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Atelier d’écriture VIII

Printemps (des poètes)

7 mars 2016

D’une feuille mordorée qui pour ma reine deviendrait oiseau
Je n’ai gardé que les nervures brunes et boisées
Et comme sur un attrape-rêves mon poème s’y est déposé
Remontant à la source du chant léger comme un bateau

Loisir d’aimer mourir d’aimer comme une amante libérée
Tu me prends par la main et me guide entre vers et césures
Cicatrisant de mon cœur et de mon âme les lourdes blessures
M’emportant derrière le voile de tes cheveux dénoués

Quand le désir m’enflamme à regarder tes yeux qui aiment
Et que le balbutiement de tes lèvres évoque d’autres horizons
Se dissipe ma peine et s’élèvent de douces chansons
Qui bâtissent un autre monde là où le vent court après lui-même

Collages exquis

4 avril 2016

Comme chaque premier lundi du mois, dans la poussière et la sueur du gymnase, il soulevait les haltères à force de « han » et de souffles bruyants. Son ventre rebondi qui débordait du tee-shirt et se déployait sur le short ne lui donnait pas l’air le plus adapté pour lever de la fonte. Qu’importe. Il était seul et personne n’était là pour l’applaudir ou le siffler. Et l’état de ses muscles ne regardait que lui.
Entre deux levers de poids, des idées lui revenaient en vrac et notamment l’une d’elles. Hier au soir, avec sa petite amie, tous deux habillés mais dans le même lit, ils s’étaient disputés afin de savoir si leurs prochaines vacances devaient se passer au Canada, sur la rive ouest des chutes du Niagara, ou dans les Cinque Terre. La discussion avait rapidement tourné à l’absurde puisqu’ils s’étaient affrontés sur l’aspect des tomates : étaient-elles assez mures pour en faire une ratatouille avec les courgettes enrubannées qui attendaient sur le balcon depuis plus d’une semaine ?
Cette confrontation n’avait rien d’exceptionnel. Quelques jours auparavant, il s’agissait de savoir si l’insecte qui cognait régulièrement au plafond de la pièce était une guêpe (auquel cas il fallait l’écraser !) ou une abeille (auquel cas il faudrait la faire sortir de la chambre !). Seul le diamètre de l’abdomen de la bête aurait pu les départager. Mais comment mesurer la taille et le poids d’un hyménoptère ?
Sur le mur opposé de la pièce où ils dormaient, une œuvre récente d’un de leurs amis représentait une sorte de Joconde sans visage. Comme vous le savez probablement, la Joconde, la vraie, est célèbre pour son sourire incertain, énigmatique et mystérieux. Alors comment apprécier et comprendre le sourire d’une Joconde sans visage ? Et pourtant, chaque jour qui passait lui apportait quelque commentaire à propos de ce tableau muet et pas si inexpressif que cela.
C’est ainsi que les parfums crépusculaires et bénévoles qui inondaient leur appartement lui remontaient à la mémoire et lui rappelaient tantôt de grands oiseaux aux ailes déployées et aux pattes longilignes, qui venaient se cogner au lustre, tantôt les formules alambiquées des annonceurs publicitaires de sa radio favorite : « les prix les plus bas », « le blanc le plus blanc », « la satisfaction la plus intense », « les conditions préférentielles les plus exceptionnelles », …
La ceinture de force qui retenait son ventre tirait de plus en plus et lui causait douleur et inconfort. Malgré tout, il rajouta 1500 grammes à droite et 1500 grammes à gauche de son haltère et se reprit à deux fois pour la soulever au-dessus des épaules. Ceci fait, il la laissa retomber sur le parquet où elle enfonça quelques lattes et se coinça définitivement entre deux poutres maîtresses. Il en conclut que, pour un haltérophile, les idées vagabondes n’étaient pas les plus sûres.

Equilibre Bidon-Œuvre de Stéphane Rozand (C)


