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Journaliste ou militant: deux exemples récents, les riches et l’islamisme

La Une de Libé; « Casse-toi , riche con », a fait beaucoup de bruit mais pas nécessairement le bruit le plus utile. Beaucoup se sont interrogés sur le coté vulgaire et grossier de cette première page qui est une vraie « connerie ». Mais peu se sont interrogés sur son bien-fondé déontologique. En effet, qu’est-ce que « Libération » ? D’après Wikipédia, il s’agit d’un journal quotidien généraliste. Il s’agit, certes, d’un journal quotidien ancré à gauche, nul ne le conteste et nul ne le lui reproche. Mais lorsque son Directeur de Publication justifie le titre provocateur et grossier en disant que ce n’est qu’une juste réponse aux provocations et aux grossièretés ou insultes de Bernard Arnault, fait-il du journalisme ou du militantisme ?

Le Président de la République a assimilé cette « Une » à une recherche exacerbée du rendement économique (à défaut du « profit »), mais il y a davantage: le comportement de certains éléments de la presse s’assimile de plus en plus fréquemment à des prises de position de caractère étroitement idéologique ou partisan. Il ne s’agit point de contester les choix fondamentaux de tel ou tel quotidien ou magazine: droite-gauche, conservateur-progressiste, mais à l’intérieur de ce choix de disposer d’une information complète. Sur le sujet de la double nationalité des riches, le titre de « Marianne » s’interrogeant sur le patriotisme économique des riches (sont-ils des traîtres à la France ?) est beaucoup plus intéressant sous l’angle journalistique.

Mais ce n’était là qu’une introduction destinée à bien cadrer la réflexion qui va suivre.
Elle concerne « Le Monde » et son reporting de ce qui se passe en Egypte. Depuis plusieurs mois, le tandem de reporters formé par Claire Talon et Christophe Ayad défend une présentation tronquée de la situation politique égyptienne.

Mohamed Morsi le 13 juin 2012 (C)Levine/SIPA


Petit florilège.
En juin 2012, sitôt Mohamed Morsi élu, Claire Talon nous annonce (toute trace en a disparu …) que le risque est grand et très réel de voir les Forces Armées égyptiennes fomenter un coup d’état afin de sauvegarder leurs prétendus privilèges, leur « empire économique ».
Le 14 août 2012, le quotidien titre: « En Egypte, le coup de force du pouvoir islamiste ». Ou comment pratiquer l’art de sous-entendre beaucoup de choses à la fois. Autant qu’on le sache, Mohamed Morsi a été, aussi régulièrement que possible, démocratiquement élu. Même si l’expression a été reprise par d’autres organes de presse, le Figaro notamment, comment un chef d’état démocratiquement élu peut-il commettre un « coup de force », alors qu’il ne fait que mettre en œuvre les prérogatives dont il vient d’être chargé ? Le plus important dans ce titre n’est-il pas cependant le petit bout de phrase relatif au « pouvoir islamiste » ? La suite des commentaires prévoit la création rapide d’un état « frériste » car là est la véritable obsession de notre tandem de journalistes: le pouvoir islamiste.
Preuve en est donnée trois jours plus tard dans la cadre d’un article traitant du déploiement de l’armée dans le Sinaï à la suite de l’attaque de gardes-frontières égyptiens. Textuellement, au travers de cette action militaire, Mohamed Morsi « frappe toujours à l’improviste les pans d’un pouvoir qui lui résiste encore en Egypte, afin de renforcer la mainmise des Frères Musulmans sur l’Etat ». Le même article nous fait part d’un « fort mouvement d’opposition à l’encontre du chef de l’Etat » et d’un appel à une manifestation « géante » le 24 août contre le règne des Frères.
Le lecteur du Monde Papier ne saura (sauf erreur) rien du résultat de cette manifestation géante. Dans Le Monde.fr, on apprendra qu’elle a réuni …. deux cents manifestants !!
Entretemps, nous saurons (23 août) que « la surenchère militaire égyptienne dans le Sinaï inquiète Israël ». Israël a émis des protestations pour la forme, car il est fort probable que ces manœuvres se fassent sous le contrôle des USA et en collaboration avec les autorités israéliennes. La révision des accords de Camp David concernant la souveraineté de l’Egypte sur le Sinaï est à l’ordre du jour. D’ailleurs, depuis le 23 août, avez-vous entendu parler de cette inquiétude israélienne ?
Donc le 24 août, Le Monde.fr nous apprend que quelques centaines d’Egyptiens sont descendus sur la Place Tahrir pour manifester contre Mohamed Morsi. En fait, deux centaines de manifestants, dixit le texte lui-même. Cette poignée de manifestants cible la monopolisation du pouvoir par le Président élu, depuis que celui-ci a abrogé une « déclaration constitutionnelle » édictée par les SCAF (Forces Armées) et qui limitait les pouvoirs présidentiels. Comment des textes pondus par les forces armées peuvent-ils avoir plus de poids que les attributions traditionnelles d’un Président de la République ?
25 août, la pression continue et un nouvel article titré « Egypte: l’emprise des Frères inquiète l’opposition » rassemble une foule de suppositions, préjugés et rumeurs afin, encore une fois, de mettre en avant un anti-islamisme de fond. « Beaucoup soupçonnent les Frères de préparer des remaniements à grande échelle au sein du pouvoir judiciaire …., la désignation des Gouverneurs de Provinces promet de verrouiller un peu plus le système ….., de lourdes craintes pèsent sur le projet que l’Assemblée Constituante doit remettre fin septembre ….., d’aucuns craignent que les islamistes ne torpillent les travaux en cours pour donner au Président les moyens de désigner une nouvelle Constituante à sa botte ….., le siège des islamistes au Caire aurait été rehaussé de deux étages sans permis de construire ….., le sursaut tardif des forces libérales ainsi que des intellectuels suffira-t-il à brider les ambitions des Frères Musulmans, alors qu’une importante manifestation pour défendre les libertés individuelles et protester contre la monopolisation du pouvoir était prévue au Caire vendredi … »
On le sait: deux cents manifestants !

