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Rencontre au MOMA

Chronique ordinaire du confinement …

L’affiche avait retenu notre attention. En ces temps de confinement, une exposition de « création artistique » était programmée dans le centre commercial. La rencontre de l’art et du commerce n’est pas spontanément quelque chose après laquelle nous aurions envie de courir, mais bon, il faut bien sortir de chez nous et aller à la découverte, … l’affiche était alléchante et une « installation » exceptionnelle était annoncée.

Comme un stand de foire-exposition, la structure nous attendait au bout d’un couloir. En forme de cylindre et haute comme deux ou trois hommes, son extérieur avait l’aspect d’un rideau rouge bordeaux dont les plis verticaux tombaient de façon très régulière. Les deux extrémités ne se touchaient pas et laissaient place à l’entrée d’une vaste piste dont le revêtement de sol était identique à celui du couloir. Pas un mot, pas de musique, pas d’affiche, rien ne nous invitait à pénétrer à l’intérieur du cylindre, mais rien ne nous l’interdisait. Mon épouse E. et moi-même sommes donc entrés sans aucune hésitation. Sur sa totalité, la face intérieure du cylindre représentait la mer et le ciel. Une mer en bleu et blanc qui scintille et qui moutonne. Un ciel en bleu et blanc parcouru de quelques nuages épars. La transition entre la mer et le ciel n’étant pas toujours évidente. Mer et ciel formaient un espace clos dont on s’imagine qu’il ne présente aucune échappatoire, sauf peut-être par la porte d’entrée. Et bien non, car, en nous retournant, nous avons constaté que les deux pans du rideau s’étaient refermés sur nous, nous laissant sur une sorte d’île en pleine mer : le monde était devenu autre. Un peu comme Alice dans son Pays des Merveilles, nous avons marché et tenté de trouver une issue. Notre île avançait au rythme de nos pas et nous avons marché, marché … Petit à petit, ce qui semblait du sable s’est transformé en bitume et nous nous sommes retrouvés sur une piste d’aéroport. Un gros supersonique nous y attendait.

René Magritte (1898-1967) Les Mémoires d’un Saint (1960)

Rien ni personne ne nous a informé de quoi que ce soit. Délibérément, nous nous sommes dirigés vers la rampe d’accès et avons pris place à l’intérieur de l’avion. Celui-ci a décollé très rapidement. Sans en être certains, nous avions le sentiment d’être seuls dans cet avion où régnait un silence total. Aucun steward, aucune hôtesse pour nous accueillir, nous guider, nous expliquer. Après très peu de temps d’un vol totalement silencieux, nous nous sommes retrouvés atterrissant sur la piste de l’aéroport Liberty de Newark, en pleine nuit noire et dans une atmosphère tiède et humide. En pied de passerelle, un taxi jaune, de ceux qui ont un gros T dans un cercle noir peint sur la portière avant, nous attendait et nous avons pris place. Sans un mot du conducteur, nous avons été conduits au bas d’un hôtel en plein Manhattan. Le garçon d’hôtel, qui n’avait pas à prendre en mains nos bagages (nous n’en avions pas), nous a accompagnés à notre chambre où nous nous sommes rapidement endormis, sans avoir rien mangé, ni bu, depuis notre départ.

A notre réveil, un billet calligraphié sur chacune de nos tables de nuit, nous informait que le même taxi nous attendrait vers dix heures du matin, afin de nous conduire au MOMA, le Museum Of Modern Art de New York. Auparavant, nous avions l’opportunité de prendre un petit déjeuner continental au bar de l’hôtel, ce que nous ne nous sommes pas privés de faire. A l’heure dite, nous avons rejoint le taxi. Le chauffeur n’était pas seul. La place de droite était occupée par une jeune femme, aux cheveux très bruns coupés court, vêtue d’un chemisier blanc à manches courtes et d’une jupe anthracite très courte. Seuls les talons de ses chaussures n’étaient pas très courts : 12 à 14 centimètres ! Elle s’est présentée comme se prénommant Evelyn.

Le MOMA, située dans la 53° Rue, est un vaste bâtiment de béton, d’acier et de verre, inauguré en 1929 (voici près d’un siècle) dont les différentes couches architecturales se rejoignent, se superposent, coexistent tant bien que mal. Sa récente façade de verre permet aux passants de voir les galeries, une façon de prétendre ouvrir l’art sur la rue. Dès l’arrivée du taxi à hauteur du musée, Evelyn nous a pris en main et nous a conduits devant un tableau de René Magritte, « L’Assassin menacé ». Alors qu’un cadavre nu gît sur un lit, le présumé assassin fait tranquillement le tour de la pièce, écoute de la musique sur un gramophone, tandis que les forces de l’ordre se préparent à l’assaillir. Deux hommes sont là, debout devant l’œuvre. L’un, grand, fort, au visage carré, les cheveux bruns coiffés en arrière, les joues gonflées par des pommettes proéminentes et marquées par des poches sous les yeux, et portant chapeau. L’autre, au visage lisse et quelque peu allongé, au large front, le crane très dégarni, au regard perçant et curieux. Tout, dans leurs échanges, laisse à penser qu’il s’agit, dans l’ordre, de René Magritte et d’Edward Hopper.