Le songe du sculpteur

2 mai 2016

Avec plus ou moins de succès, j’ai tout dessiné, tout imaginé, …. Jusqu’à ce jour.
Quand j’étais plus jeune, je me plaisais à sculpter des corps, tout particulièrement ceux des femmes, m’attardant sur les formes et les courbes. J’aimais ces statues qui décorent désormais mon jardin.
Puis j’ai connu ma période des visages, portraits en relief cherchant à traduire des sentiments et des expressions: joie, colère, plénitude, face de sauvage, mère alanguie devant son enfant ou jeune fille en extase.
C’est alors que m’a gagné le goût de l’abstraction, ne serait-ce que parce que les créations antérieures ne m’apportaient pas de suffisante satisfaction. Tout mon travail restait incomplet, imparfait, au regard de mes sentiments envers les hommes ou la société. J’ai alors traversé de longues périodes sans rien créer, sans rien imaginer même. Dès mon réveil, soleil ou pas, je tournais en rond, cherchant une idée, attendant une étincelle.
L’écriture, le théâtre, le cinéma, la musique, me semblent être des arts de narration; ils racontent une histoire, tournent autour, lui donnent du corps et de la profondeur, un sens, une direction, quelque chose qui interpelle et suscite réactions et commentaires.
Tel ne me semble pas être le cas de la sculpture qui, comme la photographie, cherche à saisir un instant ou se veut totalement abstraite. Prenez « L’arbre à palabres »(1). J’aime cette forme douce, étirée, aussi accueillante qu’un hamac, mais sur laquelle il est bien difficile de s’asseoir à plusieurs (afin de palabrer), alors que la position couchée y paraît plus naturelle. Face à cette sculpture, pense-t-on à quelques échanges, tant sur la politique du village que sur l’éducation des enfants ? Non, la forme nous aspire, davantage encore avec sa boule de bois, et ne nous invite pas à la moindre réflexion philosophique.
Prenons encore, si vous le voulez bien, « L’Equilibre Bidon »(2). Voilà une œuvre esthétique dont le propos est élémentaire: la chute d’une pile de futs de 210 litres, barils de pétrole récupérés. Mais, honnêtement, en la regardant, vous y pensez, vous, au pétrole ? A son prix, ou trop haut, ou trop bas, un prix objet de tous les chantages et où personne ne se retrouve ?
Aujourd’hui, je rêve d’une œuvre totale, d’une ambition bien particulière. Comment représenter l’absence d’amour, l’absence de solidarité, l’absence de tout ce qui fait société . C’est facile, me direz-vous. Les Etats (ces jours-ci, l’Autriche à l’égard de l’Italie) font des œuvres en forme de murs, de palissades, de grillages, de miradors. Mais qu’y a t-il derrière un mur ? Rien de plus que devant le mur. Les mêmes frères et sœurs humains, mais pas toujours de la même couleur de peau, ni du même dieu, ni du même compte en banque.
Alors, c’est plutôt le vide que je veux représenter, l’inexistant, l’absence. Une grande sculpture du vide.
Mais comment représente-t-on le vide ? Comment le découper dans l’espace ? Comment le délimiter au sol ? Est-ce l’ombre, est-ce la lumière qui peut définir le vide ? L’ombre nous ferait un grand cube noir profond dans lequel on entrerait sans porte à franchir, mais où chacun cognerait son voisin, sa voisine, comme des handicapés physiques sans repères.
La lumière, celle d’un astre ou d’une feuille d’étoiles, dans le même cube, serait si éblouissante que l’on n’y verrait pas davantage son voisin.
Le vide n’est-il pas également le silence ? Comment placer une œuvre vide dans la nature, sur le chemin de Vatilieu ? Qui fera taire les merles, les rossignols et les grillons des soirs d’été ? Et la bise du vent, comment la réduire à l’inexistant ?
Est-il un artiste, un seul, qui ait réussi à sculpter le vide, le néant, le refus d’écouter et de comprendre ? Modestement, c’est cela que je veux faire, désormais.


1) Xavier RIJS – 2011
2) Stéphane ROZAND – 2012

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Escale à Gaziantep

Premier jour.

L’avion venait de s’immobiliser sur le tarmac, à peu de distance du seul et unique grand bâtiment de l’aéroport. Un autobus long, large et bas de plancher, spécialement conçu pour le transport des passagers entre l’avion et l’aérogare, s’approchait déjà.

Dans quelques instants, la première étape de son trajet sera accomplie. Parti de Bruxelles, Skander aura mis les pieds sur le sol turc, à l’aéroport de Gaziantep. Plus exactement sur la commune d’Oguzeli d’où il devra encore rejoindre la capitale de l’Anatolie du Sud-Est.

L’embarquement s’était passé sans aucune difficulté, ses papiers étaient tous en règle et il n’avait montré aucune réticence à tendre son passeport. Parti hier vers 14 heures 30 de Bruxelles, il était arrivé à l’escale d’Istanbul à 19 heures, d’où il aurait dû repartir deux heures plus tard. Que s’était-il passé ? Mauvaise orientation ? Mauvaise information ? Suppression du vol ? Toujours est-il que le premier départ pour Gaziantep, par Pegasus Airlines, ne s’était pas présenté avant 8 heures du matin.

Certes, il lui avait-il fallu dormir recroquevillé sur une banquette de l’aéroport, mais ce retard avait son avantage. En lieu et place d’une arrivée en pleine nuit, avec les difficultés de déplacement et de recherche d’un hôtel que cela impliquait, c’est en plein jour qu’il était sur place. Les dernières minutes du vol lui avait même permis de découvrir la région : une sorte de plaine plus ou moins vallonnée, cultivée à l’extrême si l’on considère le nombre incalculable de parcelles que la vue aérienne permettait de découvrir. Se rappelant ses rapides lectures, Skander supposait voir de haut des plantations d’oliviers et surtout de pistachiers, peut-être des champs de coton.

Il est près de 10 heures et il a faim, la compagnie n’ayant rien proposé de gratuit pour ce vol intérieur. La chaleur sèche l’essouffle et l’épuise.

Il se dirige vers les guérites d’entrée sur le territoire turc. Les formalités se déroulent sans aucune remarque, son passeport français est largement valable au-delà des six mois requis après son retour qu’il a déclaré pour dans une semaine, voire quinze jours. Il récupère son unique bagage, un gros sac à dos, sur le tapis d’arrivée et cherche la sortie, non sans passer par un guichet bancaire où il change une petite partie de ses réserves financières, supposant que les cours ne doivent pas lui être très favorables dans ce lieu incontournable. Un petit café, turc, au comptoir du bar de la salle d’arrivée et le voici hors de l’aérogare. De nombreux bus, de très nombreux taxis jaunes labellisés  »Güven » attendent sur le parking extérieur. C’est le bus qui fera l’affaire pour couvrir les 18 kilomètres qui le séparent du centre-ville, le tout pour 9 livres turques et 35 minutes de trajet. La chaleur est toujours aussi écrasante et seule la climatisation du bus permet de la supporter.