Les journalistes déplacés au Caire ont une vision partisane de la situation politique en Egypte. De façon caricaturale, ils amalgament Frères Musulmans et Salafistes, or il est d’évidence que ceux-ci sont davantage concurrents qu’alliés. Les récents évènements à propos de la vidéo anti-islamique diffusée sur le Net en apportent la preuve. L’attitude du Monde à l’égard de Mohamed Morsi n’est pas à même de comprendre et de faire comprendre cette situation et, en ce sens, nous sommes souvent loin du journalisme et proche du militantisme.
Paradoxalement, c’est un organe beaucoup plus militant, Le Monde Diplomatique, qui publie une analyse pertinente (http://blog.mondediplo.net/2012-09-10-La-revolution-en-Egypte-est-elle-finie) de la situation et de ses potentielles évolutions. Il faut lire impérativement cet article qui dit en substance que « l’armée est beaucoup moins puissante que ce que l’on a pu écrire, que les Frères Musulmans sont une force importante, qu’ils sont partie prenante de la solution aux problèmes de l’Egypte et qu’on ne peut les exclure du débat politique, que le combat politique ne s’arrêtera ni demain, ni après-demain et que l’Egypte a besoin d’une force d’opposition qui fasse des propositions sur un autre terrain que le religieux ».

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La Place Tahrir n’est pas l’épicentre de l’Egypte

Sham el Nessim, Printemps 2002, il y a dix ans. Sham el Nessim n’est pas une fête musulmane, ni une fête chrétienne (copte). Non, il s’agit d’une très ancienne fête égyptienne, au sens de l’histoire pharaonique. Cette fête est l’un des « ancêtres » de notre Pâques. Elle est destinée à fêter le retour du printemps. A cette occasion, les égyptiens sortent en foule et se retrouvent dans les jardins publics où ils pique-niquent de façon souvent très collective. Laitue et « fessir » (poisson fermenté et séché) sont au menu.

Sham el Nessim (C)Mohamed el Shamy


Au printemps 2002, au Caire, Sham el Nessim a été marqué par des agressions sexuelles à l’égard de groupes de jeunes filles qui se promenaient. Le fait avait été suffisamment important pour faire l’objet de quelques retranscriptions dans la presse. Mais des agressions sexuelles, il y en a toujours eu en Egypte et ce n’est pas pour rien que les métros et tramways ont un wagon spécialement réservé aux femmes.
Nous avons personnellement assisté, en 2001-2003, sur la Corniche d’Alexandrie, à des scènes de jeunes ados à peine pubères se précipitant en groupe sur des jeunes filles pour leur attraper les seins et s’enfuir en courant !

En mars 2009, France 24 réalisait un reportage sur un centre d’auto-défense proche du Caire où les jeunes filles et jeunes femmes de 10 à 25 ans apprenaient à se défendre d’agresseurs sexuels. Le même France 24 remet ça en mai 2012 dans une chronique (http://observers.france24.com/fr/content/20120525-pourquoi-harcelement-sexuel-est-il-devenu-fleau-transports-egyptiens) de ses « observateurs ». Non, les histoires racontées dans le film « Les femmes du Bus 678 » ne sont pas du cinéma !

