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Droits de l'homme

Cinquante ans d’indépendance

Il y a cinquante ans, ce sont 17 pays africains qui accédèrent à l’indépendance. Par ordre alphabétique des dénominations actuelles, le Bénin (1er août), le Burkina-Faso (5 août), le Cameroun (1er janvier), la Centrafrique (13 août), le Congo (15 août), la République Démocratique du Congo (30 juin), la Côte d’Ivoire (7 août), le Gabon (17 août), Madagascar (26 juin), le Mali (22 septembre), la Mauritanie (28 novembre), le Niger (3 août), le Nigeria (1er octobre), le Sénégal (20 août), la Somalie (1er juillet), le Tchad (11 août) et le Togo (27 avril). La France, par ses empires coloniaux qu’étaient l’Afrique Occidentale Française (AOF) et l’Afrique Equatoriale Française (AEF), occupait une position largement prédominante auprès de toutes ces populations.

Aujourd’hui, tous ces pays se préparent (quand ils ne l’ont pas déjà fait, comme le Sénégal) à célébrer avec faste leur accession à l’indépendance. En France, seuls TV5 Monde (http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/info/Les-dossiers-de-la-redaction/Independances-afrique-cinquantenaire-2010/p-6141-Afrique-1960-un-continent-en-marche-vers-son-independance.htm), France24 (http://www.france24.com/fr/20100204-dossier-dix-sept-pays-africains-fete-cinquantenaire-independance) et ARTE (http://afrique.arte.tv/) ont pris l’initiative de réaliser des dossiers érudits à propos de cet anniversaire (images, vidéos, textes, témoignages, commentaires). La presse écrite, quotidienne et hebdomadaire, est quant à elle singulièrement absente: l’indépendance des pays africains n’est pas une réalité chez nous.

Il serait question que notre 14 juillet soit l’occasion d’un défilé militaire dans lequel s’aligneraient des délégations armées africaines. Est-ce là le meilleur symbole de cette indépendance ? N’est-ce pas encore un succédané de cette “Françafrique” tant détestée ?

Carte des indépendances (C)La Documentation Française

Et chez eux ? Quel bilan tirent-ils de ces 50 années d’indépendance ? Un bilan très mitigé, dans lequel ressortent très fréquemment les constatations suivantes:

  • Nous fêtons le 50° anniversaire du maintien du joug, du cordon ombilical, de la dépendance de facto.
  • Nous vivons encore dans un système de caractère néo-colonial.
  • Nous avons renoncé aux idéaux de 1960: souveraineté politique, autonomie de pensée, …
  • Notre économie est à sens unique, pourvoyeuse de matières premières, et sous la dépendance des économies et des institutions occidentales.
  • La dégradation de notre environnement est considérable.

Et pourtant, quelques idées nouvelles et fortes jaillissent cependant.

La toute première concerne l’économie et l’autonomie économique. Dambisa Moyo, économiste d’origine tanzanienne, a publié « L’aide fatale », un livre qui prêche pour une fin raisonnée de l’aide occidentale à l’Afrique, au bénéfice d’une politique d’échanges (investissements contre matières premières), d’une suppression du protectionnisme américain et européen, d’un développement local des intermédiaires financiers, de la naissance d’institutions démocratiques et solides, d’un encouragement au commerce, à l’investissement et à la création d’emplois.

Cette thèse, ce livre, sont repoussés d’un revers agacé de la main par tous ceux qui vivent par et pour l’aide. « Pensez-donc ! Supprimer l’aide ? Et comment feront-ils ? ». Pourtant la thèse est courageuse. L’auteur, économiste d’origine tanzanienne, n’arrive pas d’un pays qui commémore cette année son indépendance, mais peu s’en faut (1961). De plus, son pays d’origine a fait de nombreuses et parfois difficiles expériences politiques et économiques.

Une seconde idée nouvelle vient récemment d’être relancée par le Président du Sénégal, Abdoulaye Wade. Il s’agit de créer une union économique des pays africains dont la monnaie est le franc CFA et de remplacer cette monnaie par une monnaie proprement africaine. Et ces pays se superposent assez bien à ceux qui fêtent leur indépendance à quelques exceptions près: Mauritanie, Nigeria, Somalie, … Le Président sénégalais n’est peut-être pas le mieux placé pour défendre cette idée. Et pourtant, elle est symptomatique de critiques de l’Afrique noire à l’égard d’un système hérité de la colonisation et qui n’a pour seul objectif que de maintenir la sujétion des économies locales à l’économie française.

