II – L’Eden
Les archives de Saint-Marcellin (3) nous renseignent en partie sur la naissance du cinéma qui se trouve en bordure nord du Champ de Mars. En 1925, Georges Argentier y possède un terrain d’une superficie de 1400 m², limité par le Cours du Mollard (devenu ultérieurement le Boulevard Riondel) et un chemin privé. Le 22 mai, il a déjà vendu 499 m², en façade du cours du Mollard, à Jean-Baptiste Bertinotti, marchand de meubles.
En 1930, il cherche à vendre les 900 m² restant afin qu’il y soit édifiée une maison d’habitation. Il rencontre cependant quelques difficultés administratives puisqu’ayant déjà vendu une partie de son terrain, il doit se soumettre, selon la préfecture, à la loi du 19 juillet 1924 relative aux lotissements. Maître Emile Martinet, notaire, rédige un cahier des charges pour le dit lotissement le 24 juin 1930, mais le dossier traîne. Après un premier refus préfectoral, puis un avis favorable par délibération municipale le 7 mars 1941, puis une enquête commodo-incommodo faite entre le 20 avril et le 4 mai 1941, ce lotissement est finalement approuvé en préfecture le …18 novembre 1941.
Mais dès avant cette approbation, le 26 février 1941, un certain Jean-Baptiste Bouthéon sollicite l’autorisation de construire une maison d’habitation et d’exploitation cinématographique. Nos recherches n’ont pas permis de retrouver l’acte de vente conclu entre Georges Argentier et Jean-Baptiste Bouthéon. Quand au permis de construire cette maison d’habitation, il n’y en a pas davantage, mais il faut se souvenir que la délivrance d’un permis de construire n’a été rendue obligatoire dans toutes les communes qu’à partir du 15 juin 1943.
Qui est Jean-Baptiste Bouthéon ? Il est né à Chenereilles (Loire) le 4 mars 1902. Il contracte un premier mariage avec Jeanne Henriette Commandeur, le 5 septembre 1925, à Lyon 3ème. Puis, par suite de veuvage, il épouse en secondes noces Marguerite Jeanne Victorine Beyssac, le 7 septembre 1940, à Lyon 6ème. Il est donc domicilié à Lyon et son épouse est exploitante de cinéma. Jean-Baptiste Bouthéon abandonne alors son métier de mécanicien automobile chez Berliet et se lance dans l’exploitation cinématographique (ME).
Lors de sa demande d’autorisation d’ouvrir un cinéma à Saint-Marcellin, il se présente comme exploitant-propriétaire de l’Eden-Cinéma de Bourg-de-Thizy (Rhône). Son épouse exploite également le cinéma de Moirans, où Jean-Baptiste Bouthéon est inscrit sur les listes électorales.
L’hebdomadaire saint-marcellinois d’avant-guerre et de la période de la guerre est « Le Journal de Saint-Marcellin ». Le N° 2579 de cet hebdo, daté du 7 février 1942, publie un petit pavé annonçant « EDEN-CINEMA – Ouverture dans quelques jours – Salle confortable ». La première mention d’une programmation de ce cinéma « Eden » se trouve dans le numéro suivant du « Journal de Saint-Marcellin », le N° 2580, daté du 14 février 1942. Le film annoncé est « Les Gangsters du Chateau d’If », un film de René Pujol sorti en 1939. Cette date de mi-février 1942 correspond strictement au démarrage du cinéma (JB). En 2009, la « Jeanne d’Arc de Saint-Marcellin » a publié un livre consacré à l’histoire de cette association. Ecrit par Bernard Giroud et édité par Ballouhey imprimeurs-éditeurs, il y est précisé en page 189 que l’Eden est « ouvert en février 1942 par Mr Bouthéon » (ME).
L’intervalle de dates entre l’autorisation de construction des lieux et l’ouverture de la salle à l’exploitation permet de situer la période de construction du cinéma entre février 1941 et tout début 1942 (JB). Très curieusement, cette innovation dans la ville ne retient absolument pas l’attention des éditeurs de cartes postales. A partir de 1942 et pratiquement jusqu’à aujourd’hui, jamais le cinéma de Saint-Marcellin ne fera l’objet de photographies commercialisées.
Ce cinéma ne comprend qu’une salle de projection, mais il dispose d’un balcon. L’entrée se faisait par l’actuel local commercial adjacent sur la gauche, tandis que sur la droite se trouvait un garage privé à l’usage des Bouthéon. Les sièges étaient hiérarchiquement disposés : en première classe, des sièges rembourrés, en seconde classe, des sièges en bois et en classe populaire, des chaises et des bancs. L’allée desservant les sièges était centrale, ce qui fait que les meilleures places, dans l’axe de l’écran, étaient inexistantes !(PC)
Qui en est l’architecte ? La question est ouverte, aucun document dans les Archives Municipales ne permet de le préciser, a fortiori parce que l’on ne dispose pas d’un permis de construire. Il existe, à Choisy-le-Roi, une ancienne salle d’un même style Art Déco, dénommée « Le Royal », qui présente une grande similitude avec la salle de l’« Eden ». C’est peut-être une piste …
L’« Eden » rencontre un succès immédiat, et pas seulement pour le cinéma. C’est ainsi que le 8 mai 1942, il sert d’écrin pour un concert de Fredo Garzoni.
