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Cinéma Les Méliès

Les Méliès, cinéma de Saint-Marcellin; un bel octogénaire (2)

II – L’Eden

Les archives de Saint-Marcellin (3) nous renseignent en partie sur la naissance du cinéma qui se trouve en bordure nord du Champ de Mars. En 1925, Georges Argentier y possède un terrain d’une superficie de 1400 m², limité par le Cours du Mollard (devenu ultérieurement le Boulevard Riondel) et un chemin privé. Le 22 mai, il a déjà vendu 499 m², en façade du cours du Mollard, à Jean-Baptiste Bertinotti, marchand de meubles.

En 1930, il cherche à vendre les 900 m² restant afin qu’il y soit édifiée une maison d’habitation. Il rencontre cependant quelques difficultés administratives puisqu’ayant déjà vendu une partie de son terrain, il doit se soumettre, selon la préfecture, à la loi du 19 juillet 1924 relative aux lotissements. Maître Emile Martinet, notaire, rédige un cahier des charges pour le dit lotissement le 24 juin 1930, mais le dossier traîne. Après un premier refus préfectoral, puis un avis favorable par délibération municipale le 7 mars 1941, puis une enquête commodo-incommodo faite entre le 20 avril et le 4 mai 1941, ce lotissement est finalement approuvé en préfecture le …18 novembre 1941.

Mais dès avant cette approbation, le 26 février 1941, un certain Jean-Baptiste Bouthéon sollicite l’autorisation de construire une maison d’habitation et d’exploitation cinématographique. Nos recherches n’ont pas permis de retrouver l’acte de vente conclu entre Georges Argentier et Jean-Baptiste Bouthéon. Quand au permis de construire cette maison d’habitation, il n’y en a pas davantage, mais il faut se souvenir que la délivrance d’un permis de construire n’a été rendue obligatoire dans toutes les communes qu’à partir du 15 juin 1943.

Qui est Jean-Baptiste Bouthéon ? Il est né à Chenereilles (Loire) le 4 mars 1902. Il contracte un premier mariage avec Jeanne Henriette Commandeur, le 5 septembre 1925, à Lyon 3ème. Puis, par suite de veuvage, il épouse en secondes noces Marguerite Jeanne Victorine Beyssac, le 7 septembre 1940, à Lyon 6ème. Il est donc domicilié à Lyon et son épouse est exploitante de cinéma. Jean-Baptiste Bouthéon abandonne alors son métier de mécanicien automobile chez Berliet et se lance dans l’exploitation cinématographique (ME).

Lors de sa demande d’autorisation d’ouvrir un cinéma à Saint-Marcellin, il se présente comme exploitant-propriétaire de l’Eden-Cinéma de Bourg-de-Thizy (Rhône). Son épouse exploite également le cinéma de Moirans, où Jean-Baptiste Bouthéon est inscrit sur les listes électorales.

Lettre de M Bouthéon sollicitant l’autorisation d’ouverture d’un cinéma

L’hebdomadaire saint-marcellinois d’avant-guerre et de la période de la guerre est « Le Journal de Saint-Marcellin ». Le N° 2579 de cet hebdo, daté du 7 février 1942, publie un petit pavé annonçant « EDEN-CINEMA – Ouverture dans quelques jours – Salle confortable ». La première mention d’une programmation de ce cinéma « Eden » se trouve dans le numéro suivant du « Journal de Saint-Marcellin », le N° 2580, daté du 14 février 1942. Le film annoncé est « Les Gangsters du Chateau d’If », un film de René Pujol sorti en 1939. Cette date de mi-février 1942 correspond strictement au démarrage du cinéma (JB). En 2009, la « Jeanne d’Arc de Saint-Marcellin » a publié un livre consacré à l’histoire de cette association. Ecrit par Bernard Giroud et édité par Ballouhey imprimeurs-éditeurs, il y est précisé en page 189 que l’Eden est « ouvert en février 1942 par Mr Bouthéon » (ME).

L’intervalle de dates entre l’autorisation de construction des lieux et l’ouverture de la salle à l’exploitation permet de situer la période de construction du cinéma entre février 1941 et tout début 1942 (JB). Très curieusement, cette innovation dans la ville ne retient absolument pas l’attention des éditeurs de cartes postales. A partir de 1942 et pratiquement jusqu’à aujourd’hui, jamais le cinéma de Saint-Marcellin ne fera l’objet de photographies commercialisées.