Certes, le franc CFA, aligné sur l’euro, est une monnaie solide et forte, probablement à l’abri de bien des perturbations. Mais le système souffre de trop nombreux “défauts”. A commencer par l’obligation faite aux pays africains de déposer 50% des réserves de change sur des comptes français, soit plus de 12 milliards d’euros.

L’arrimage du franc CFA à l’euro entraîne une perte d’autonomie des pays africains. A un euro fort, franc CFA fort et donc manque de compétitivité internationale. Ce qui est encore supportable pour les économies européennes ne l’est pas pour les économies africaines.

Enfin, le système est visiblement conçu pour permettre un rapatriement aisé des capitaux vers la France par les grands opérateurs industriels.

Parler d’une nouvelle union économique et monétaire du Centre Ouest Africain n’en fera probablement pas une réalité pour demain, mais il est important que les économistes s’en préoccupent.

Autre idée nouvelle, qui émane des intellectuels africains celle-ci. Certains d’entre eux constatent que depuis plusieurs décennies ils constituent une “diaspora” installée en Europe (en France) ou aux USA. Cette communauté pense, analyse, propose et publie en français ou en anglais. Elle n’est pas engagée auprès de ses peuples. Ses écrits mêmes sont pratiquement introuvables dans les capitales africaines. Certes, le “public” du livre d’auteur africain y est encore limité. Mais pourquoi une coopérative ne discuterait-elle pas des droits d’édition et de diffusion (voire de traduction !) de ces livres auprès de tous les éditeurs occidentaux et pour le seul marché africain ?

D’autres auteurs veulent réhabiliter les langues endogènes dans leurs écrits: wolof, bambara, …

Et certains vont encore plus loin. C’est le cas de Moussa Konaté qui vient de publier “L’Afrique noire est-elle maudite ?” (Fayard). Moussa Konaté est éditeur à Bamako, il est également codirecteur du Festival Etonnants Voyageurs dans sa version malienne.

(C) Moussa Konaté-Fayard

Après avoir retracé la place respective de l’individu, de la famille, du groupe et de la société dans la culture africaine, l’auteur dresse un constat terrible: « La colonisation se poursuit par la soumission des élites noires aux exigences occidentales ».

« Si l’on veut que l’Afrique ne fasse pas comme ou plus que l’Occident, mais qu’elle fasse mieux, alors il faut retrouver une nouvelle école. Actuellement, l’école et l’enseignement restent des transmetteurs colonialistes. Les langues occidentales comme vecteur essentiel de l’instruction rejettent la majorité des populations paysannes, des populations moins privilégiées qui ne s’expriment pas dans une langue européenne. Le recours aux langues africaines est le moyen de s’affirmer à la face du monde et de retrouver confiance en soi ».

Alors que la dernière génération de ceux qui ont vécu la décolonisation (ceux qui avaient entre 10 et 20 ans ont aujourd’hui entre 60 et 70 ans !) se prépare à fêter l’anniversaire dans une certaine douleur, il est heureux de constater un renouvellement de la réflexion sur l’avenir de l’Afrique.

Et la France dans tout çà ? Avec l’Europe, il lui faut revoir ses liens privilégiés et mettre un terme à la “Françafrique”, aider ces pays à se créer une union économique et monétaire, revoir les priorités des aides au développement (AFD), rediscuter du rôle de la francophonie, définir une politique d’émigration-immigration, …Effectivement, c’est moins facile qu’un défilé sur les Champs Elysées …

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Immigration

Immigration: maigre avancée

Le gouvernement va prochainement présenter devant le Parlement un cinquième texte en sept ans relatif au traitement de l’immigration clandestine en France. Ce texte a pour volonté de transcrire en droit français ce que la directive européenne “Retour” et d’autres directives ont arrêté.

La dernière version du texte (http://www.immigration.gouv.fr/spip.php?page=actus&id_rubrique=254&id_article=2148) prévoit la création de zones non matérielles créées dès la constatation d’une arrivée irrégulière d’étrangers, de façon à les placer en situation de rétention administrative.

Le juge de la liberté et de la détention (de ceux qui ont mis en liberté les 123 kurdes arrivée en Corse) ne sera saisi que 5 jours après la mise en rétention au lieu de 2 actuellement. Et la durée de rétention pourra être prolongée de deux fois 20 jours au lieu de deux fois 15 jours actuellement.

Un étranger sans papier se verra interdire le retour en France et en Europe pour une période maximale de cinq ans. Dans une première version, une peine d’emprisonnement était prévue si un retour était constaté: elle semble avoir disparu.