Gaziantep. La ville est endormie sous la canicule et la poussière. Il quitte le bus lors d’un arrêt en plein centre-ville, arrêt qu’il pense proche des vieux quartiers traditionnels. Il se guide à l’aide d’un plan recopié avec l’ordinateur, mais il est bien lacunaire. Il est difficile d’éditer un plan détaillé pour une aussi grande ville que celle-ci: Gaziantep a près de deux millions d’habitants. Sac sur le dos, tee-shirt collé sur la peau, Skander se met à la recherche d’un restaurant ou d’une gargote où il pourra trouver de quoi se nourrir un peu et se désaltérer surtout. C’est ce qu’il trouve bientôt, sur un boulevard, à l’enseigne d’un  »Kebap », un nom qui ne fait pas beaucoup de différence avec les Kebab des banlieues européennes. Celui-ci ne vend pas d’alcool, donc pas de bière, il faut se contenter d’une eau minérale gazeuse. A l’issue de ce rapide repas, Skander entreprend de rechercher un lieu pour passer la nuit, un hôtel pas trop cher et au cœur de la cité. Après l’échange incertain de quelques mots d’anglais avec le restaurateur, celui-ci lui accorde la possibilité de laisser son sac derrière le comptoir, au pied du tableau électrique, et lui indique la direction de deux ou trois petits hôtels modestes mais de bonne réputation. Skander part à leur découverte.

Le quartier ancien est fait de maisons basses, en pierre jaune, blanche ou claire. Le crépi n’existe pratiquement pas. Les fenêtres sont peu nombreuses et presque toutes protégées par des grilles en fer forgé. Nombre d’entre elles sont situées sur des avancées au-dessus de la ruelle, sorte de balcons fermés. Ces avancées sont parfois si importantes que les premiers étages de chaque côté de la ruelle se touchent presque. Les fenêtres sont souvent occultées par des moucharabiehs de bois sculpté. Les toits ne sont généralement que des terrasses d’où l’on aperçoit des arbustes fleuris, bougainvilliers et hibiscus. Les ruelles pavées sont étroites, si étroites que la lumière n’y pénètre que partiellement. Et comme l’air circule dans tout ce quartier que son plan lui indique être  »Bey Mahalessi » ( »Mahalessi » qui semble vouloir dire quartier puisque ce mot est répété à intervalles réguliers sur sa carte), l’ambiance y est presque plus fraiche qu’auparavant sur les boulevards. Et bien plus silencieuse ! Lorsqu’il y a un intervalle entre deux maisons, afin de laisser vivre une cour intérieure ou un jardinet, cet espace est fermé de hauts murs. Les portes étroites et arrondies comme un porche découpé dans ces murs, se parent d’une belle alternance de pierres blanches et de pierres noires, sorte de damier. Parfois, les piliers verticaux s’ornent d’un petit chapiteau. Toutes ces ruelles se ressemblent et l’on s’y perd. Certaines d’entre elles n’ont même pas de nom, mais un simple numéro : 33021, 33022, 33023 ou encore 47008, 47009 … tout y est très minéral et la végétation se réfugie dans l’espace privé des habitations.

Après quelques hésitations, quelques erreurs d’itinéraire, quelques retours sur ses pas, Skander trouve un petit hôtel, situé rue Hidir,  »Hidir Sokak », dont le prix est raisonnable. Il fait affaire avec le patron, lui règle deux nuits d’avance, lui laisse ses papiers d’identité et repart chercher son sac à dos.

A son retour, il s’installe dans sa chambre. Les escaliers de pierre qui permettent d’y accéder sont bordés de balustrades et de rambardes en fer forgé. La chambre est une pièce en parfaite harmonie avec le décor des ruelles qu’il vient de traverser. Les murs sont nus, de la même pierre que celle que l’on voit à l’extérieur. Pour les habiller, de lourdes tentures débordent de la fenêtre protégée par une grille de fer forgé. Le plafond en soupente est habillé de bois blond et le lit, vaste, est orné d’une tête de lit en bois sculpté, sorte d’arabesque noire.

Epuisé, Skander s’allonge. Il étudie son plan de plus en plus froissé et fragile, se rend compte que son hôtel est situé à quelques centaines de mètres à peine de la Citadelle de Gaziantep. Il ira la voir demain. Il cherchera également comment rejoindre la gare routière, l’ »Otogar », où il a rendez-vous dans 48 heures avec un certain Ahmed.

Pour l’instant, il dort. Il est 17 heures.

Syrian refugee men sit at a refugee camp in Nizip in Gaziantep province, near the Turkish-Syrian border March 17, 2014. Aleppo continues to bear the brunt of the civil war, in which about 140,000 people have died. Almost two years after rebels grabbed half of the city, they are now on the defensive, with government forces advancing on three sides. Turkey began building its refugee camps near the border in mid-2011, little knowing the war would last so long and bring such vast numbers of people, many of them women and children. More than 220,000 Syrians are living in the Turkish camps, but some three times that number struggle to exist outside them. Some try and eke out an existence around southeast Turkey, the country’s poorest region. Picture taken March 17, 2014. To match SYRIA-REFUGEES/ REUTERS/Murad Sezer (TURKEY – Tags: POLITICS SOCIETY) – RTR3IN3S

Deuxième jour.

Skander joue au touriste à Gaziantep. Il a marché des kilomètres et des kilomètres, en commençant tôt ce matin, quand il faisait moins chaud. Il a déjà visité la Château et ses douze ou treize tours, situé sur une petite colline, une surélévation de deux ou trois dizaines de mètres. Le plus intéressant dans ce château dont on ne visite pas l’intérieur est l’hommage rendu aux habitants de la ville qui se sont battus en 1920 et 1921 contre les occupants français, une résistance qui dura onze mois et qui fit de très nombreuses victimes.