La Place Tahrir, depuis plus d’un an, est le lieu où ces agressions sexuelles peuvent se réaliser avec le plus de « facilité »: la foule, l’anonymat, … Oui, il est vrai que les forces de police ou de l’armée usent et abusent de ces procédés. Mais elles ne sont pas les seules et il est probablement faux de leur attribuer la quasi totalité des évènements qui peuvent se passer sur cette place et, à plus forte raison, une démarche délibérée. Les agressions sexuelles à l’égard des femmes sont une constante des relations hommes/femmes en Egypte. Les évènements du Printemps 2011, dans leur générosité, ont pu faire croire qu’un mieux se dessinait. Il n’en est rien et les évènements du Printemps 2011 sont bien loin maintenant !
Alors, instrumentaliser une scène de violence comme celle de la « femme au soutien-gorge bleu » pour en faire le symbole de la « politique d’agression » des forces armées s’assimile à une manipulation. Regardez attentivement la totalité de la vidéo et vous y verrez trois hommes au comportement très différent.
Le premier traîne cette femme sur le sol en la tirant par le bras et, ce faisant, il la dévoile en ouvrant sa tunique.
Le second, un sadique, se défoule à coup de brodequins sur le ventre et la poitrine de la victime.
Le troisième, honteux ou respectueux, cherche à remettre en place la tunique de la jeune femme de façon à recouvrir son corps.
Trois hommes, trois comportements. Au cœur d’une scène de violence, toute la « diversité » des comportements de l’homme égyptien !

Autre lieu commun des fantasmes des commentateurs de la révolte égyptienne: le prétendu « empire économique » de l’armée qui, à lui seul, justifierait son maintien de toutes forces à la tête du pays. Même Tahar Ben Jelloun s’est récemment fendu de cette expression: « l’empire économique de l’armée » ! Qu’en est-il de cet empire ?
Tout comme d’autres se sont fait un nom en devenant le blogueur ou la blogueuse qui a déclenché la révolution, il existe une chercheuse, professeur d’économie politique à l’Université Américaine du Caire, qui se fait un nom et une réputation sur le dossier de l’empire économique de l’armée. Il s’agit de Zeinab Abul-Magd. Depuis six mois, elle se répand dans une foule d’organes de presse ou de sites internet pour dire toujours la même chose: certains sites sont même payants pour ne rien obtenir de plus que les autres.
Que dit-elle ?

  • Que les Forces Armées (SCAF) sont à la tête de nombreuses entreprises au travers de holdings et que les revenus de ces entreprises restent non contrôlables.
  • Que cet empire économique censé représenter de 20% à 40% du PIB de l’Egypte constitue le motif majeur pour que les Forces Armées s’incrustent dans le paysage politique et refusent toute évolution démocratique. (Le chiffre de 40% est tellement ahurissant que c’en est à se demander ce que font les autres (http://www.theofficialboard.fr/company/search?country=Egypte&alphaSort=&q=&o=0): Orascom, Arab Contractors, Mansour, Mobinil, …)
    Pour servir cette démonstration, les affirmations les plus diverses et les plus péremptoires sont assénées pêle-mêle.
  • L’aide américaine à l’armée est intégrée à son prétendu chiffre d’affaires.
  • Les participations de généraux ou officiers égyptiens aux structures de commandement de nombreuses sociétés privées sont assimilées à des prises de pouvoir des Forces Armées.
  • Le rôle fondamental que doit jouer l’armée dans la production de farine et de pain, « populaires » et subventionnés, est assimilé à une « juteuse affaire ».
  • L’importance des emplois civils est passée sous silence, alors qu’elle représente quelques 10% à 20% de la population égyptienne.

    Pourtant Zeinab Abul-Magd ne soulève aucun lièvre et ce ne sont pas ses craintes d’être un jour arrêtée ou inquiétée par les tribunaux militaires qui doivent faire illusion: d’autres avant elle ont abordé le sujet.
    C’est notamment le cas du site « Les clés du Moyen-Orient » (http://www.lesclesdumoyenorient.com/L-armee-et-le-pouvoir-en-Egypte.html), avec un post très complet de Sophie Anmuth.