Ce cinéma ne comprend qu’une salle de projection, mais il dispose d’un balcon. L’entrée se faisait par l’actuel local commercial adjacent sur la gauche, tandis que sur la droite se trouvait un garage privé à l’usage des Bouthéon. Les sièges étaient hiérarchiquement disposés : en première classe, des sièges rembourrés, en seconde classe, des sièges en bois et en classe populaire, des chaises et des bancs. L’allée desservant les sièges était centrale, ce qui fait que les meilleures places, dans l’axe de l’écran, étaient inexistantes !(PC)

Qui en est l’architecte ? La question est ouverte, aucun document dans les Archives Municipales ne permet de le préciser, a fortiori parce que l’on ne dispose pas d’un permis de construire. Il existe, à Choisy-le-Roi, une ancienne salle d’un même style Art Déco, dénommée « Le Royal », qui présente une grande similitude avec la salle de l’« Eden ». C’est peut-être une piste …

« Le Royal », ex-cinéma à Choisy-le-Roi.

L’« Eden » rencontre un succès immédiat, et pas seulement pour le cinéma. C’est ainsi que le 8 mai 1942, il sert d’écrin pour un concert de Fredo Garzoni.

Après le bombardement du 22 août 1944, M. Bouthéon fera publier dans « Le Journal de Saint-Marcellin » N° 2711, daté du 26 août 1944 : « Eden- Cinéma. En raison du deuil qui frappe Saint-Marcellin et la Direction de l’Eden en particulier, en la personne de plusieurs de leurs clients et amis, pas de cinéma cette semaine. Le beau film « L’Ange de la Nuit » vous sera présenté la semaine prochaine à partir de jeudi ».

En 1945, Jean-Baptiste Bouthéon, domicilié rue Saint-Laurent, est inscrit sur les listes électorales de Saint-Marcellin. C’est également en 1945, à l’Eden, que Françoise Quoirez, pas encore Sagan, découvre dans les « Actualités » ce qu’il en était des camps d’extermination nazis. Elle avait tout juste dix ans et s’en est souvenu toute sa vie. (JB)

L’exploitation du cinéma par Jean-Baptiste Bouthéon a laissé de multiples souvenirs concernant le fonctionnement ou encore les salariés et bénévoles travaillant dans cet établissement. Les ouvreurs étaient Ernest Girard, typographe à l’imprimerie Cluze, Francis coiffeur chez Féline, Claudette Robin, Anne-Marie Menon, Paulette, … Quant au projectionniste, l’un est resté connu sous le nom de Jo Bicais.(DH, DC, PB)

Jean-Baptiste Bouthéon était considéré comme un « ours mal léché », très attentif à ce que l’ordre règne dans son cinéma ainsi qu’alentour. (PB, PC)

Pierre raconte la sonnerie qui « alertait » le public une bonne heure avant la séance, l’affichage des programmes à l’entrée, fixés par des punaises et protégés par un grillage, le chahut dans le public lors des « Actualités », … (PC)

Au cours des années 1955-1960, l’Eden est loin d’être isolé dans la région de Saint-Marcellin. Outre le cinéma du « Foyer », il existe deux circuits de « distribution cinématographique ». L’un se nomme « Cinéma Familial » et organise ses séances de projection le vendredi en soirée à Saint-Hilaire du Rosier, le samedi en soirée à Saint-Vérand, le dimanche en matinée (14 h 30) à Chasselay et le dimanche en soirée à Varacieux. L’autre se nomme « Cinéma Le Foyer Rural » et projette, toujours en soirée, le mercredi à Saint-Lattier, le jeudi à Montagne, le vendredi à La Sône, le samedi à Chatte et le dimanche à Saint-Antoine.

Maurice raconte comment le cinéma a joué un rôle capital dans sa rencontre avec son épouse. Dans les années 1957-60, Paulette y travaillait comme ouvreuse. Comme elle se tenait toujours au même endroit dans l’allée de la salle, la caissière, Marie-Louise (la compagne de Jean-Baptiste Bouthéon), jouant les marieuses, vendait toujours à Maurice le ticket voisin de la place de Paulette. Maurice part à la guerre d’Algérie en 1957 et lors d’une permission en 1958, il est à nouveau placé au cinéma à coté de Paulette. Reparti en Algérie, Maurice a la surprise de recevoir une lettre de Paulette lui proposant de devenir sa marraine de guerre. Paulette et Maurice se marièrent en 1960, après la fin de cette guerre . Et Paulette a encore travaillé à l’Eden de 1962 à 1964. (MH)

Le 1er octobre 1972, les Bouthéon transfèrent l’exploitation du cinéma « Eden » à Gérard Hernicot (selon le BODACC). Ceci implique qu’ils sont restés pendant trente ans les exploitants de l’« Eden ». Gérard Hernicot est déjà l’exploitant d’un cinéma à Tullins, ainsi que d’un magasin d’articles de sport. (ME, MB2)

Mais six ans plus tard, le 24 février 1978, Paul Picard, maire de Saint-Marcellin, annonce à son Conseil Municipal que Gérard Hernicot cesse l’exploitation du cinéma, invoquant « les exigences du propriétaire ».