Ce fut ensuite un rapide passage au Bazar des Chaudronniers, en fait un souk spécialisé dans la fabrication et la vente des multiples objets de la vie quotidienne en cuivre martelé, repoussé; des tasses, des sous-tasses, des coupelles, des plateaux, des cafetières, des théières à long col, des services à thé complets, des plats à poisson, des pipes à eau, …

Après avoir rapidement mangé deux petits  »lahmacun », des petites pizzas ultrafines à la viande hachée, qu’il a achetés auprès d’un marchand des rues, le voici attablé au café  »Tahmis ». Il n’est pas seul ; les habitants de Gaziantep y sont nombreux, les touristes également. C’est un très vieux café, grand comme un théâtre, au plafond de bois en berceau renversé. Une impression qui est renforcée par les vitraux qui surmontent la porte d’entrée et les deux fenêtres latérales. Skander a commandé un café réalisé sans café, mais avec des graines de pistache torréfiées; c’est la spécialité du  »Tahmis », une spécialité gratifiée de tous les bienfaits possibles et imaginables, en particulier pour le cœur, la circulation sanguine et … les cordes vocales. Sur la terrasse, certains fument le narguilé. L’odeur doucereuse, un peu écœurante, de pomme, de miel, de tabac sature l’air immobile. A l’entrée du café, un juke-box moderne diffuse une musique lancinante. Son écran vidéo précise qu’il s’agit de  »Gülümcan », une mélodie composée par Ahu Saglam.

Un couple proche de la trentaine, comme lui, déguste un café identique à la table voisine, l’accompagnant de pistaches grillées pour lui et de quelques  »baklavas » dans une soucoupe pour elle. Ils parlent, entre eux, anglais et arabe. Skander ne parle que français et anglais. Il engage la discussion.

  • C’est beau, ici…
  • C’est la première fois que vous venez ?
  • Oui, je suis arrivé hier par avion, mais je ne pense pas rester ici longtemps.
  • Vous êtes venu pour faire du tourisme ? Nous, ce n’est pas le cas. Nous sommes Syriens et cela fait maintenant un peu plus de deux ans que nous vivons ici. Ce n’est pas facile.
  • Vous êtes des réfugiés syriens ?
  • Oui, tu vois ma fiancée, elle s’appelle Sirin. Et moi, c’est Raman. On était étudiants à Alep. Moi, je suis kurde. Il fallait qu’on parte.
  • T’as quel âge ? Tu t’es battu à Alep ?
  • Comment veux-tu que je me batte ? Avec qui ? Contre qui ? Je suis musulman de confession d’origine, mais je ne pratique pas. Je ne pratique plus, va savoir pourquoi ? Si je me bats, c’est contre les islamistes fous et contre l’armée de Bachar. Deux adversaires à la fois, ça fait beaucoup, tu trouves pas ? Et puis Sirin, elle est druze, tu vois la difficulté ?
  • C’est facile pour passer de l’autre coté ?
  • Qu’est-ce que tu veux aller faire là-bas ?
  • Voir, je sais pas, moi. Ils sont nombreux les types comme toi, ici à Antep ?
  • Oh oui, alors. Moi, en arabe, je dis Aintab. La Turquie nous accueille bien, mais maintenant, il y a un peu de tout. On peut plus rester là. Tu vois, nous on habite en ville parce qu’on est venus en fin 2013. Mais maintenant il y a des camps pour ceux qui arrivent ; c’est bien organisé. Y a des camps à Islahiye, à Karkamis, à Nizip. On te délivre un papier de réfugié. Avant, t’avais droit à de l’argent toutes les semaines, maintenant ils ont diminué l’attribution, y a trop de monde.
  • C’est pour ça que toi et ta copine vous êtes en ville ?
  • Moi, j’ai un boulot, c’est au noir, mais je gagne un peu pour vivre en faisant le service dans un restaurant, le soir. Faut pas que j’ai des problèmes. Mais toi, qu’est-ce que tu veux aller faire là-bas ?
  • Voir, je te dis. C’est loin la première ville ?
  • Non, Alep, c’est pas loin, en moins de deux heures, tu fais ça en voiture. Il suffit de trouver quelqu’un qui t’indique où passer et quelqu’un qui te reçoive de l’autre côté. Le problème c’est qu’il faut bien choisir ta tribu ! Et surtout la reconnaître au premier coup d’œil quand tu rencontreras des miliciens, sinon …
  • Vous deux, qu’est-ce que vous voulez faire ? Vous allez rester ici ? Ou partir plus loin ? C’est pas un peu abandonner son pays ?
  • J’ai plus de pays ! C’est sûr que je voudrais rentrer, mon pays c’est la Syrie, c’est là-bas. C’est ce que je veux. C’est rentrer dans mon pays. Mais tu crois que j’ai le choix ? Tu crois qu’avec Sirin, on a le choix ? On voulait étudier. Ici, on a fait des demandes d’aide pour s’inscrire à l’Université, mais on nous les a toutes rejetées.
  • Alors, tu continues la route ?
  • Oui, mais à pied. Je vais partir seul d’abord. Je vais aller à Izmir et je prendrai la mer pour rejoindre la Grèce. Une fois là-bas, mon objectif, c’est l’Allemagne. Et je ferai venir Sirin. Je peux pas partir avec elle, c’est trop dangereux. Il y a bien trop de gens qui sont morts en route.
  • C’est cher pour payer un passeur ?
  • Si je fais tout à pied, c’est 3000 dollars au moins depuis ici. Pour prendre un vrai bateau à Izmir et arriver en Italie par exemple, c’est le double. Faut payer un faux passeport. En avion, je te dis pas.
  • Où tu trouves l’argent ?
  • Je fais des économies. Sirin également. Et puis j’emprunte à tous ceux que je connais et qui peuvent m’aider. Je rembourserai quand je serai arrivé en Allemagne.
  • T’as quelqu’un qui l’a déjà fait ?
  • J’ai un ami, Nizar, il a 28 ans, il est au Luxembourg. Il est parti d’Alep et est passé en Jordanie, en Egypte, au Liban, en Turquie, en Grèce, en Macédoine, en Serbie, en Autriche, en Hongrie, en Allemagne et au Luxembourg. Quand il est arrivé en Turquie, ici, il a appris que sa mère avait été tuée dans un bombardement, alors il est retourné à Alep pour l’enterrer et il est revenu ici. Maintenant, il est serveur dans une brasserie au Luxembourg. Tu m’as toujours pas dit ce que tu veux aller faire en Syrie.
  • Je veux aller combattre.
  • Tu es fou ! Tu viens d’où ?
  • De Lille, c’est au nord de la France.
  • Et tu veux rejoindre qui ? L’Etat Islamique, ou Bachar, ou d’autres groupes rebelles comme Al-Nosra ou d’autres encore ? Tu es fou, qu’est-ce qui t’amène à faire ça ? Il y a cinquante groupes dans le pays, qui se battent chacun pour une cause différente, et les uns contre les autres.
  • Je veux me battre parce que c’est la seule cause qui vaille quelque chose actuellement, qui peux faire changer la place des arabes dans le monde.
  • T’es arabe, toi ?
  • Je sais pas ce que je suis. Mon grand-père est venu en France, dans les années 50. Il s’était installé dans la banlieue parisienne. Il a fait venir ma grand-mère. Et mon père est né en France, en 1960. Il s’est marié en 1985 avec une cousine lointaine venue de sa Tunisie, de Gabès. Et moi, je suis né en 1989. J’ai 27 ans, ça fait 27 ans que je suis français. Mon nom, c’est Skander. Depuis l’époque de mon grand-père, ma famille vit en France et on nous dit encore qu’on est des Arabes ! Je sais même pas ce que c’est le pays de ma famille, je suis jamais allé en Tunisie !
  • Mais t’es Français ? T’as une carte d’identité ou un passeport ?
  • Bien sûr ! Je suis Français sur le papier, mais ça va pas plus loin. Dans mon quartier, là-bas à Lille, on est un sur deux à pas avoir de boulot. Et quand t’arrives à en avoir un, c’est un truc de misère pour quelques jours, et après on te vire parce que ta gueule elle plait pas.
  • Alors, tu quittes ton pays, comme moi, et tu me le reproches. Tu vas aller rejoindre les islamistes, sais-tu seulement qu’ici, à Aintab, y en a qui ont défilé en voiture, avec leurs drapeaux noirs et les klaxons le 15 novembre pour fêter les attentats de Paris, ceux du Bataclan et des bistrots ? Moi, si je m’en vais, c’est pour sauver ce qui me reste de mon humanité.
  • Je te reproche rien, faut pas croire. Et puis, c’est pas les islamistes que je veux rejoindre. C’est les chiites ! Pas le Hezbollah, mais les villages, les deux villages chiites qui sont au nord d’Alep. C’est pas pour Assad qui matraque son peuple. C’est pour une cause plus grande, celle de l’identité arabe.
  • Les islamistes aussi, ils parlent de ça …l’identité …
  • Je sais, ils invoquent la possession d’un territoire arabo-musulman. Moi, je veux parler d’une identité culturelle, du fait que les arabes peuvent décider eux-mêmes de leur avenir. Par exemple, c’est aux Syriens de régler le sort d’Assad, pas aux Européens ou aux Américains ! Pas plus aux Russes, d’ailleurs ! C’est ma lutte pour une forme d’humanité, à moi aussi.
  • Tu vas pouvoir les rejoindre ? Pourquoi t’irais pas avec les Kurdes ?
  • Parce que c’est pas leur but. Tu m’excuseras, mais ils se battent, bien, pour un territoire, leur territoire et leur identité. Mais leur cause, c’est pas l’identité arabe.
  • Et tu passes comment et quand ?
  • Demain, … j’ai un contact.
  • Je peux que te souhaiter bonne chance. Tu sais, Sirin, elle est druze, elle peut te dire la même chose.

