jeunes et c’est ce qui compte ».

Emmanuel Macron – Photo officielle (DR)