Les employeurs seront plus sévèrement punis en cas d’embauche de salariés sans papiers.

Enfin, le texte sujet à interprétations quant au “délit d’assistance” aux immigrés sans papiers sera réécrit de façon à protéger de toute poursuite ceux qui apportent une aide humanitaire d’urgence aux étrangers en situation irrégulière.

Le débat relatif à l’immigration reste singulièrement bloqué en France (et sans doute en Europe en général) avant tout parce que personne, d’un coté ou de l’autre, ne cherche à faire le moindre effort pour avancer dans la réflexion.

Notre ministre de l’immigration est en droite ligne des considérations européennes qui prévalent. Certes, la politique de l’immigration qu’il pratique au grand jour relève beaucoup de la gesticulation et de la stratégie de siphonnage de l’extrême-droite. Son récent débat sur l’identité française, qui s’est soldé par un fiasco, en est un exemple parfait. Les chiffres de l’immigration ne se résument pas au chiffre des expulsions. Ce sont plusieurs dizaines de milliers d’étrangers qui, chaque année, bénéficient de la nationalité française, ou d’un titre de séjour, ou d’une régularisation. J’ai publié les chiffres ici (Pierre-Camatte-et-les-Maliens-sans-papiers) et vous invite à y aller.

Il n’en reste pas moins que la politique conduite est une politique de fermeture des frontières, de limitation du nombre des immigrés, une politique qui traduit la peur de nos concitoyens et qui ne montre aucune dimension de solidarité internationale. Les titres de la presse de ce jour annoncent que l’Europe économique ne jouera bientôt qu’en “seconde division” derrière la Chine, l’Inde et les USA. Notre refus d’une immigration consentie en sera l’une des causes.

Du Pacte Européen pour l’Immigration et l’Asile, adopté par l’Europe sous présidence française, il ne reste que le coté répressif que d’aucuns trouvent encore insuffisant. Ils réclament pour cela la création d’une vraie police Frontex (enregistrement et partage des informations, procédures d’asile aux frontières de l’espace européen, contrôle des frontières des pays de transfert, …).

Immigration (DR)

Face à cela, les associations engagées dans l’aide aux immigrés, Cimade (http://www.cimade.org/), Secours Catholique (http://www.secours-catholique.org/action_france/migration_etranger.htm), Emmaüs (http://www.emmaus-france.org/) sont incapables de tenir un discours tenant lieu d’une AUTRE POLITIQUE. Un exemple récent en est le texte commun à ces trois associations publié dans Le Monde daté du 1er avril. Après avoir justement dénoncé les travers du nouveau texte bientôt proposé au Parlement, les signataires n’avancent comme “autre solution” que ceci: régulariser les étrangers installés en France depuis des années ! Non pas qu’il ne faille pas le faire, mais là n’est pas la réponse à l’immigration. Ce n’est qu’une réponse à la présence de nombreux travailleurs sans papiers (Emigration-Immigration-Intégration) dans notre pays. A ce sujet, il est d’ailleurs tout à fait incompréhensible qu’une société fichée comme l’est la nôtre soit incapable de mettre en évidence que des travailleurs sans papiers sont embauchés et payent des cotisations sociales !

Le discours de ces associations fait encore trop souvent appel à des sentiments honorables certes, mais qui ont le tort de déformer la réalité. Ainsi de la description fréquente du migrant qui a fuit la misère. Or, exception faite des migrants en provenance de zones en guerre, celui qui quitte son pays est bien souvent formé et originaire de classes moyennes. Il dispose des moyens pour payer (chèrement) sa migration et il est animé d’une farouche volonté de réussite pour lui et pour sa famille.

Si la politique d’immigration en France fait problème, c’est parce qu’elle n’a JAMAIS été analysée en termes objectifs. Pour l’extrême droite, c’est l’immigration elle-même qui fait question. Pour la majorité et les pouvoirs européens, il s’agit avant tout d’une façade défensive exprimée en quelques chiffres d’expulsions. Pour les associations d’accueil, il s’agit d’humanité et de fraternité.

N’est-il pas possible de poser quelques questions ?

-Quelle est la mesure de la vraie demande en matière d’immigration ? Combien sont-ils aux frontières de l’Europe, aux frontières des pays de transfert (Libye, Algérie, Maroc, Turquie, …) à se presser pour espérer entrer ?