De ce jour, il n’y a plus de cinéma à Saint-Marcellin, la salle du « Vox », place de la Gare, ouverte par Fernand Fournier le 1er décembre 1963, ayant fermé début 1970, et la salle du « Foyer », successeur de l’exploitation du Presbytère de 1931, étant close depuis 1975.

Jean-Yves Crouzet achète les locaux, acte reçu par Me Martinet, notaire à Saint-Marcellin, le 29 mars 1980.(4) Il y installe son bureau d’agent immobilier à l’emplacement de la billetterie et loue la grande salle à une société revendant les produits acquis lors de ventes aux enchères ou issus de faillites d’entreprises.(NJPC)

  • 3 – Archives municipales ; cote 1 O 188 -1930 Terrain Argentier
  • 4 – Acte publié aux Hypothèques de Saint-Marcellin, le 18 avril 1980, volume 2810 N° 49.

Contributeurs

  • – Archives Municipales
  • – Pierre Ballouhey (PB)
  • – Marina Bertrand (MB)
  • – Michel Bompard (MB2)
  • – Jean Briselet (JB)
  • – Pierre Chambard (PC)
  • – Daniel Coindre (DC)
  • – Nina Crouzet (NC)
  • – Nadia et Jean-Pascal Crouzet (NJPC)
  • – Marc Ellenberger (ME)
  • – Denise Hebert (DH)
  • – Dominique Mitéran (DM)
  • – Philippe Pineau (PP)
  • – Benoit Thierry (BT)

Synthèse, mise en forme et rédaction : Jean Briselet, membre de « Groupe Rempart ». Reproduction interdite, sauf avec autorisation de l’auteur.

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Cinéma Les Méliès

Les Méliès, cinéma de Saint-Marcellin; un bel octogénaire (1)

I – Le cinéma à Saint-Marcellin au début du siècle dernier

Voici bientôt près d’un an, Nina Crouzet m’a adressé un mail par lequel elle recherchait des informations relatives à l’histoire du cinéma de Saint-Marcellin, actuellement désigné sous le nom des « Méliès ». Cette demande s’inscrivait dans le cadre d’études consacrées au cinéma, dans le but de rédiger un dossier sur l’histoire d’une salle de son choix.

Si Nina a choisi la salle des Méliès, ce n’est pas tout à fait « innocent ». Son père, son grand-père, son grand-oncle ont eu à connaître étroitement ce lieu et ce bâtiment : elle était donc bien placée pour disposer des premiers éléments.

Pour ma part, j’ai répondu très favorablement à ses sollicitations parce que je m’intéresse à l’histoire de Saint-Marcellin au cours du XXème siècle et que le bâtiment qui héberge ce cinéma présente un intérêt architectural évident pour la ville.

Afin de susciter un dossier le plus exhaustif possible, j’ai pris l’initiative de mobiliser l’association patrimoniale « Groupe Rempart » dont je fais partie (ceux de ses membres qui le souhaitaient !) afin de mettre en œuvre une réflexion collaborative sur l’histoire de ce cinéma. Ce texte est la somme de toutes ces collaborations, illustrées par de nouvelles recherches d’archives, le tout ordonné de façon à faire ressortir toutes les facettes de la vie de cette salle.

La première fois où il a été question de projection d’images à Saint-Marcellin, c’est probablement le 14 mars 1902, en séance du Conseil Municipal. Ce jour-là, Victor Matraire, déjà maire de la ville depuis dix ans, « informe son Conseil qu’à l’occasion des conférences populaires organisées au Théâtre Municipal, il est nécessaire pour intéresser le public qu’elles soient suivies de projections. Il a, en cette circonstance, fait l’acquisition d’un puissant appareil de projections, dont le prix est de cent cinquante francs. Il demande au Conseil l’autorisation d’en acquitter le montant auprès de la maison Radiguet et Massiot, 44 rue du Château d’Eau, à Paris. »

« Le Conseil Municipal,

Considérant que cette dépense a son utilité,

Considérant que les démarches seront faites auprès de l’autorité supérieure dans le but d’obtenir une subvention du Gouvernement,

Autorise M le Maire à mandater à MM Radiguet et Massiot la somme de cent cinquante francs pour fourniture d’un appareil à projections lumineuses et ses accessoires, dit que cette somme sera prise sur le crédit de F 1200 inscrit au budget primitif de 1902, article 120, sous le titre « <Dépenses imprévues », prie le Préfet de bien vouloir approuver la présente délibération et le paiement comme ci-dessus. »(1)

L’appareil de projections dont il est question ne pouvait permettre que de projeter des images fixes à l’unité (comme des diapositives) ou en petites bandes de quelques images. En effet, ce n’est qu’en 1903 (l’année suivante !) que la Société Radiguet et Massiot mettra dans son catalogue des appareils désignés sous le vocable de « cinématographie », lesquels disposeront d’un « débiteur-rembobineur » et permettront la projection de bobines de plus de 35 mètres, voire de 300 à 500 mètres. Il s’agit du procédé inventé par les Frères Lumière, en 1895, d’après le « kinétoscope » de Thomas Edison.