    On y découvre les structures précises au travers desquelles l’Armée exerce son action économique: l’Organisation Arabe pour le Développement Industriel, l’Organisation du Service National ou NSPO (http://www.globalsecurity.org/military/world/egypt/nspo.htm) et le Ministère de la Production Militaire.
    On peut y lire que « Officiellement, si l’armée a autant d’importance dans l’activité économique, c’est pour être autonome financièrement et éviter de peser sur le budget de l’État. Mais en réalité, l’Etat en subventionne une grande partie. »
     »L’activité économique de l’armée sert donc, d’une part à justifier sa taille et la part du budget qu’elle reçoit, d’autre part à s’assurer la loyauté des officiers. »
     »Cette influence économique traduit toutefois le désir de la Présidence de « s’acheter » les faveurs de l’armée, bien plus qu’une réelle emprise économique de l’armée sur la politique. Sur un plan purement économique, le jeu des commissions enrichit l’establishment militaire et assure l’élite économique de continuer à recevoir des contrats de la part de l’armée. »

    Pour sa part, le Financial Times (http://www.ft.com/cms/s/0/a301b6ec-435b-11e0-8f0d-00144feabdc0.html#axzz1yqQxOR2E), dès février 2011, s’intéressait aux productions de l’armée égyptienne, en particulier à l’eau minérale SAFI dont il prétendait qu’il n’y avait pas de publicité détectable (http://www.smigroup.it/smi/repository_new/doc/SAFI_FR.pdf) !

Il arrive même à cette armée de sauver l’Egypte en venant à la rescousse des finances de l’Etat (http://www.rfi.fr/afrique/20111203-egypte-armee-vient-finances-etat-pret-milliards-banque-centrale) !

Bien davantage que la seule défense d’un supposé « empire économique », les Forces Armées égyptiennes jouent un rôle politique beaucoup plus décisif, qui est celui du pouvoir à la tête de l’Etat, des Gouvernorats, des Administrations … Depuis Arafat, l’Egypte vit sous un régime militaire: ce n’est pas le renversement de Moubarak qui y a changé quelque chose. Et les Forces Armées ne sont pas prêtes, empire économique ou non, à céder leur place politique. Les résultats des récentes élections présidentielles en sont la preuve et nous saurons bien un jour quel marché a été conclu entre les Frères Musulmans et les Forces Armées.

Il y a quelques jours, nous nous demandions si l’Egypte avait un avenir démocratique proche (L-Egypte-a-t-elle-un-avenir-démocratique-proche).
Dans un tout récent billet du « Monde » (24 juin), Caroline Fourest se pose un peu la même question. Et elle pense pouvoir y répondre positivement et avec optimisme en disant que « le feu n’est pas éteint. Il couve sous les cendres et peut repartir à tout instant ».
« Une autre voie se dessine enfin, portée par une jeunesse connectée à Internet, dévoreuse de débats contradictoires, et bien décidée à transformer ces révolutions en chemin vers la démocratie réelle, c’est-à-dire l’alternance ».

Nous également, nous voulons croire à cette « autre voie ». Encore ne faut-il pas oublier ce que Caroline Fourest elle-même dit dans son billet: l’Egypte est un pays de 80 millions d’habitants, dont 30% (et non 70% !!) sont analphabètes et 42% (un chiffre en constante croissance) vivent en-dessous du seuil de deux dollars quotidiens. Et deux dollars, c’est déjà beaucoup quand on sait que le salaire moyen égyptien est actuellement d’environ 100 € par mois.
Très honnêtement, est-ce que ce sont ces égyptiens-là qui vont ranimer la flamme ?

La Place Tahrir n’est pas, ni dans l’espace, ni dans le temps, l’épicentre de ce qui se passe profondément en Egypte. Ce n’en est que la surface, voire même les éruptions de surface. Il se passe, aussi, des évènements importants ailleurs que sur la Place Tahrir. Il faut quitter Le Caire et abandonner les idées toutes faites: l’Egypte de demain se prépare à Alexandrie, à Port-Saïd, à Suez, à Mansourah, à Tanta, dans la vallée du Nil, partout où le peuple a et aura envie que la vie évolue vers plus de justice.

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Tunisie, Egypte, Libye … et si on rangeait le romantisme

Même reporté en avril, le procès dressé au Directeur de Nessma TV pour avoir diffusé en octobre 2011 le (remarquable) film d’animation de Marjane Satrapi, « Persépolis », n’en reste pas moins le premier procès politique du nouveau gouvernement tunisien. Aux portes du tribunal s’affrontent les partisans de la liberté d’expression et les salafistes, porteurs d’un islam rigoureux et rigoriste. Les mêmes, d’ailleurs, organisent des grèves dans les universités tunisiennes afin que les étudiantes puissent porter le nikab en cours, y compris lors des examens.