    Skander se lève, paye sa consommation au bar avant de partir. Au passage, il jette un coup d’œil aux journaux froissés et mal repliés,  »Metropol » et  »Guncel », qui traînent sur une table. Leur première page est couverte d’illustrations : match de foot, accident de la circulation et personnalités locales en train de tenir un discours ou de se faire prendre en photo.  »Gülümcan », cette mélodie triste, est encore diffusée dans le café.

Troisième jour.

Skander s’est levé tôt. Il a bien déjeuné et réglé son hôtel. Il a endossé son sac.

Cela fait plus d’une heure qu’il marche vers le nord de la ville.
La circulation est dense, cahotante, bruyante. La foule se presse et se bouscule sur les trottoirs, en direction du travail ou des achats à faire dans la matinée. La chaleur qui monte et la poussière font un mélange difficile à respirer. Son chemin croise une ligne de tramway, l’une des deux que possède la ville. Il a lu, avant de quitter la France, que les rames d’occasion venaient de Francfort et de Rouen, mais il n’est pas certain qu’elles soient toutes utilisées, par manque de compétence technique. Il passe au-dessus de la gare des trains.

Il doit rejoindre l’ »Otogar » où Ahmed devrait l’attendre. Il ne le connait pas, sinon ce qu’on lui en a dit sur Internet, il y a quelques temps déjà. Ahmed est un passeur qui vit dans un petit village près de la frontière. Avant, il était trafiquant de cigarettes. Maintenant, il fait passer, dans un sens ou dans l’autre. Comme il est kurde, il y a des gens qu’il ne fera pas passer, en principe, mais il n’est pas très regardant. Skander ne connaît pas son tarif. Cela doit dépendre de celui qu’il fait passer et de ce qu’il lui raconte, un peu à la tête du client. De toute façon, il faut se montrer un peu généreux si on veut avoir des garanties sur ceux à qui on va être remis. On lui a parlé de 200 à 1000 dollars, ça fait large …

Le voyage a été long et silencieux. Il a passé la frontière au sud du petit village de Demirisik, se faufilant entre les oliviers, dans une terre sèche et caillouteuse, et en contournant les talus en demi-lunes, barcanes destinées à camoufler des soldats ou des chars.