EH – Cela, René, n’est qu’un de tes premiers tableaux, en 1926. Tu n’avais pas encore formulé totalement ton principe selon lequel il est difficile de faire coïncider la réalité du monde avec nos images mentales. Dans cette œuvre, tu joues un peu à cache-cache avec la réalité.

RM – C’est exact, Edward, mais les concepts sont venus vite. Regarde, dans une salle voisine, « Les Amants », de 1928, ces deux amoureux qui rapprochent leurs têtes voilées par un drap blanc. L’amour est aveugle, certes, mais les amants le sont également, qui ne savent pas ce qu’ils choisissent.

EH – Ton surréalisme n’est pas mon goût de prédilection, mais je l’aime bien cependant en raison de ta facilité à échapper à l’ordre rigide du monde.

RM – On ne peut pas en dire autant de ta peinture ! Je trouve tes personnages tristes et mélancoliques. Ils vivent en plein confinement, ils sont isolés, individualistes, ils ne partagent rien. Tu as une toile qui me fait réagir, dans ce musée, « Gas », avec son pompiste seul devant ses pompes. Que fait-il, alors que la nuit tombe ? Il ferme sa station, il attend un dernier client alors que la route est déserte ? Cela date de 1940, mais tu peux l’imaginer dans le monde d’aujourd’hui.

EH – Mais n’est-ce pas l’image du temps que nous vivons ? Je ne suis pas surréaliste, je suis hyper réaliste et le monde me fait peur. Mes maisons sont vides et si des personnages occupent des chambres ou des bureaux, ils nous regardent rarement et sont souvent seuls. Et s’ils sont plusieurs, ils n’échangent pas.

RM – C’est ton « Fenêtres la Nuit », de 1928 ! Ton personnage, ici, il nous tourne carrément le dos, ne nous montrant que son derrière ! On croirait davantage une séquence de cinéma avec arrêt sur l’image.

EH – C’est vrai ce que tu dis. Je peins de façon cinématographique. Je suis passionné de photographie. Ce qui m’intéresse, c’est de représenter la classe moyenne américaine, sans fioritures, sans l’idéaliser. Toi, tu rêves de fuir, ou de mourir, pour échapper à la prison du monde. Comme ton personnage du « Mal du Pays », de 1940, tout vêtu de noir, accoudé à la balustrade d’un pont (?) songeant au lointain ou envisageant de se suicider. Ses ailes noires sont repliées dans le dos : que va-t-il faire ?

RM – J’en ai encore un autre au musée, je sais pas dans quelle salle. C’est « L’Empire des Lumières », de 1953. Fait-il jour ? Fait-il nuit ? Et quelle est cette lumière dans les pièces de la maison ? Incertitude, l’ailleurs est impossible et la réalité n’est pas ce que l’on croit. Alors …. Mais toi aussi, t’es pessimiste. Ton « Noctambules » de 1942 est mortel d’ennui et de solitude. Personne n’a rien à dire à personne !

EH – Un an, pas davantage, avant de quitter ce monde, en 1966, tu nous a offert ton « Heureux Donateur », c’est presque un testament, avec sa maison éclairée de l’intérieur, sa silhouette découpée sur le ciel, son grelot posé sur un mur. Moi, j’ai fait mon dernier tableau un an plus tôt, en 1965, avec « Deux Comédiens », mon épouse et moi-même, qui quittent leur public.

RM – En tout cas, question femme, on aura peint de beaux corps ! De plus, ce sont nos femmes qui ont été nos modèles quasi uniques pendant toute notre vie d’artiste. Georgette, la mienne, a vécu 45 ans à mes cotés, mais je l’ai connue en 1913 alors que j’avais 15 ans et elle 13 ans.

EH – Joséphine, « Jo » pour moi, n’était pas facile à vivre, elle voulait être peintre, mais n’a jamais rencontré le succès. Elle a été un peu jalouse du mien. Mais je l’ai aimée …. j’en ai été malheureux … elle est morte dix mois après moi. Elle a été mon modèle unique !

RM – Tandis que Georgette a vécu encore presque vingt ans !

EH – Je sais pas ce que t’en penses, mais chacun à notre manière, on a œuvré pour l’art moderne…

La lumière s’est alors brièvement éteinte, les tableaux se sont effacés dans l’obscurité, puis tout est redevenu normal dans les salles du musée. C’est alors qu’Evelyn nous a interpelés en nous précisant que le musée allait fermer ses portes et que le taxi nous attendait déjà à l’extérieur. E. et moi avons donc pris le chemin du retour avec un peu de désappointement, la rencontre était si belle. Le taxi, après quelques kilomètres pendant lesquels je pense que nous nous sommes endormis, nous a laissés sur le parking … de la zone commerciale, au pied de l’affiche annonçant une  exposition de « création artistique ».

Rentrés à la maison, j’ai ouvert le PC et tapé successivement Hopper et Magritte. C’est ainsi que j’ai appris qu’ils étaient tous deux décédés en 1967, le 15 mai pour Edward et le 15 août pour René.

Texte écrit lors d’une session d’Ecriture Créative (Sophie Collignon/UIAD)

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