  • Quelles sont les possibilités de la France et de l’Europe en matière d’hébergement, formation, logement et embauche des ressortissants des pays en développement ?
  • Quels sont les besoins de la France et de l’Europe en travailleurs originaires des PED ?
  • La présence de ces travailleurs est-elle susceptible de coûter à la France et à l’Europe ? Quel en est l’impact sur le marché du travail et sur l’évolution des emplois et des salaires ?
  • Les cotisations sociales de cet accroissement de population en Europe sont-elles susceptibles d’apporter une réponse aux difficultés de financement des retraites, du vieillissement, de la dépendance ?
  • La présence de ces travailleurs est-elle susceptible d’apporter une réponse aux besoins de la France et de l’Europe en matière de main-d’oeuvre, de croissance et d’innovation ?
  • L’intégration des migrants peut-elle se réaliser, entre autres, par le biais du droit de vote aux élections locales ?
  • Comment l’intégration des immigrants doit-elle s’articuler avec le développement des pays dont ils sont originaires: transfert d’argent, politique de retour, aide à l’investissement, … ?

Très certainement, d’autres questions peuvent et doivent encore être posées. Des réponses doivent être apportées. Un vrai débat doit s’instaurer, qui doit regrouper toutes les représentations de la France et de l’Europe: hommes et femmes politiques, syndicalistes, employeurs, militants associatifs, chercheurs, médias, … . Un terme doit être mis à cet affrontement stérile de deux logiques incomplètes et imparfaites: une attitude de contrôle, de rejet et du chiffre contre une attitude de générosité de principe.

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Ecriture

La jeune africaine (3)

Abasourdi, il déclina son prénom et demanda à Kadiatou s’il pouvait la rappeler plus tard, un autre jour, ce à quoi, elle lui répondit que oui. Comme il connaissait désormais les horaires approximatifs pendant lesquels il pouvait la joindre, il n’en demanda pas plus, salua et raccrocha.

Passant à la cuisine, il ouvrit le réfrigérateur, prit une bière et revint s’asseoir dans le canapé. En une sorte de vertige, les idées s’enroulaient les unes aux autres. Que d’interrogations, que de remises en question au cours de ces dix derniers jours. La longue, très longue, communication téléphonique qu’il venait d’avoir lui laissait un goût d’incomplet, d’inachevé. Le voilà en possession d’objets chargés d’une grande valeur symbolique, appartenant à un homme qui a quitté son pays pour venir travailler en France, qui ne cherche pas à préserver ou récupérer son bien et qui est introuvable. A t-il quitté la région ? Est-il malade ? Plus grave encore, est-il encore en vie ? Et face à cela, une jeune fille heureuse et satisfaite d’avoir des nouvelles de son père, d’acquérir la certitude qu’il a bien traversé le désert et les océans, et convaincue qu’il reviendra pour apporter de l’argent à elle et au reste de sa famille. Et maintenant qu’en fait il savait l’essentiel, que pouvait-il faire ? Retrouver cet homme, cet Amadou Djiguiba, lui paraissait impossible. Très probablement n’avait-il aucun statut légal en France, un « sans-papiers » comme on dit. Et de quel titre pourrait-il, lui, se prévaloir pour questionner des organismes sociaux, des collectivités ou des entreprises ? Et pourtant, il lui fallait en savoir davantage, comprendre la destinée de cet homme et comprendre l’attente presque joyeuse de Kadiatou. Il prit la décision d’appeler à nouveau la semaine prochaine.

Il appela donc à nouveau huit jours plus tard. Puis encore huit jours après. Et c’est ainsi qu’il se mit à appeler régulièrement Kadiatou dont il apprit à connaître la vie de son père, puis sa propre vie à elle. Afin de favoriser les échanges, il proposa à Kadiatou de se rendre à la petite boutique internet de son quartier. Elle lui avait expliqué que cet « Internet Café » était à deux pas de la concession où elle habitait et qu’elle connaissait un peu le gérant, un cousin éloigné. De toutes façons, s’il fallait l’aider à payer ses communications, il le ferait et lui ferait parvenir le nécessaire. Mais ainsi, ils pouvaient discuter devant la webcam sans avoir l’obligation d’écrire.

Kadiatou lui raconta que son père était technicien en comptabilité, il avait suivi une formation, mais il n’avait jamais pu trouver un emploi dans ce domaine. Alors, il vivait de petits boulots sur le marché en attendant l’occasion de partir en Europe pour faire fortune et rapporter cette richesse à sa famille. Il parlait des villes illuminées, des magasins qui sont ouverts jour et nuit. Il décrivait les voitures brillantes et modernes. Il promettait à sa fille de lui rapporter une robe, une belle robe, les femmes d’Europe sont si bien parées.

