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Françoise Sagan et les bulldozers de Bergen-Belsen


Dans « Françoise Sagan, une légende » (Ed. Mercure de France), Jean-Claude Lamy cite un souvenir saint-marcellinois de Françoise, souvenir que nous avons d’ailleurs repris dans notre histoire de l’enfance et de l’adolescence de Françoise Sagan.
La scène se passe au cinéma l’« Eden ». « On jouait « L’Incendie de Chicago » avec Tyrone Power, mais avant le film, il y avait les actualités. En 1946, on montrait les images des camps de concentration : des chasse-neiges repoussant des monceaux de cadavres. C’est mon pire souvenir de guerre. J’ai demandé à ma mère : « C’est vrai ? ». Elle m’a dit : »Oui, hélas ! C’est vrai ! ». De là, date ma phobie totale du racisme. »

Cette affirmation, que l’on trouve chez d’autres biographes, sous différentes versions, interroge beaucoup et pour de multiples raisons.

« L’Incendie de Chicago » est un film du réalisateur américain Henry King, sorti sur les écrans en 1938. Un examen détaillé de la programmation cinématographique à Saint-Marcellin, où existaient deux salles, l’« Eden » et « Le Foyer », nous renseigne sur la date de projection de ce film dans la salle de l’« Eden » : la fin de semaine du 15 juin 1946. Cela correspond à l’affirmation de Françoise Sagan, laquelle précise qu’« en 1946, on montrait les images des camps de concentration ». Que peut bien signifier cette phrase alors que la libération des camps nazis avait eu lieu plus d’un an auparavant : le 27 janvier 1945 à Auschwitz par les Soviétiques, le 11 avril 1945 à Buchenwald par les Américains, le 15 avril 1945 à Bergen-Belsen par les Anglais, le 29 avril à Dachau par les Américains, ainsi de suite, mettant en évidence la « solution finale » telle que l’Allemagne la pratiquait ?

Que savait-on alors de l’élimination de centaines de milliers de personnes dans ces camps de travail, camps de concentration (Dachau, Bergen-Belsen,…), camps d’extermination (Treblinka, Auschwitz, …), qu’il s’agissent de Juifs, de prisonniers de guerre, de « roms », d’handicapés, d‘« asociaux », d’homosexuels, de noirs, … ? Peu de choses en 1945, après la découverte des camps, parce que les pouvoirs et, souvent, les médias n’ont pas eu le courage de dire ce qu’ils savaient ! La presse, en 1945, n’a guère parlé des camps de concentration et, à plus forte raison, des camps d’extermination. Le motif non avoué était qu’il ne fallait pas entraver la libération des peuples et la nécessaire reconstruction.

« Le Monde », créé le 18 décembre 1944, ne parle guère des camps, à l’exception notoire d’un article daté du 23 avril 1945, signé de André Pierre, dans lequel sont reprises les déclarations de Thomas Mann dénonçant, aux USA, l’existence de « camps à Auschwitz et Birkenau, dans lesquels furent massacrés et incinérés en deux ans 1.715.000 juifs …Il ne doit y avoir qu’une haine : la haine envers les misérables qui ont rendu odieux le nom allemand devant Dieu et le monde entier ! ».

« Le Figaro », pour sa part, publie le 1er mai 1945 un article-témoignage où l’on explique « Comment on vivait au camp de Dachau », en résumant la vie des « résistants ou otages emprisonnés là et soumis à des tortures sadiques et individuelles démontrant que le génie allemand a su combiner son goût de l’ordre et sa folie sadique » . Le 5 juin 1945, il est question de « nos frères déportés, revenant de l’enfer, proches de la chambre à gaz et du four crématoire » et les classant tous dans la catégorie des « Résistants ».

Un autre quotidien issu de la Résistance, « Franc-Tireur », publie une suite d’articles les 29, 30 et 31 mai 1945, écrits par Georges Altmann et abordant les « revenants de la Résistance, surgis de Buchenwald, Dachau, Auschwitz, Ravensbruck, Mauthausen, .. ». Il est question, là encore, uniquement de « Résistants » qui, tous, auraient été enlevés et déportés à cause de leur engagement en faveur de la liberté en France, ce qui tend à démontrer « qu’il fallait tout de même que ça existe (cette résistance quasi généralisée) pour qu’il y ait tant de bagnes où venait se conclure la chasse à l’homme ». Ce quotidien publie le 9 juin 1945 un article intitulé « Ces gosses reviennent de l’enfer », en l’occurrence de Mauthausen et de Ravensbruck.