Projecteur d’images Radiguet et Massiot (DR)

Rapidement, le cinéma se développe et les lieux de projection se multiplient. Le support des films est constitué d’une pellicule en nitrate de cellulose, un produit dangereux car extrêmement inflammable, au point qu’il est désigné par le vocable de « film-flamme ». De ce fait, la projection est limitée à une durée de 40 minutes, grâce à l’utilisation de deux projecteurs jumeaux, soit 2 X 20 minutes.

En date du 25 mars 1930, le Conseil Municipal, présidé par Georges Dorly, maire, désigne, sur demande du Préfet, une commission de contrôle des salles de Saint-Marcellin. C’est ainsi que cette commission se déplace, le 1er avril 1931 (il lui aura fallu un an !) auprès du « Cinématographe installé dans la Salle des Fêtes », du « Cinématographe installé par l’Amicale Laïque dans les dépendances de l’Ecole Supérieure Boulevard Riondel » (devenu Bd du Champ de Mars) et du « Cinématographe installé dans les dépendances du presbytère ». A ces trois opérateurs, les observations faites portent essentiellement sur le renforcement de la séparation entre cabine de projection et salle destinée au public. La cabine de projection doit être recouverte de métal isolant du feu et munie exclusivement d’un orifice permettant le passage du faisceau optique vers les spectateurs, cet orifice étant équipé d’un obturateur. Cabine de projection et salle du public doivent disposer d’extincteurs et de grenades extinctrices.(2)

Ce n’est qu’en 1951 que le film nitrate sera définitivement interdit et remplacé par une pellicule d’acétate de cellulose.(JB)

Les communes voisines ne sont pas en reste. La Société d’Education Populaire de Saint-Antoine, dont le secrétaire est le vicaire Pierre Gallard, déclare l’ouverture de sa salle de cinéma dans les locaux du patronage paroissial à la date du 23 novembre 1930. (Archives Départementales Isère)(JB)

  • 1 – Archives Municipales – Recueil des délibérations
  • 2 – Archives Départementales

Pour davantage d’infos quant à la naissance des matériels de projection, voir : cinematographes.free.fr

Contributeurs

  • – Archives Municipales
  • – Pierre Ballouhey (PB)
  • – Marina Bertrand (MB)
  • – Michel Bompard (MB2)
  • – Jean Briselet (JB)
  • – Pierre Chambard (PC)
  • – Daniel Coindre (DC)
  • – Nina Crouzet (NC)
  • – Nadia et Jean-Pascal Crouzet (NJPC)
  • – Marc Ellenberger (ME)
  • – Denise Hebert (DH)
  • – Dominique Mitéran (DM)
  • – Philippe Pineau (PP)
  • – Benoit Thierry (BT)

Synthèse, mise en forme et rédaction : Jean Briselet, membre de « Groupe Rempart » – Reproduction interdite, sauf accord avec l’auteur.

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Culture

Enquête autour d’une photographie de Barbara

LA photo de l’adolescence de Barbara (au coeur de l’image, en blanc), Collège de Saint-Marcellin, année scolaire 1943-1944.
Détail de Barbara

D’une part, il y a ce que Barbara a écrit dans ses Mémoires ;« Il était un piano noir … Récit inachevé»: « Nous quittons Saint-Marcellin en 1945. Je suis triste, j’éprouve une drôle de sensation ; j’ai beau savoir que c’est pour retrouver Paris, pour moi, c’est partir vers l’inconnu.

Quand je reviendrai à Saint-Marcellin, vingt-trois ans plus tard, dans ma « belle Mercedes grise à toit ouvrant », c’est « Peter » qui conduira. Marie Chaix sera près de moi. Bouleversée, je traverserai la grande rue, puis la place d’armes qui mène au chemin bordé de mûres. Je retrouverai le coteau, la villa qui, en fait, n’est qu’une modeste maison ; les dahlias fauves seront toujours là.

Du retour en octobre 1945 : rien.

Je ne me souviens de rien.

Ni comment nous avons quitté Saint-Marcellin, ni comment nous sommes arrivés à Paris. »

Vingt-trois ans plus tard, c’est en fait en 1968, l’année au cours de laquelle Barbara crée « Mon enfance », cette chanson mélancolique qui lui permet de revenir sur son cadre de vie pendant la guerre de 1939-1945 : « Pourquoi suis-je revenue/Et seule au détour de ces rues/J’ai froid j’ai peur/Le soir se penche/Pourquoi suis-je venue ici/Où mon passé me crucifie/Elle dort à jamais mon enfance … ».