Le marché, c’est pas loin, c’est juste là derrière, ce n’est qu’un immense labyrinthe de rues et ruelles en terre battue avec ses centaines d’étals, souvent posés à même le sol. Il y a là les marchands de fruits et légumes et leurs empilements audacieux, les mélanges de couleurs et de parfums. La marchande de calebasses, vêtue d’un boubou bleu vif, qui attend les clients, assise sur le sol à coté d’un vendeur de bassines en plastique, dont nombre d’entre elles sont issues de la récupération ou du recyclage des matériaux.
Ils sont plusieurs dizaines de stands à se suivre et à se toucher. Constitués d’une estrade basse placée devant un abri de tôle, ils exposent des centaines d’ustensiles divers: des seaux bleus, des cuvettes, des récipients à couvercle et à bec verseur, tout comme des bouilloires, mais comment s’en servir sur un feu ? Leur étalage fait appel à de savantes combinaisons de couleurs, les assemblages sont souvent impossibles et nul ne comprend comment tout cela tient debout. Le toit de la cabane servant d’échoppe est totalement investi par des seaux multicolores accrochés par leur anse de métal au moindre appendice de bois.

Plus loin, abrité par un petit étal fermé et équipé d’une vitrine, le marchand de souvenirs propose des têtes sculptées, des statues d’ébène, des colliers de perles, des éventails tressés, des figurines de bronze, des djembés et des tambourins de toutes tailles.
Là, c’est le bord du « goudron » où la circulation des voitures et surtout des motos est incessante. Les taxis collectifs, peints en vert, se taillent une trajectoire dangereuse pour les piétons, les motocyclistes, les rares cyclistes. De l’autre coté de l’avenue, une dizaine de jeunes attendent un éventuel client, ou un donneur d’ordres. Ils sont assis chacun sur une charrette renversée. Ils plaisantent, se racontent des histoires.

Et voici, dans un bric-à-brac particulièrement malodorant, le vendeur de peaux et de produits médicaux. On y retrouve des caïmans, des têtes de singes, des peaux de hérissons, des sacs entiers de coquillages et de carapaces de tortues. Son voisin possède un étal bien semblable, mais la proportion de peaux de jeunes animaux y est bien plus grande. Il vend aussi quelques carapaces de tatous. Une grande partie de sa marchandise est déposée sur le sol, calée contre la bordure d’un trottoir et protégée de la poussière par quelque pièce de tissu multicolore. Puis le quartier des artisans qui travaillent les métaux semi-précieux. Chacun d’entre eux est équipé d’un four de fortune destiné à fondre ces matériaux. L’atmosphère est enfumée, une fumée acre qui pique les yeux et brûle la gorge. Au sol, des échantillons nagent dans des acides ou autres produits décapants. Lorsque la matière première parvient à une état de pureté satisfaisant, elle est alors pliée, étirée, aplatie, découpée, percée, façonnée pour en faire des mailles de colliers, des pendentifs ou d’autres bijoux.

Plus loin, le « vendeur de pièces détachées et quincaillerie divers » (c’est écrit sur son enseigne) propose à l’affichage des pots d’échappement, des plateaux de pédalier de bicyclette, des courroies de ventilateur d’automobile, des rétroviseurs et des ventilateurs domestiques. On retrouve également dans son étalage des roues de vélo et des pompes de gonflage à pied, des câbles de frein et du fil électrique, des chaînes et des assortiments de tournevis. A coup sûr, le cycliste en panne devrait y trouver son bonheur !

On est au bout du marché. C’est maintenant la place des marchands de bois et de charbon de bois. Une lourde poussière noire encolle le passage, les baraques et l’air ambiant. Et puis tout s’achève sur un immense tas d’ordures, de près de cinq mètres de hauteur. Des ramasseurs de déchets ménagers s’évertuent à hisser leurs carrioles jusqu’au sommet du tas pour les vider. Sur leur passage, c’est à peine si les vaches s’écartent. Elles sont là pour manger tout ce qui peut l’être. Il arrive qu’elles s’obstruent la panse avec des sacs plastiques; il faut alors les abattre.

Chaque matin, Amadou rejoignait là ses amis. Ils étaient trois. Vêtus de tee-shirts publicitaires amples et délavés, ils portaient autour du cou, grâce à un cordonnet, un présentoir de paquets de cigarettes. Dans le dos, un sac avec la provision pour les ventes de la journée. Après une poignée de mains et quelques salutations, l’un d’entre eux lui remettait un sac et quelques paquets de cigarettes: ce qu’il devait vendre au cours de la journée. Le gain en était ridicule et il ne lui restait presque rien lorsqu’il avait remis sa part à celui qui l’avait fourni.