L’« Humanité », pour sa part, aura su parler des camps nazis dès le 24 août 1944, puis le 13 septembre 1944, puis deux articles en décembre 1944, publiant des « témoignages », bien entendu sans images. Et plus rien avant avril 1945.

Les constantes de toutes ces publications sont les suivantes : a)- Il n’est pas fait état de crimes de masse ; les assassinats sont nombreux, très nombreux, mais ils relèvent de la cruauté, du sadisme, de la persécution individuelle. Les chambres à gaz, les fours crématoire, les injections de typhus, s’ils sont évoqués, n’ont pas de caractère collectif. b)- Il n’y a jamais de photos des sites de concentration ou d’extermination tels que les ont découverts les armées soviétique, américaine et anglaise. Les images réalisées parfois le jour même de la libération de ces camps ont, peut-être, été publiées en Angleterre ou aux Etats-Unis, mais pas en France, au cours de l’année 1945. Et les photos publiées s’attardent davantage sur les corps décharnés et misérables des « revenants ». c)- Enfin, les revenants sont généralement regroupés dans la catégorie des « résistants » et servent l’idéologie dominante qui consiste à croire que la France entière était résistante. Jamais, il n’est question des Juifs, des minorités comme les noirs, les gitans, les homosexuels, les handicapés…

Et la télévision ? La première diffusion officielle d’une image télévisée date, en France, du 26 avril 1935. Le 3 septembre 1939, la télévision cesse d’émettre en raison de la déclaration de guerre. De toutes façons, il n’y a pas plus de 300 postes récepteurs sur le territoire. En 1943, les Allemands créent « Fernsehsender Paris », une télévision locale qui sert leur propagande sur Paris et la petite couronne par le biais de récepteurs Telefunkun distribués dans les hôpitaux et foyers militaires. Le 12 août 1944, cette chaîne cesse d’émettre.
La Radio Diffusion Française est créée le 23 mars 1945 et la portée de l’émetteur reste limitée à la région parisienne. Au début des années « cinquante », seuls 3700 téléviseurs sont installés en France. Le premier « Journal Télévisé » est diffusé le 29 juin 1949.

Outre la volonté non déclarée de libérer l’esprit de la nation des drames noués par cette guerre afin de préparer une relève démocratique et économique, il est une raison technique qui explique la non-diffusion des images, notamment par le cinéma.

Françoise Sagan déclare elle-même qu’elle découvre les images des camps dans le cadre des « Actualités Françaises ». De quoi s’agit-il ? Dès avant la guerre, Havas diffusait un journal d’actualités dans les cinémas, en ouverture de chaque séance, journal qui avait un large public. Pendant l’occupation, les Allemands exigent que le titre « France Actualités » leur soit dévolu. Gaumont et Pathé, sous la pression des pouvoirs publics (Pétain), souscrivent chacun 30 % et constituent ainsi la participation française. Les projections de ce journal, en zone occupée, entraînent souvent des manifestations violentes, lesquelles obligent les exploitants de salles à laisser la lumière. En zone libre la Société Nouvelle des Etablissements Gaumont édite avec Pathé un autre journal, le « Pathé Journal Marseille » (ou Journal de Vichy) entre 1940 et 1942. De 1942 à 1944, un seul journal est diffusé sur l’ensemble du territoire : « France Actualités » sous le monopole de diffusion de l’occupant qui en assure le contrôle intégral.

