Cet article a été publié, en italien, dans le N° de La Repubblica en date du jeudi 12 juillet 2018
« The Strange Death of Liberal England » (L’étrange mort de l’Angleterre libérale) est le titre d’un des plus fameux essais historiques en langue anglaise. Est-ce donc à l’étrange mort de l’Europe libérale que nous sommes en train d’assister ? Au moment où le populisme resserre sa morsure sur l’Europe, menaçant même le trône de la chancelière Merkel, le risque est évident. Il existe un nouveau tournant politique en Europe, important par rapport au vieux partage entre la gauche et la droite. Les partis se divisent et il s’en forme d’autres. Il s’ouvre des fronts que l’on n’a jamais vus.D’un coté, c’est la tendance de Merkron, et de l’autre, celle d’Orbvini.
Au-delà des différences de positions qui existent entre Merkel et Macron telles que la Zone Euro, ensemble ils promeuvent des solutions libérales, européennes, fondées sur la coopération internationale. D’où « Merkron ». Pour certaines autres différences, à l’inverse, le leader hongrois Orban et le populiste Salvini invoquent des solutions nationales illibérales. D’où « Orbvini ». Le premier ministre espagnol Sanchez et le Président du Conseil Européen Tusk appartiennent à la tendance Merkron, tandis que la CSU bavaroise, le Chancelier autrichien Kurz, le Parti Droit et Justice (Pis) de Kaczinski en Pologne et quelques fauteurs de Brexit appartiennent à la tendance d’Orbvini.
Ce sera la lutte entre le Merkronisme et l’Orbvinisme qui marquera la politique du Continent au cours des prochaines années. Tandis que les politiciens s’échauffent les muscles en vue des élections européennes de 2019, le Parti Populaire Européen s’accroche désespérément à Fidesz, le parti d’Orban, et initie des approches furtives auprès du Pis, dans la peur que la tendance Orbvini donne naissance à une nouvelle alliance concurrente. Mettant en avant son parti, la Ligue, Salvini menace avec son « Union Européenne des Ligues ». Depuis très longtemps, ne s’étaient pas profilées des élections européennes aussi imprévisibles. Toutes les fractures internes à l’Union Européenne se sont regroupées le long de l’axe Merkron-Orbvini. Les divergences autour de la Zone Euro et du futur budget européen, par exemple, obéissent à des critères plus nationaux que politiques. Dans le cas du Brexit, nous en sommes à 27 contre 1. Mais, pour l’instant, l’avantage est à l’équipe Orbvini. L’équipe Merkron se montre fatiguée et fermée en défense, tout comme les équipes allemande et espagnole au Mondial, qui jouent selon les schémas traditionnels sans réussir à marquer. Le propre futur de Merkel est incertain et Kurz est un joueur de milieu de terrain décisif, qui joue actuellement pour Orbvini.
Le thème de l’immigration, autour duquel la tendance Orbvini appelle à rassembler les siens, a une valeur aussi bien réelle que symbolique. A la suite de la « magnifique erreur » de Merkel (ainsi l’a définie le chanteur dissident Wolf Biermann), de très nombreux réfugiés sont entrés en Allemagne à partir de 2015. Depuis le rattachement à l’Europe en 2004, sont arrivés en Angleterre plus de 2 millions d’est-européens et les problèmes concrets liés au logement, à l’emploi, à l’aide médicale et à l’école ont contribué au vote en faveur du Brexit. L’Italie, l’Espagne et la Grèce ont réellement souffert, avec une très faible aide de la part de leurs partenaires nord-européens, des vastes flux de réfugiés ou de personnes qui risquaient de se noyer dans la Méditerranée dans l’espoir d’une vie meilleure. Mais l’immigration est également un thème symbolique qui attire des intérêts identitaires et culturels, tout comme la limaille de fer est attirée par un aimant. Il est juste d’observer que les niveaux d’immigration incontrolée en Europe depuis 2015 ont drastiquement diminués, mais cela n’enlève rien aux personnes qui ont le sentiment que leurs pays ont changés. Selon un sondage conduit dans toute l’Europe par la Fondation Bertelsmann, en 2017, 50% des sujets se trouvaient en accord avec cette affirmation « Dans notre pays, il y a tellement d’étrangers que parfois je me sens étranger moi-même ». En Italie, cette affirmation a reçu l’accord de 71% des sondés.
Dangerfield soutenait que le déclin des libéraux dans l’Angleterre du début du XX° siècle était du à leur incapacité à réagir face à de nouvelles forces de grande portée, telles le mouvement pour le suffrage des femmes, le mouvement ouvrier et le nationalisme irlandais. A un siècle de distance, la crise de l’Europe libérale provient de forces qui sont créées par le libéralisme lui-même. Le marché libre, l’européisation et la globalisation ont produit un changement rapide. Trop de personnes ne l’ont pas perçu comme positif. Exploitant ce mécontentement, les populistes racontent une histoire simpliste selon laquelle, en reprenant le contrôle des frontières, on retournera à une époque dorée. Dans le même temps, la révolution digitale implique qu’il y aura des changements et des situations d’insécurité encore plus dévastateurs, surtout dans le monde du travail.
La contre-offensive libérale en Europe se trouve confrontée à une série de défis qui font peur. Il sera déjà problématique de trouver des réponses rationnelles aux problèmes d’inégalité et d’insécurité. A cette fin, il sera nécessaire de recourir à des politiques radicales, comme un revenu universel ou la protection de base de l’emploi. Mais nous sommes seulement au début de l’élaboration de ces réponses. D’autre part, l’Europe doit apporter une réponse aux besoins émotifs profonds d’identité et de communauté qu’ont exploités les populistes. Il est évident que le Championnat du Monde de Football, comme l’identité nationale, continuent d’être un fonds incomparable de passion et de sens de l’appartenance. C’est une illusion de penser que dans un futur prévisible, une quelconque identité transnationale ou supranationale règlera la confrontation. Donc, en faisant tout le possible pour renforcer l’identité commune, européenne et globale, on ne peut pas laisser dans les mains des nationalistes la référence émotive à la nation. Il faut un patriotisme positif et civique, comme celui que Macron promeut en France, en complément de l’européisme. Puis, il faut insérer le tout dans un programme électoral et avoir un parti qui gagne les élections avec ce programme. Mais, des partis comme cela, nous n’en avons pas beaucoup. Macron, avec son mouvement, est l’exception qui confirme la règle. Partout, les libéraux ont eu le pire dans la confrontation avec les tendances les plus illibérales des partis de centre-droit et de centre-gauche. Ou bien, les partis de centre-droit ont maintenu leur pouvoir en faisant des concessions aux proches les plus illibéraux de leurs partenaires de coalition, comme cela s’est produit avec succès en Autriche et en Hollande.
Probablement, la situation va aller en s’aggravant, avant de s’améliorer, avec davantage de parties gagnées par Orbvini et perdues par Merkron. Je ne crois pas que nous assistons à la Mort Etrange de l’Europe Libérale, mais préparons-nous: la guérison sera longue et difficile.
Timothy Garton Ash, professeur d’études européennes à l’Université d’Oxford. www.timothygartonash.com