Ou parfois la nuit, il faisait taxi. Mais comme il n’avait pas les moyens de payer une licence, c’est sous le nom d’un autre chauffeur qu’il exerçait cette activité, pendant que celui-ci dormait et récupérait un peu d’énergie. Mais là aussi la recette devait être divisée en deux, pour le propriétaire du véhicule et pour le conducteur, et puis encore en deux pour le vrai conducteur titulaire et pour lui, conducteur de rechange.

Un soir, il était rentré, n’avait rien dit de plus qu’à l’ordinaire, avait préparé un petit sac à dos avec quelques vêtements, cousu une ou deux poches à l’intérieur de sa ceinture pour y mettre de l’argent, et fait comprendre que c’était pour demain matin très tôt.

Quand Kadiatou s’était levée pour aller à l’école, son père, Amadou, n’était plus là et sa mère vaquait à ses obligations domestiques avec un peu plus de silence qu’à l’ordinaire. Elle ne savait rien de la route qu’il devait suivre, mais au cours des semaines précédentes, elle l’avait plus ou moins entendu parler de Gao, puis d’Algérie, puis de Libye peut-être, elle ne se souvenait pas. Quoi qu’il en soit, elle était fière de son père. Il avait fait cela pour l’honneur de la famille, pour que sa mère ait de quoi vivre, pour que ses frères et sœurs puissent manger et étudier, pour qu’elle, Kadiatou, puisse aller tous les jours à l’école. Elle était heureuse qu’il soit arrivé en France.

Ainsi, il savait beaucoup de choses de l’homme qui lui avait « laissé », sans le préméditer, quelques objets de sa vie intime. Mais il ne savait rien de sa vie présente. Et comme Kadiatou ne lui demanda jamais rien, il s’épargna d’en parler. De toutes façons, cela lui aurait été trop difficile, pour ne pas dire impossible.

Par contre, il demanda à Kadiatou de lui raconter un peu comment elle vivait. Cela était d’une simplicité totale ; l’école, quelques jeux dans la rue avant que ne tombe la nuit, et puis une participation constante à la vie domestique, l’allumage du feu de bois, la préparation des repas, le balayage de la cour, le nettoyage des gamelles, …

Un jour, la mère de Kadiatou accompagna sa fille à l’internet café et s’imposa dès le début de la discussion. Elle lui dit maladroitement, avec ses mots à elle, qu’il ne lui était plus possible d’envoyer Kadiatou à l’école, parce que cela était trop onéreux pour elle. En fait, elle ne demanda rien directement, mais le discours était assez incisif pour qu’il comprenne immédiatement quel était son souhait. Alors, il fit parvenir par Western Union le montant trimestriel de la scolarité et cela se renouvela. Ce n’était pas le moyen le moins onéreux tant les commissions de cet organisme sont élevées. Mais soit les autres organismes transférant de l’argent n’avaient pas de correspondant à proximité de la famille, soit c’est lui qui aurait été contraint de faire une centaine de kilomètres afin d’aller à Lyon réaliser son transfert.

Kadiatou, avec qui il s’entretient régulièrement et dont il suit les progrès scolaires, ne lui a jamais reparlé d’Amadou. Et chaque soir désormais, en rentrant à son domicile, il ne peut éviter que toute cette aventure, comme une bouffée d’émotion, lui remonte à l’esprit lorsqu’il passe devant le poteau d’interdiction de stationner. D’ailleurs, ce poteau, il faudra qu’il en parle aux Services Techniques : soit il a été cogné par une voiture, soit des petits loulous se sont amusés à le secouer, mais il est tout penché et va bientôt tomber.

Saint-Marcellin, le 18 janvier 2010

 »Ce texte est dédicacé à Agnès, Marie et Jacquie ».

Réfugié maliens à Tinzawatine-Algérie (C)Algérie.com
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Ecriture

La jeune africaine (2)

Il lui restait à comprendre ce qu’était ce bracelet et tapa donc « afrique + bracelet + coquillage » dans la barre de recherche de son Firefox. La réponse fut essentiellement commerciale : beaucoup de bijoux africains, des bracelets, mais aussi des colliers, des colifichets divers, à des prix assez raisonnables et qui tous utilisaient ce coquillage appelé cauri. Mais avant tout, qu’est-ce que c’est que ce cauri ? Un coquillage ! Cela, il le savait déjà. Mais un coquillage originaire d’Asie, des Iles Maldives ou des Indes. Il n’y en a pas sur les côtes africaines de l’Ouest ! C’est la plus ancienne monnaie chinoise connue et c’était la monnaie utilisée dans les anciens empires du Ghana, du Mali et du Songhaï, les empires africains d’avant la colonisation. De plus, il avait une valeur religieuse, culturelle (prêtres animistes, guérisseurs ou sorciers), ainsi qu’une valeur symbolique. Leur forme rappelant le sexe féminin, les cauris étaient utilisés lors des rites de fécondité.