D’autre part, un jour, on tombe comme par inadvertance sur une photographie dont on vous dit qu’elle est exceptionnelle, qu’elle est datée du 3 août 1947 et qu’elle représente Monique Serf, aux cotés de la femme du maire, Claudine Brun, Duport de son nom de jeune fille, lors des Fêtes de Couronnement de la Rosière, à Saint-Marcellin.

Photo du défilé de la Rosière -3 août 1947 – Barbara est à gauche, vêtue de noir. (Photo Faurie)
Détail de la photo ci-dessus

Inévitablement, se pose la question, se posent plus exactement les questions.

– Si elle est revenue à Saint-Marcellin en 1947, pourquoi Barbara écrit-elle que son retour ne s’est fait que vingt-trois ans plus tard ? Si son histoire saint-marcellinoise l’a « crucifiée », pourquoi est-elle revenue sur les lieux de sa douleur ? Et pour quelle raison serait-elle revenue dans le cadre d’un fête populaire ? D’autre part, en 1947, Monique est encore mineure, est-il aisé de voyager et de trouver un logement dans ces conditions si l’on est seule ?

– Si ce n’est pas elle qui se trouve sur cette image, qui cela peut-il être ? La mémoire des Saint-Marcellinois a fait souvent défaut et les passés de Monique Serf (Barbara) et de Françoise Quoirez (Sagan) se sont souvent mélangés dans les souvenirs ; peut-il s’agir de Suzanne, la sœur aînée de Françoise, laquelle s’est mariée à Saint-Marcellin en 1946 et va bientôt accoucher de son premier enfant à Bourgoin ?

Ecartons rapidement cette dernière hypothèse. Les Saint-Marcellinois qui sont à l’origine de l’identification de Monique Serf sur la photographie sont formels. Le fils de Françoise Sagan et la fille de sa sœur Suzanne ne reconnaissent pas leur mère et tante sur cette image. Et l’association des « Amis de Barbara » affirme que cette photo la concerne bien et relate une anecdote selon laquelle Monique serait venue à Saint-Marcellin pour accompagner son frère Jean, lequel voulait rejoindre une fille qu’il avait connue. L’association nous joint une photographie du début des années cinquante sur laquelle Monique Serf, entourée de deux personnages, ressemble fortement à la jeune fille de la photo du défilé de la Rosière : même visage, même silhouette un peu ronde, même coiffure…

Barbara – Détail d’une photographie années 1950 à Bruxelles
D.R Photo Vynckier

Pour couronner le tout, la dite association nous confie que Bernard Serf est l’actuel représentant des ayant-droits sur la patrimoine de Barbara. Auparavant, c’était son père, Jean Serf, frère aîné de Barbara, qui assumait ce rôle. Or, Bernard Serf a ajouté depuis peu le nom de Bouveret à son patronyme : Bernard Serf-Bouveret. Est-ce le nom de sa mère ?

C’est l’INSEE qui nous aidera. Il existe trois femmes du nom de jeune fille Bouveret qui sont nées à Saint-Marcellin. Le service d’Etat-Civil de la ville fera le reste.

– Madeleine, née le 23 août 1921, décédée le 13 novembre 2008 à Lyon. Elle avait épousé Gilbert Charles Paul BOURREL, à Saint-Marcellin, le 5 août 1946.

– Jacqueline, née le 31 janvier 1925, décédée le 17 août 1988 à Voiron. Elle avait épousé René CHARBOTEL le 27 novembre 1954.

– Huguette, née le 6 juillet 1926, décédée le 24 février 1992 à Briare, dans le Loiret. Elle avait épousé ….. Jean SERF, le 29 octobre 1953 à Paris 20° !

Acte de naissance d’Huguette Bouveret – Archives Municipales de Saint-Marcellin

Par une rapide recherche généalogique (Archives Départementales de Saône-et-Loire), nous apprendrons que le père de ces trois filles, Camille Clément BOUVERET est né le 21 juillet 1892 à Louhans, et décédé le 28 septembre 1943 à Saint-Marcellin. Son épouse, Matilde (1), Anastasie GOUX est née le 21 juin 1894 à Sagy, dans la Saône-et-Loire, et décédée le 3 février 1979 à La-Tour-du-Pin dans l’Isère. Le couple s’est marié le 5 août 1920.