En Egypte, les élections législatives ont consacré les partis islamistes en leur accordant 71% des sièges (47% pour les Frères Musulmans et 24% pour les Salafistes). Elles n’ont pas consacré la place des femmes (http://egyptactus.blogspot.com/2012/01/parlement-egyptien-cherchez-la-femme-2e.html) dans la nouvelle société puisque celles-ci sont … 12 dans un parlement de 498 membres ! Point n’a été besoin d’une loi comme en Libye, limitant la place des femmes à 10 % des élus à la Chambre.

En Libye, puisqu’il est question d’elle, c’est le nouveau gouvernement qui peine sérieusement à se mettre en place, travaillé qu’il est par les tensions entre tribus et régions et par les divisions, le manque de perspective. Et vous parle t-on de l’Armée de Libération de la Libye qui mène la « contre-révolution » et vient de reprendre Bani Walid ?

Parce qu’ils ont exclusivement axé leurs commentaires sur une vision romantique de la « révolution », les journalistes sont perdus et n’y comprennent plus grand-chose. Dans un récent éditorial, « Le Monde » va jusqu’à dire que les islamistes qui ont raflé la mise dans tous ces pays ont « pris le train en marche ». Tel autre chroniqueur stigmatise ceux qui, dès le début, doutaient de l’avenir en les traitant de « je vous l’avais bien dit ».

Et pourtant, les choses se sont bien passées comme il était prévisible qu’elles se passent.

Tout d’abord, parce que c’est faire injure aux groupements islamistes de les accuser d’avoir pris le train en marche. Ils sont dans l’opposition et le soutien aux populations depuis infiniment plus longtemps que les « révolutionnaires » de Facebook. En Egypte, comme en Tunisie, ils ont payé le prix de leur travail de fond par la prison, la confiscation de leurs biens, l’exil. Comment imaginer que les populations aidées et soutenues, quand bien même ce serait au prix d’un endoctrinement idéologique, se détourneraient de leurs bienfaiteurs, ceux qui leur donnaient à manger et qui leur apportaient une raison d’espérer ?
Ensuite, parce que les « révolutionnaires », comme on les appelle, ont commis plusieurs erreurs. En premier lieu, parce que leur révolte est avant tout revendicatrice de liberté individuelle et de droit à la consommation. S’ils permettent de communiquer rapidement et d’échanger des mots d’ordre, les réseaux sociaux ne sont pas adaptés à la réflexion idéologique. Ensuite, parce qu’ils se sont laissés prendre aux filets d’un radicalisme certain: pas d’organisation politique, priorité de fait à la jeunesse et, singulièrement, la jeunesse la plus favorisée, forte tendance à l’absolutisme, voire à l’anarchie. C’est ainsi qu’on en arrive à manifester quotidiennement contre les Forces Armées (SCAF) alors même qu’un processus électoral se déroule dans des conditions assez satisfaisantes et désigne un parlement légitime.

27 janvier 2012-Manifestation au Caire (DR)

Tout laisse à penser que les Frères Musulmans ont passé depuis longtemps des accords avec les militaires (sinon, comment expliquer qu’ils déclaraient dès avril 2011 ne pas vouloir présenter de candidats dans toutes les circonscriptions législatives ?). Ne peut-on laisser le nouveau parlement faire ses preuves et contingenter, comme il est prévu, la place des Forces Armées ? Il est devenu d’actualité de dénoncer le rôle économique des dites Forces Armées. Effectivement, celles-ci, depuis les années Nasser, possèdent et animent une bonne part de l’économie égyptienne. Mis à part les licences de fabrication d’armements, les autres engagements sont plutôt anciens et « désuets »: eau minérale, pâtes alimentaires, fabrication d’appareils ménagers, … Il est assez improbable que cette « richesse » économique soit à l’origine du pouvoir de l’armée, lequel est beaucoup plus politique, fondé et appuyé sur des réseaux, constitué de gouvernorats et autre structures administratives. C’est cela que le nouveau parlement et le futur Président de la République (élection prévue en juin 2012) devront modifier.

A condition que les « révolutionnaires » et les « libéraux » leur en laisse le loisir et que, pendant ce temps, tout en restant vigilant, ils réfléchissent à l’extension et la popularisation de leur mouvement, à l’ouverture de celui-ci à toutes les catégories de la société, aux jeunes comme aux moins jeunes, aux femmes comme aux hommes, aux croyants comme aux laïcs, car, contrairement à ce qu’ils pensent, l’unanimisme pro-révolution ne s’est pas emparé de tout le pays: les récentes élections en sont la preuve.
Il est temps de ranger le romantisme au rayon des accessoires de l’histoire et de se préoccuper du véritable avenir de ces pays.