Après le bombardement du 22 août 1944, M. Bouthéon fera publier dans « Le Journal de Saint-Marcellin » N° 2711, daté du 26 août 1944 : « Eden- Cinéma. En raison du deuil qui frappe Saint-Marcellin et la Direction de l’Eden en particulier, en la personne de plusieurs de leurs clients et amis, pas de cinéma cette semaine. Le beau film « L’Ange de la Nuit » vous sera présenté la semaine prochaine à partir de jeudi ».
En 1945, Jean-Baptiste Bouthéon, domicilié rue Saint-Laurent, est inscrit sur les listes électorales de Saint-Marcellin. C’est également en 1945, à l’Eden, que Françoise Quoirez, pas encore Sagan, découvre dans les « Actualités » ce qu’il en était des camps d’extermination nazis. Elle avait tout juste dix ans et s’en est souvenu toute sa vie. (JB)
L’exploitation du cinéma par Jean-Baptiste Bouthéon a laissé de multiples souvenirs concernant le fonctionnement ou encore les salariés et bénévoles travaillant dans cet établissement. Les ouvreurs étaient Ernest Girard, typographe à l’imprimerie Cluze, Francis coiffeur chez Féline, Claudette Robin, Anne-Marie Menon, Paulette, … Quant au projectionniste, l’un est resté connu sous le nom de Jo Bicais.(DH, DC, PB)
Jean-Baptiste Bouthéon était considéré comme un « ours mal léché », très attentif à ce que l’ordre règne dans son cinéma ainsi qu’alentour. (PB, PC)
Pierre raconte la sonnerie qui « alertait » le public une bonne heure avant la séance, l’affichage des programmes à l’entrée, fixés par des punaises et protégés par un grillage, le chahut dans le public lors des « Actualités », … (PC)
Au cours des années 1955-1960, l’Eden est loin d’être isolé dans la région de Saint-Marcellin. Outre le cinéma du « Foyer », il existe deux circuits de « distribution cinématographique ». L’un se nomme « Cinéma Familial » et organise ses séances de projection le vendredi en soirée à Saint-Hilaire du Rosier, le samedi en soirée à Saint-Vérand, le dimanche en matinée (14 h 30) à Chasselay et le dimanche en soirée à Varacieux. L’autre se nomme « Cinéma Le Foyer Rural » et projette, toujours en soirée, le mercredi à Saint-Lattier, le jeudi à Montagne, le vendredi à La Sône, le samedi à Chatte et le dimanche à Saint-Antoine.
Maurice raconte comment le cinéma a joué un rôle capital dans sa rencontre avec son épouse. Dans les années 1957-60, Paulette y travaillait comme ouvreuse. Comme elle se tenait toujours au même endroit dans l’allée de la salle, la caissière, Marie-Louise (la compagne de Jean-Baptiste Bouthéon), jouant les marieuses, vendait toujours à Maurice le ticket voisin de la place de Paulette. Maurice part à la guerre d’Algérie en 1957 et lors d’une permission en 1958, il est à nouveau placé au cinéma à coté de Paulette. Reparti en Algérie, Maurice a la surprise de recevoir une lettre de Paulette lui proposant de devenir sa marraine de guerre. Paulette et Maurice se marièrent en 1960, après la fin de cette guerre . Et Paulette a encore travaillé à l’Eden de 1962 à 1964. (MH)
Le 1er octobre 1972, les Bouthéon transfèrent l’exploitation du cinéma « Eden » à Gérard Hernicot (selon le BODACC). Ceci implique qu’ils sont restés pendant trente ans les exploitants de l’« Eden ». Gérard Hernicot est déjà l’exploitant d’un cinéma à Tullins, ainsi que d’un magasin d’articles de sport. (ME, MB2)
Mais six ans plus tard, le 24 février 1978, Paul Picard, maire de Saint-Marcellin, annonce à son Conseil Municipal que Gérard Hernicot cesse l’exploitation du cinéma, invoquant « les exigences du propriétaire ».
De ce jour, il n’y a plus de cinéma à Saint-Marcellin, la salle du « Vox », place de la Gare, ouverte par Fernand Fournier le 1er décembre 1963, ayant fermé début 1970, et la salle du « Foyer », successeur de l’exploitation du Presbytère de 1931, étant close depuis 1975.
Jean-Yves Crouzet achète les locaux, acte reçu par Me Martinet, notaire à Saint-Marcellin, le 29 mars 1980.(4) Il y installe son bureau d’agent immobilier à l’emplacement de la billetterie et loue la grande salle à une société revendant les produits acquis lors de ventes aux enchères ou issus de faillites d’entreprises.(NJPC)
- 3 – Archives municipales ; cote 1 O 188 -1930 Terrain Argentier
- 4 – Acte publié aux Hypothèques de Saint-Marcellin, le 18 avril 1980, volume 2810 N° 49.
Contributeurs
- – Archives Municipales
- – Pierre Ballouhey (PB)
- – Marina Bertrand (MB)
- – Michel Bompard (MB2)
- – Jean Briselet (JB)
- – Pierre Chambard (PC)
- – Daniel Coindre (DC)
- – Nina Crouzet (NC)
- – Nadia et Jean-Pascal Crouzet (NJPC)
- – Marc Ellenberger (ME)
- – Denise Hebert (DH)
- – Dominique Mitéran (DM)
- – Philippe Pineau (PP)
- – Benoit Thierry (BT)
Synthèse, mise en forme et rédaction : Jean Briselet, membre de « Groupe Rempart ». Reproduction interdite, sauf avec autorisation de l’auteur.