Il est possible de suivre l’itinéraire de Camille Clément au travers de sa fiche matricule (classe 1912). Employé de commerce lors de son conseil de révision, il est engagé volontaire, pour trois ans, le 25 mars 1913, au 5ème Régiment de Chasseurs d’Afrique, pour un court séjour en Algérie, avant d’être muté au 1er Régiment de Zouaves le 6 décembre 1913 . Déjà blessé au pouce de la main droite à Prunay (Marne), il sera grièvement blessé le 28 novembre 1916, au Pressoir (Somme), d’une fracture du fémur gauche par éclat d’obus. Cette « fracture vicieusement consolidée », selon les termes de sa fiche matricule, malgré une série de séjours en hôpital, lui vaudra d’être réformé en date du 25 septembre 1917, avec pension définitive à 65 %, selon la commission de réforme de Grenoble, le 13 mars 1922. « Modèle de courage et de dévouement », il est cité à l’ordre du Régiment et honoré de la Croix de Guerre.

Sitôt leur mariage le 5 août 1920, les époux Bouveret s’installent très rapidement à Saint-Marcellin, où naît leur première fille en 1921. Le recensement de 1926 les cite comme logés place Château Bayard. Camille Clément, le père, est mécanicien dentiste chez Germain. La mère et les deux premières filles, Madeleine et Jacqueline sont présentes au foyer.

Le recensement de 1931 indique qu’ils ont déménagé pour habiter le (quartier du) Mollard. A cette date, les rues de ce quartier n’ont pas de dénomination. La troisième fille, Huguette, est citée au recensement.

Les listes électorales, pour leur part, recensent Bouveret Camille en 1926, en 1931 et en 1939. Lors de ce dernier recensement, le domicile est précisé comme étant la rue Pasteur, la dénomination de cette rue étant intervenue en Conseil Municipal le 14 juin 1935. La révision de la liste électorale, faite en 1945, indique que Bouveret Camille est décédé en 1944 (il s’agit d’une erreur).

Recensement 1931 – Archives Municipales de Saint-Marcellin

Le témoignage (avril 2023) de Marguerite Tomasi, épouse Giraud-Rochon, nous apprend qu’elle était dans la même classe que Huguette Bouveret, à l’école privée catholique de la rue du Dauphin, à Saint-Marcellin. Leur institutrice était Marie-Thérèse Grillet (2). Celle-ci ayant enseigné les filles des CP et CE, cet épisode pourrait se situer entre 1932 et 1935.

Revenons aux amours de Huguette Bouveret et de Jean Serf. Celui-ci était donc à Saint-Marcellin ce 3 août 1947, afin de rejoindre celle qu’il considérait peut-être déjà comme sa fiancée.

Dans la famille Serf, le père est Jacques Serf, né le 25 novembre 1904 à Paris 18°, décédé le 20 décembre 1959 à Nantes. Son épouse est Esther Brodsky, née le 12 septembre 1905 à Tiraspol, en Moldavie, décédée le 6 novembre 1967 à Paris 8°. Leur mariage a donné naissance à quatre enfants.

– Jean, né le 20 septembre 1928 à Paris 9°, décédé le 25 avril 2014 à Saint-Fargeau (Yonne).

– Monique Andrée, alias Barbara, née le 9 juin 1930 à Paris 17°, décédé le 24 novembre 1997 à Neuilly-sur-Seine.

– Régine, née en août 1938 à Roanne.

– et Claude Eric, né le 27 mars 1942 à Tarbes, décédé le 5 juin 2017 à Draveil (Essonne).

Quand Jean rejoint Huguette, en août 1947, il va avoir 19 ans; il est donc encore mineur et l’on ne connaît pas son statut envers les obligations militaires. De son coté, Huguette a 21 ans, oh ! pas depuis longtemps, elle est majeure depuis exactement un mois. Une photo, une seule, à priori, immortalise ce retour de Monique Serf-Barbara dans la ville-refuge de sa famille lors de la guerre. L’a-t-elle oublié ? A-t-elle voulu l’oublier ? Ou encore, ses Mémoires font-ils preuve d’une licence d’auteure qui ne veut retenir que l’essentiel ? Voilà un rappel des questions à l’origine de cette enquête …

Huguette et Jean ; laissons-les rêver, laissons-nous rêver … dans six ans, c’est long, ils se marieront, ils auront un garçon qui, non content de porter le nom de son père, y ajoutera celui de sa mère, une Saint-Marcellinoise.

Une référence si puissante qu’Huguette reviendra à Saint-Marcellin, après son décès, pour y être inhumée, Allée des Myosotis. Une belle dalle d’un noir profond et d’une pureté exemplaire, rappelle simplement son nom et les bornes de sa vie : « Huguette SERF, née BOUVERET – 1926-1992 ».

Sépulture d’Huguette Serf, née Bouveret, à Saint-Marcellin – Photo JB (DR)

1 – Orthographe de l’acte de naissance.

2 -Marie-Thérèse Grillet est la mère de l’auteur de ces lignes.