Cette explication lui permit de comprendre pourquoi les sites vendant de tels bijoux le faisaient en précisant parfois l’origine indienne des cauris. Il trouva des bracelets composés de lanières de cuir tressées et entrecroisées sur les coquillages, ou des bracelets faits de cauris enfilés comme des perles sur deux ou trois rangs, voire sur une dizaine de rangs pour un exceptionnel bracelet de cheville, mais il ne trouva pas « son » bracelet.

Qu’importe. Il comprenait désormais la signification de chacun des objets qu’il avait entre les mains. Il n’en comprenait pas la signification globale : qui en était le propriétaire ? Quel attachement pouvait-il avoir avec ce bracelet et cette statuette ? Qui était cette jeune fille ?

Une fois l’ordinateur éteint, il alla se coucher. Demain débutait un beau week-end qu’il avait décidé de consacrer à la neige en faisant une longue randonnée sur les hauts plateaux du Vercors avec quelques amis d’une association spécialisée dans la découverte de la nature.

Tôt lundi matin, un collègue de l’entreprise vint le prendre à son domicile avec une voiture de service. Ils étaient en mission pour la journée à une cinquantaine de km de là. Ce n’est donc que le soir, après le travail, qu’il reprit à pied le chemin de retour vers son domicile. Sans même que cette pensée n’eut effleuré son esprit par anticipation, il découvrit avec stupéfaction que la vieille bicyclette sans roue avant n’était plus attachée à son poteau de signalisation urbaine : elle avait été enlevée. C’est alors qu’il se rendit compte que toutes ses recherches du vendredi soir à propos de la statuette, du bracelet, du numéro de téléphone, lui étaient entièrement sorties de l’esprit. Ni les courses au centre commercial du samedi, ni la randonnée en raquettes du dimanche avec les amis, ni la journée de travail qu’il venait d’achever n’avaient été en quoi que ce soit perturbées, dérangées, interrompues par quelques pensées relatives au propriétaire de ce vélo abandonné. Subitement une forme d’angoisse mêlée de mauvaise conscience envahit son esprit. Et si c’était le propriétaire du vélo qui était venu rechercher son bien pendant le week-end ? Qui avait profité d’un peu de disponibilité pendant son jour de repos pour faire cela ? Et que doit-il dire maintenant en constatant que la petite sacoche est vide ? Rapidement, il se rassura en se disant que ce n’était pas possible, qu’il aurait bien pu récupérer son vélo depuis deux semaines même s’il n’était libre que le samedi ou le dimanche. Non, ce sont probablement les services de nettoiement qui ont réalisé ce que je souhaitais si fort. Enfin. Ils ont eu raison, je les approuve.

Mais si ce n’est pas le propriétaire qui est venu reprendre son épave, pour quelles raisons ne l’a t-il pas fait ? Qui est-il ? Où est-il ? On peut penser que c’est un africain, mais comment le retrouver ? Et puis, pourquoi le retrouver ? Et si j’y arrive, qu’est ce que je ferai de plus ? Lui restituer ses objets personnels ? Savoir. Il voulait savoir, savoir et comprendre. Un seul élément pouvait lui permettre d’en savoir davantage: appeler ce qui semblait être un numéro de téléphone Il décida donc de le faire dès qu’il en aurait l’occasion. Après, en fonction des résultats, il verrait bien …

Ce n’est qu’en fin de semaine, vendredi soir, qu’il se remit à ses investigations. L’idée que les communications téléphoniques devaient être assez onéreuses vers les pays d’Afrique lui traversa l’esprit. Il fit alors quelques recherches sur Internet et découvrit Téléplanète. Etait-ce le moins cher ? Rien ne permettait de l’affirmer, il était cependant nettement moins onéreux que les fournisseurs d’accès français présents sur le marché. Une forme de peur, d’appréhension, d’inquiétude quant au bien-fondé de sa démarche le retenait d’agir. D’abord, qui vais-je trouver ? La seule personne qui peut être mon interlocutrice est cette jeune fille, celle de la photo, qui pourrait s’appeler Kadiatou. Mais que vais-je lui dire ? Que va t-elle déduire du fait que j’ai entre les mains des objets qui appartiennent à quelqu’un qui la connaît, un membre de sa famille ? Et si elle me demande des nouvelles de cette personne, mais que puis-je lui dire ? Et si elle me communique un message, des informations à lui remettre, mais comment vais-je les transmettre ?