Skander est en Syrie.

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Atelier d’écriture VII

Pas de sucre !

12 octobre 2015

Privé de sucre ! Par ordonnance ! Pas de gâteau de noix, pas de meringue, pas de gelée de pissenlits, pas de gâteau marbré, ni de croissants de lune ou autres biscuits.
Non, juste un peu de soupe aux herbes sauvages (pas celle d’Emilie, non, celle d’Annie) faite d’oseille, de laitue et autres plantes de son jardin. Une soupe qui manquait un peu d’une verdure forte pour la relever (peut-être un peu de la salsepareille chère aux Schtroumpfs), mais elle était bien douce et légère. Et puis, derrière, trois grains de raisin.
Pourtant, il ne faut pas croire qu’un repas sans sucre (ajouté) puisse être triste ou pénible. Voyez par vous-même.
Pour les viandes de toutes sortes, bœuf-carottes ou veau aux champignons des bois, il suffit de faire des sauces légères, pas trop grasses mais suffisamment onctueuses. Et si vous préférez la viande saignante, alors ce sera hampe ou onglet saisi dessus-dessous.
Fruits et légumes, tout est bon, tout est permis et la variété des couleurs, la richesse des goûts, tout cela est infini. Il y a deux heures à peine, c’est une série de grenades que j’ai passée au presse-citron pour en recueillir un jus à la fois doux, sucré et teinté de l’amertume de l’écorce.
Fromages, il en est de même, surtout pour un Saint-Marcellin bien mûr que l’on mange à la cuillère et qui sent à la fois l’herbe et la vache. Tout cela arrosé d’un vin des Côtes du Rhône ou de Dordogne, un vin puissant, fier et sombre.
Tout au long du repas, et vous en reprendrez probablement ; un pain fait maison avec une vraie levure de boulanger et qui intègre des raisins de Corinthe, ou des figues sèches ou des abricots desséchés et découpés en petits fragments. Ce n’est déjà plus du pain, et pas encore un dessert, au point que vous ne laisserez pas les miettes aux oiseaux.
Pour finir, vous aurez la permission du champagne, de ses éclaboussements de bulles, de son écume qui déborde ou d’un alcool un peu fort à la condition qu’il ne soit pas une liqueur.
Venez, nous referons le monde, ou bien nous ne referons rien du tout, sinon découvrir des arômes subtils et des goûts simples mais originaux. J’espère que l’atmosphère de ce repas vous sera un bonheur, celui que je souhaite à chacun de mes convives.


Epiphanie écologique

9 novembre 2015

Partis tôt ce matin des bords du Golfe du Morbihan, ils sont arrivés sur le port de Brest. La voiture les a chaudement bercés et c’est bien ensommeillés qu’ils se sont dirigés vers l’embarcadère.
Par une mer un peu agitée, tournant le dos au soleil, le bateau s’est dirigé sur Ouessant.
Les falaises se dessinent maintenant à l’horizon, apparaissant, disparaissant au gré des vagues écumantes. Le soleil les éclaire, elles sont blanches, scintillantes, éclatantes. Des nuées d’oiseaux de mer les survolent en tous sens. Leurs cris s’amplifient au fur et à mesure de l’avancée du navire côtier vers le petit port, un simple quai au fond d’une crique abritée de la houle et décorée d’un phare peint en rouge et blanc.
Légèrement chahutés par les éléments, le cœur juste au bord des lèvres, ils descendent du bateau comme un peu ivres et ont du mal à trouver l’équilibre de leurs premiers pas. D’autant plus qu’il leur faut monter quelques dizaines de marches afin de parvenir sur le plateau que bordent rochers et falaises.
Alors qu’ils parviennent au sommet de l’escalier, impatients de découvrir la vraie surface de l’ile, une gigantesque explosion de lumière les aveugle et les fige. Avec peine, ils retrouvent une vue quelque peu normale et découvrent des milliers de miroirs paraboliques disposés en lignes concentriques et orientés vers un même point ; une tour géante.
Au-delà, ce sont des panneaux photovoltaïques qui sont alignés en serpents infinis qui suivent, en lignes parallèles, toutes les ondulations du terrain. Entre chacune de ces lignes, l’herbe pousse abondamment que mangent de somptueux moutons laineux.
Au-delà, sur la ligne d’horizon, par dizaines de grappes de cinq ou six, sur les petits monticules de l’ile ainsi qu’au bord des falaises, des éoliennes tournent lentement dans le vent et répandent une sorte de bruissement régulier, une respiration un peu lourde.
La route les conduit, à pied, au cœur du village. Son revêtement sombre, bordé de lignes jaunes, semble curieusement structuré, comme un tissu synthétique. Leur étonnement interrogatif ne sera que de courte durée. Un panneau leur explique que le macadam de cette voirie produit de l’électricité grâce à des cellules incorporées. Plus loin, une autre affiche leur annonce qu’à cinq cents mètres à droite, ainsi qu’à huit cents mètres à gauche (l’ile n’est pas bien large !), des criques ont été aménagées avec des sortes de moulins sous-marins qui captent à la fois l’énergie des vagues et la force des marées pour en retirer l’énergie.
Toutes les habitations ont le toit recouvert de panneaux photovoltaïques, les vitrages des fenêtres captent le soleil … énergie, énergie, semble bien être le maître-mot de cette ile. Mais qu’en font-ils donc ? La production doit largement dépasser les besoins de quelques dizaines d’habitants !
C’est en mairie, auprès de Madame la Maire, qu’ils trouveront réponse à leur question. Toute l’ile s’est consacrée à un avenir environnemental, initiant une bascule vers un avenir d’énergie propre. Champs solaires, champs éoliens, force des marées, méthane issu de la biomasse produite par l’agriculture et l’élevage, tout concourt à la fabrication d’une électricité stockée sous forme d’hydrogène (un composé stable et nomade mis au point par une entreprise aux confins de la Drôme et de l’Isère, Mc Phy Energy).
Voilà l’explication de ce drôle et beau navire blanc, paquebot ultra-moderne, sans hublot et sans fenêtres, qui attendait dans le port : le transporteur d’hydrogène vers le continent.