Remerciements et sources

  • Archives Départementales Saône-et-Loire
  • Archives Municipales Saint-Marcellin
  • INSEE, répertoire des décès depuis 1970
  • « Il était un piano noir … récit inachevé » – Barbara – 1998
  • Archives des photos Faurie – Saint-Marcellin
  • Bernard Giroud in « Le Pays de Saint-Marcellin » – N° 17 – mai 2006
  • Denis Westhoff, fils de Françoise Sagan
  • Cécile Defforey, nièce de Françoise Sagan
  • Association « Les Amis de Barbara »
  • François Faurant – www.passion-barbara.net
  • Liliane Brun-Austruy
  • Marguerite Tomasi-Giraud
  • Marc Ellenberger
  • Association Groupe Rempart
  • https://thermopyles.info/2021/11/17/en-novembre-barbara/
  • https://thermopyles.info/category/francoise-sagan/

Reproduction interdite sans accord préalable avec l’auteur.

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Connaissez-vous Bétove ?

Tout débute par un entrefilet de moins de 20 lignes, sur une colonne, dans « Le Cri de la Vallée ». Cet hebdomadaire local n’en est qu’à son sixième numéro puisqu’il ne paraît que depuis le 30 septembre 1944, après avoir pris la place du « Journal de Saint-Marcellin ». « Le Cri de la Vallée » est l’organe des Comités de Libération issus de la Résistance. Dans ce sixième numéro, publié le samedi 4 novembre 1944, se trouve donc un petit pavé intitulé « Merci, Saint-Marcellin » et signé « Bétove ».

Qui est donc cet homme qui vient de passer deux années à Saint-Marcellin, en tant que réfugié, et qui s’en retourne à Paris ? Bétove est le pseudonyme de Maurice Michel Lévy, né à Ville-d’Avray, actuel département des Hauts-de-Seine, le 28 juin 1883.

Acte de naissance de Maurice Michel Lévy – AD 92

Atteint par la poliomyélite, qui lui laisse quelques séquelles, il se consacre à la musique et devient pianiste de la troupe de Diaghilev, compositeur et librettiste d’un drame lyrique issu d’un poème d’Emile Verhaeren; « Le Cloître », accompagnateur d’Isadora Duncan, voire chef d’orchestre. Il commet quelques histoires musicales comiques: la SACEM conserve dans ses catalogues la musique d’un petit film burlesque de 1909, « Un Monsieur qui a Mangé du Taureau ».

La variété de ses talents le conduit jusqu’à l’entrée en guerre de notre pays. C’est alors qu’il découvre le cinéma, muet à cette époque, et s’oriente vers la composition musicale destinée à accompagner les films. Abel Gance lui confie en 1918 la bande son de son film « La 10ème Symphonie ».

Mais tout cela ne correspond pas à ses envies et à ses ambitions. Après la guerre, Lévy traverse une période de doute et, pour la combattre, se transforme en comique musical, se produit dans les cabarets et music-hall, compose des parodies de musiciens célèbres. Il rencontre un vrai succès, sous le pseudonyme moqueur de Bétove, déguisé avec une chevelure ébouriffée, une fausse barbe et un chapeau avachi. Bétove fait des tournées en France, en Europe, en Afrique du Nord.

Autoportrait de Bétove
Michel-Maurice Lévy-vers 1920- Photo Henri Manuel
Bétove en 1926-Publié dans Comoedia

Il n’en oublie pas pour autant sa créativité plus sérieuse ! En 1922, il compose la musique du film « Vingt Ans Après », de Henri Diamant-Berger. Puis réalise, en 1926, un roman musical, « Dolorès », qui ne sera créé à l’Opéra-Comique de Paris que le 7 novembre 1952. En 1927, Henri Diamant-Berger lui confie la musique de « Education d’un Prince », qu’il compose sous le nom de Bétove.

Bétove en 1927

Il intervertit définitivement ses deux prénoms pour devenir Michel-Maurice Lévy, ainsi qu’en témoigne son dossier de Légion d’Honneur (Chevalier le 14 octobre 1927 et Officier le 27 février 1954).

Maurice Michel Lévy, par Kees van Dongen
(les prénoms ne sont pas encore intervertis)

L’acte de naissance de Maurice-Michel Lévy ne porte aucune trace d’un mariage de jeunesse. Ce n’est qu’âgé de 56 ans, qu’il se mariera le 11 juillet 1939, à Paris, avec Louise Emilie Gaullier, elle-même âgée de 52 ans.

Bétove en 1933- Photo Studio Walery (Charles-Auguste Varsavaux)
1938 – Musique de Bétove

Michel-Maurice Lévy a un frère aîné, André, né en 1881. Il est journaliste, romancier, sous le pseudo d’André Arnyvelde, anagramme de son nom. Dès le début de la seconde guerre mondiale, ses amis lui conseillent de quitter Paris, face aux menaces qui pèsent sur les Juifs. Il refuse. Le 12 décembre 1941, il est arrêté et interné dans le camp de Royallieu, près de Compiègne. Il y meurt d’une pneumonie le 2 février 1942.