Il décida de remettre au lendemain son appel téléphonique, parce que la nuit était tombée depuis longtemps, ici comme là-bas au Mali, et parce que cela lui donnait encore une nuit de réflexion, une nuit de délai.

Il appela pour la première fois le lendemain dans l’après-midi. Au bout du fil, il eut ce qui lui semblait être une femme un peu âgée, en raison de la fatigue qu’il ressentait dans la voix. Il lui fut difficile, très difficile, de se présenter, de dire qu’il appelait de France, qu’il s’excusait de déranger, que peut-être il n’aurait pas du téléphoner mais qu’il avait trouvé des objets et surtout une photo avec le numéro de téléphone qu’il appelait en ce moment, est-ce qu’il y a une jeune fille qui s’appelle Kadiatou ? Oui, alors est-ce qu’il pourrait lui parler ? Non, elle est allée jouer, mais quand dois-je l’appeler ? Le soir, vers 17 heures ou 18 heures, tout à l’heure, quand elle revient à la maison, ou en semaine quand elle revient de l’école, quand elle prépare le repas. Mais qu’est-ce que vous voulez lui dire à Kadiatou ? Il faut rappeler demain soir, il y aura quelqu’un. Il s’en sortit avec une sorte de pirouette et dit qu’il rappellerait effectivement demain. En fait, il lui fut facile de couper la communication sans trop de brutalité, mais il avait besoin de mettre un peu d’ordre dans ses idées.

Dimanche vers 17 heures 30, au coucher du soleil, il s’installa le plus confortablement qu’il put, prit avec lui un stylo et du papier (on sait jamais), et appela. Très rapidement, un voix d’homme, forte et énergique, l’interpella avec un peu de rudesse. Il en conclut que son appel était attendu et que le téléphone mobile avait indiqué un numéro étranger. Et il dut répéter ce qu’il avait déjà dit la veille. Qu’il appelait de France. Qu’il était français. Qu’il travaillait en France. Qu’il avait trouvé des objets dans un vieux vélo abandonné; une statuette, un bracelet de cauris et surtout la photo d’une jeune fille. Elle s’appelait Kadiatou, le nom était marqué au dos. Qu’il y avait aussi un numéro de téléphone. C’est pourquoi il appelait. Hier, une femme lui avait dit qu’il pourrait lui parler ce soir. Et ce soir, c’est un homme qui ne lui pose que des questions ? Qui êtes-vous ? Et voilà qu’il fallait tout recommencer. Après plusieurs interrogatoires de ce genre, il n’était pas beaucoup plus avancé, si ce n’est qu’il avait appris que son interlocuteur, Keita, était le Chef du quartier et que la femme qui lui avait répondu hier était la mère de Kadiatou, qu’elle était jeune (contrairement à son impression de la veille), qu’elle avait eu quatre enfants, que Kadiatou était la dernière. Alors, subitement, il haussa quelque peu la voix et demanda : « Est-ce que je peux lui parler à Kadiatou ?, elle est à coté de vous ? » et à sa grande stupéfaction, la réponse qui lui parvint fut positive.

Kadiatou avait un voix douce et timide. Elle écoutait, attentive. Bien entendu, il dut encore répéter la presque totalité de ce qu’il avait déjà dit trois ou quatre fois, expliquer la nature de la photo, la position qu’y tenait Kadiatou, assise sur un canapé brun verdâtre, regardant le photographe droit dans les yeux. Il dut également décrire la statuette et le bracelet, répondre à de nombreuses questions.
« C’est mon père », dit-elle avec une nouvelle et surprenante fermeté.

Nous habitons Bamako, enfin un quartier de Bamako qui s’appelle Badalabougou.

Mon père est parti voici trois mois, quatre mois, juste avant la saison des pluies.

Mon père n’a emporté que quelques vêtements, un peu d’argent et cette statuette et ce bracelet.

Mon père s’appelle Amadou, Amadou Djiguiba.

Nous n’avions pas de nouvelles de mon père.

Quand il aura gagné de l’argent, mon père nous en enverra. Et alors il reviendra.

Je suis contente, je vais le dire à ma mère et à ma famille, ça veut dire que mon père est en France et qu’il a réussi.

Je suis contente, monsieur, comment tu t’appelles, monsieur ?

Bracelet de cauris

 »A suivre »