A librouvert

11 janvier 2016

11 janvier. La tradition nous autorise encore près de trois semaines pour formuler nos vœux. Profitons-en !

Je nous souhaite une balançoire pour chaque mois.
Une balançoire en janvier sur laquelle reposent des œufs et des plumes de pigeons, sorte de volière volage.
Une balançoire de février qui, tel un papillomusée, regroupe une collection de lépidoptères multicolores.
Alors que celle de mars vous offre des attrape-rêves, vous savez de ceux que l’on retrouve sur le grèves marines, lors des trêves de l’actualité.
En avril, ce sera une petite mercerie faite de boutons, de ficelles bariolées et de bretelles, d’élastiques, de lacets et d’aiguilles.
En mai, je nous souhaite des ballons, des bulles et des boules légères pour emplir vos ciels à la luminosité croissante.
En juin, des parties de prairie où gambader, sauter et bondir, s’éclabousser de liquides, presser les mirabelles et goûter leur jus.
En juillet et en août, des vacances à la montagne et au bord de l’eau, des piles de canettes et des arômes de cannelle.
En septembre, une balançoire de moutons à l’épaisse fourrure, chaude et grasse, un retour de transhumance.
En octobre, une envolée d’oiseaux voilés et des notes de musique sur les fils électriques.
En novembre, des cartes à jouer ou des dés pour amadouer le sort et préparer les soirées sombres à venir.
Et en décembre une balançoire dont la planche aura été attachée au poteau afin qu’elle soit protégée de la pluie, mais permette cependant de bien finir l’année et de préparer les vœux pour la suivante.

ALEP

8 février 2016

Ils vivaient dans un petit village, au nord d’Alep. Les maisons basses se serraient les unes contre les autres tout autour de la mosquée déjà bien abimée par les derniers bombardements. La poussière recouvrait tout depuis que plus personne ne cultivait les champs : trop dangereux !
Cela fait bien deux ou trois semaines qu’ils ont pris la décision de partir: la situation n’est plus viable.
Plus de travail pour lui depuis bien longtemps. La nourriture quotidienne à rechercher pour elle, avec des jours sans pain lorsque le boulanger n’a plus de farine ou n’a pas eu le temps, s’il lui a fallu partir sur le front. Quant à l’école pour le garçon et la fille, sa petite sœur, voilà longtemps que cela n’existe que sous forme de points de suspension.
Il a cousu quelques milliers de dollars dans les poches intérieures de son pantalon, ainsi que dans la doublure du manteau de son épouse. Plusieurs emplacements, c’est recommandé afin d’avoir toujours une réserve pour payer les passeurs ou les maître-chanteurs. Tout le reste, la maison, le mobilier et les trois poules, ils l’ont abandonné en le confiant à leurs voisins âgés, mais sans trop y croire. Une fois la porte refermée, auront-ils l’occasion de revenir ?
Le voyage commence tout de suite. La rue principale du village, il la connaît parfaitement puisqu’il s’y promène depuis sa plus tendre enfance ; c’est ici qu’il est né. Mais aujourd’hui, il sait qu’il ne va la parcourir que dans un sens.
Dans sa tête, il est parti pour aller très loin, le plus loin possible. Il doit sauver sa femme et ses enfants, sauver leur humanité. Revenir ? Il se posera la question plus tard, lorsqu’il sera arrivé quelque part, là où ils seront tranquilles, là où les bruits des bombes et des combats ne le réveilleront plus, chaque jour au lever du soleil.
Il le sait, il rencontrera des gens qui ne l’aimeront pas, d’autres qui l’aideront peut-être, des hommes et des femmes d’une autre croyance que la sienne, qui auront d’autres habitudes, d’autres comportements et d’autres façons de juger, qui pratiqueront d’autres musiques, d’autres coutumes, d’autres mangers …
Il sait aussi que les obstacles seront légion sur son chemin et que rien ni personne ne peut lui garantir qu’ils arriveront tous au terme du voyage. Les adversaires, bandits, racketteurs, les éléments déchaînés de la nature, comme lorsqu’il leur faudra traverser les mers, ou encore les troupes amies ou ennemies (qui le sait avant de leur tomber dessus ?) cachées derrière leurs barcanes, tout cela peut avoir raison de sa famille, de ses enfants surtout.
Le voyage qu’il a entrepris (mais est-ce un voyage, un périple imposé, ou une migration forcée, ou une fuite ?) le mettra face à un autre monde dont il devra apprivoiser les codes.
Il le sait, il y est préparé.