A son tour, Michel-Maurice Lévy est interdit de travail en raison de ses origines. Il quitte Paris pour se réfugier en « zone libre ». Certaines biographies disent qu’il s’est rendu à Toulouse. Nous savons maintenant que lui-même a déclaré avoir passé deux années à Saint-Marcellin, entre 1942 et 1944. Des témoins s’en souviennent. La famille Austruy dit qu’elle recevait parfois Michel-Maurice-Bétove à la table familiale. Jean Austruy est allé jusqu’à modeler une tête, une sculpture un tantinet caricaturale, du personnage. Elle a été malheureusement détruite après plusieurs dégradations, mais il en reste une photographie.

Bétove, par Jean Austruy – Tous droits réservés

Dès la fin de la guerre, Michel-Maurice Lévy traverse une période d’intense activité et de grande créativité: nombreuses chansons, une opérette « D’Artagnan » en 1945, un poème symphonique « Le Chant de la Terre », sur un livret de Louise Marion, en 1945 également, une œuvre chorale « Notre-Dame de la Joie », sur un texte de Juliette Hacquard, chant qui sera intégré au répertoire des « Petits Chanteurs à la Croix de Bois », du temps de Mgr Maillet, ainsi qu’au répertoire du Mouvement « A Coeur Joie ».

« Le Monde » daté du 19 septembre 1945 publie une critique du « Chant de la Terre ». Il est bon de la publier intégralement. « Sur un argument de Mme Louise Marion, M. Michel-Maurice Lévy a composé un vaste poème symphonique en quatre parties, le Chant de la terre, dont l’orchestre national, dirigé par M. Manuel Rosenthal, vient de donner la première audition. Le mouvement initial montre la terre, lourde du destin des hommes, poursuivant sa route à travers les espaces. De longues tenues, des arpèges, évoquent les douceurs de l’âge d’or et rappellent le prélude de l’Or du Rhin (M. Michel-Maurice Lévy, depuis le Cloître, n’a point renié son culte wagnérien, et qui l’en blâmerait ?). Un chant se dégage, s’élève, s’épanouit, puis s’éteint dans un decrescendo. Au second épisode, les nuages s’amoncellent ; les gémissements des vaincus et des résignés, le tourment des martyrs annoncent l’orage qui va faire le sujet du troisième mouvement ; alors, dans le tumulte des batailles, dans le fracas des usines forgeant les armes, une plainte déchirante domine le rythme hallucinant des machines. Enfin – et c’est la quatrième partie – un grand élan de fraternité rassemble les peuples ; la terre chante à nouveau : une belle phrase mélodique, confiée aux basses, passant ensuite aux violons, un cantique d’une religieuse noblesse achève l’ouvrage. Ouvrage d’inspiration généreuse, traité par un musicien habile et sincère, connaissant mieux qu’homme au monde les maîtres qu’il a, pour notre agrément, si souvent parodiés avec esprit, mais qui sait aussi, comme il vient de le prouver, traiter avec bonheur les grands sujets et faire œuvre personnelle.

Portrait de Bétove, par Marthe Antoine Gérardin
Dédicacé par Bétove

Michel-Maurice Levy est-il heureux pour autant ? Le 16 janvier 1952, voici ce qu’il écrit à un « intermédiaire » afin de plaider pour être mis en relation avec Nicolas Nabokov: « Depuis que vous m’avez fait le plaisir de me promettre que M. Dujardin me recevrait, les jours et les jours passent terriblement et la préparation musicale du mois de mai se fait ponctuellement, méthodiquement… et il va venir forcément un jour où « tout sera fait ! » … C’est un peu ainsi que Dolorès a attendu 25 ans. Après que par le « Chant de la Terre », je lui demande de bien vouloir me compter parmi les 39 compositeurs internationaux dont il jouera les œuvres. Pour la France, je me doute que ce seront bien entendu toujours les mêmes, mais peut-être pourrait-on (une fois n’est pas coutume) me faire une toute petite place afin que je ne passe pas ma vie à me dire « après tout, je n’ai peut-être pas leur valeur! ». Car vous la connaissez ma vie, et vous savez que je n’eus jamais rien – comme compositeur, pas comme clown musical – sans franchir des kilomètres de barrières et de fils barbelés […]».

La SACEM lui décerne le Grand Prix de la Musique Française, en 1960.

Michel-Maurice Lévy-Bétove décèdera à Paris le 24 janvier 1965. Sa flamme brûle toujours dans l’histoire de la musique française. Puisse-t-elle brûler un peu dans le coeur des Saint-Marcellinois….

Remerciements: Groupe Rempart, familles Austruy, Dimier