Ce n’est que début 1946 que renaissent les éditions Pathé et Gaumont. En date du 1er janvier 1946, les Archives de Gaumont-Pathé (GP) détiennent une fiche signalétique d’un montage d’une « Gaumont-gazette » intitulée « Rétrospective anglaise sur 1945 » (Ref 1946-2-n°15 NU) : « Rétrospective anglaise sur les principaux évènements de 1945, année qui vit l’effondrement de l’Allemagne nazie, l’entrée des alliés à Berlin, la découverte de l’horreur des camps de déportation. Le ministère Attlee succède au ministère Wiston Churchill. A Nuremberg, s’ouvre le procès des criminels de guerre nazis. Le Japon capitule et ses principaux chefs sont également jugés tandis qu’en France, le gouvernement de Gaulle fait juger et condamner le Mal Pétain à la détention à vie et exécuter Pierre Laval. » Suivent les détails plan par plan. On y lit  notamment: « Camps de déportation : cadavres de déportés en tas (affreux). Déporté squelettique assis, triant vêtements des morts. Cadavres de déportés réduits à l’état de squelettes, étendus à terre, dans camps de Buchenwald – Belsen ».

Ce sont très probablement ces images que Françoise Sagan a découvert le 15 juin 1946 dans les « Actualités », au cinéma l’« Eden » de Saint-Marcellin.

Encore une question. Françoise Sagan parle de chasse-neiges repoussant des monceaux de cadavres. Cette image « affreuse » a causé en 1946, lors de sa diffusion en France, une intense stupéfaction. Lorsque les Anglais sont arrivés au camp de Bergen-Belsen, celui-ci était en état de semi-abandon et des milliers de cadavres en jonchaient le sol. Il est estimé que 37 000 prisonniers sont décédés dans ce camp entre mai 1943 et mai 1945. Face à l’impossibilité humaine de prendre en charge ces corps de façon plus respectueuse, les Anglais décident de creuser des fosses communes et d’y conduire les cadavres à l’aide de bulldozers. Les morts étant principalement décédés de suite du typhus, l’armée a ensuite incendié totalement le camp de Bergen-Belsen, pour des motifs sanitaires. Il n’en reste que quelques photos anglaises, diffusées, en France, environ un an après les faits.

En 1946, Françoise Quoirez, future Sagan, a 11 ans. Ce n’est peut-être pas en 1946 qu’elle sera informée et convaincue de qui étaient les victimes des camps, mais sans doute un peu plus tard. Cependant, elle aura gardé le souvenir de ces images et forgé sa conviction que le racisme, l’antisémitisme, la haine des autres sont intolérables.

The Liberation of Bergen-Belsen Concentration Camp – April 1945

Références :

– Blog Thermopyles – https://thermopyles.info/category/francoise-sagan/

– Archives de Gaumont-Pathé – https://gparchives.com/index.php?html=4

– Actualités sous contrôle allemand, de 1940 à 1942 (28 sujets) et de 1942 à 1944 (20 sujets) – https://enseignants.lumni.fr/collections/620

https://www.lemonde.fr/shoah-les-derniers-temoins-racontent/article/2005/07/18/les-allies-savaient-ils_673523_641295.html

Ont cité cette histoire dans leurs biographies de Françoise Sagan :

– Jean-Claude Lamy – « Françoise Sagan, une légende »

– Sophie Delassein – « Aimez-vous Sagan … »

– Alain Vircondelet – « Sagan, un charmant petit monstre » et « Le Paris de Sagan »

– Geneviève Moll – « Madame Sagan, à tombeau ouvert » et « Françoise Sagan racontée par Geneviève Moll »

– Marie-Dominique Lelièvre – « Sagan à toute allure »

– Pascal Louvrier – « Sagan, un chagrin immobile »

– Bertrand Meyer-Stabley – « Françoise Sagan, le tourbillon d’une vie »

– Françoise Sagan – « Je ne renie rien » et Des bleus à l’âme »

Seules rares différences, parfois ; les dates (1945 au lieu de 1946 ?), le lieu de la séance de cinéma (Paris ?), le film qui suit les « Actualités » (« L’incendie de San-Francisco » ou un « Zorro »).

Le choix de retenir Saint-Marcellin, 1946 et le film de Tyrone Power s’appuie sur des éléments probants relatifs au contexte de l’actualité de la presse, de la télévision et du cinéma au cours de ces années et sur le constat que la quasi totalité des biographes citent ces trois constantes.