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Livres et lectures

Boussole

C’est un gros bouquin que ce Goncourt-là ! « Boussole », de Mathias Enard, mérite la lecture et l’attention, quand bien même il s’agirait d’un livre foisonnant, voire un peu brouillon, certainement une véritable encyclopédie.
Au premier abord, nous nous sentons rapidement assez loin d’un roman alors que sont posées les relations que Franz (François-Joseph) et Sarah vont partager pendant près de 380 pages. Elle est française, universitaire, et ses recherches la conduisent actuellement à travailler sur l’interface entre l’Occident et l’Orient, une interface qu’elle situe en partie à Vienne, en Autriche, mais qui lui donne l’occasion de parfaire ses connaissances en voyageant au Proche-Orient. L’Autriche qui est la patrie de Franz, musicologue, lequel n’écrit certes pas beaucoup de musique mais la commente avec talent.

Le récit est conduit par Franz. Celui-ci est malade, sans que l’on sache quelle affection le ruine et lui laisse penser qu’il va bientôt mourir. Au cours d’une longue nuit d’insomnie, dont les heures rythment les chapitres du roman ( 23 h 10, 23 h 58, 0 h 55, 2 h 20, 2 h 50, 3 h 45, 4 h 30, 5 h 33, 6 h 00), Franz va se remémorer les étapes essentielles de sa rencontre avec Sarah et de l’amour fou et total qu’il lui porte, un amour qui ne se réalisera qu’une seule fois, lors d’une magnifique nuit à Téhéran, nuit qui s’achèvera à l’aube par l’appel à la prière du muezzin et dont il ne lui restera que des « éclairs ».
L’insomnie qui constitue la charpente du roman donne prétexte à parler et commenter d’innombrables écrits, peintures, films, musiques, visites de musées ou de cimetières, voire de mosquées, voyages en Syrie, Turquie ou Iran, qui constituent à la fois des points de rencontre entre Franz et Sarah et des éléments d’analyse de l’orientalisme des occidentaux. Car « les orientaux n’ont aucun sens de l’Orient. C’est nous les occidentaux qui l’avons » (Lucie Delarue-Mardrus-1920). L’orientalisme n’est qu’une rêverie, une exploration toujours déçue. Les occidentaux exploitent ce territoire des rêves et leurs voyages physiques ou artistiques (musique, écriture, peinture,…) sont une confrontation avec ce songe.

(DR)

C’est là que nous trouvons l’aspect un peu encyclopédique de ce roman, par le biais d’une infinité de références savantes, de citations, d’anecdotes, de relations entre artistes ayant peu ou prou contribué à l’orientalité européenne. Découvertes, redécouvertes rythment l’écriture, certaines traversant régulièrement l’ouvrage et donc la nuit d’insomnie, tel Omar Khayyam, écrivain, poète et savant persan des XI° et XII° siècles. Parmi les références musicales, citons «  »Le Chemin de fer » », opus 27 de Charles Valentin Alkan (1844), les « Kindertotenlieder », « Chants pour les enfants morts », de Gustav Mahler sur des poèmes de Friedrich Rückert (1901-1904), « Le désert » de Félicien David, dont la Première a eu lieu le 8 décembre 1844, ou encore la sonate opus 111 de Beethoven. Quant aux écrits, nous découvrons Annemarie Schwarzenbach, journaliste et archéologue suisse, Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945) déjà citée, Isabelle Eberhardt, Germain Nouveau, poète et compagnon de route de Rimbaud ou Heinrich Heine. Quel est le point commun entre toutes et tous et Franz, le narrateur ? En fait, il y a deux points communs : la recherche de l’amour fou, cette abdication de la raison dans la passion et la recherche de celui-ci au travers de l’aventure orientale. En témoigne ce conte, d’après « Der Asra », un poème d’Heinrich Heine. « La fille du sultan, à la tombée du jour, écoute tinter les eaux claires de sa fontaine. Tous les soirs, un jeune esclave arabe observe en silence, fixement, la magnifique princesse. Le visage de l’esclave blêmit chaque fois davantage ; il finit par devenir pâle comme la mort. Elle lui demande son prénom, d’où il vient, et quelle est sa tribu, il lui répond simplement qu’il s’appelle Mohamed, qu’il est originaire du Yémen, de la tribu des Asra : ce sont ces Asra qui meurent quand ils aiment » (p.362).

Et la « boussole », direz-vous ? Si elle traverse le livre sous divers sens, elle se matérialise surtout à deux reprises. La première fois à l’hôtel oriental dont le mobilier des chambres comprend une boussole incorporée au chevet du lit afin de connaître la direction de la prière, une boussole que le narrateur se souvient avoir également vue décrite dans un tapis de prière. La seconde fois, il s’agit d’une boussole dite de Beethoven qui indique désespérément l’est et non le nord, tout simplement parce qu’elle est trafiquée comme le sont les tours des magiciens et autres prestidigitateurs.
Toute cette rêverie d’une nuit est centrée sur le XIX° siècle et la première moitié du XX°. Ce qui n’interdit pas de lumineuses références à l’actualité brûlante (le livre est, entre autres, dédicacé aux Syriens). Ainsi cette observation relative à la violence des identités imposées, la violence de l’Occident qui appelle « musulman » tous ceux qui ont un nom à consonance arabe ou turque. Ou encore cet extrait en référence à l’Etat Islamique, extrait quelque peu prémonitoire en regard des débats concernant la déchéance de nationalité : « J’entendais un spécialiste du Moyen-Orient préconiser qu’on laisse partir tous les aspirants djihadistes en Syrie, qu’ils aillent se faire pendre ailleurs ; ils mourraient sous les bombes ou dans des escarmouches et on n’en entendrait plus parler. Il suffirait juste d’empêcher les survivants de revenir. Cette séduisante suggestion pose tout de même un problème moral, peut-on raisonnablement envoyer nos régiments de barbus se venger de l’Europe sur des populations civiles innocentes de Syrie et d’Irak, c’est un peu comme balancer ses ordures dans le jardin du voisin, pas joli joli. Pratique, certes, mais pas très éthique » (p. 324).

La fin du roman signe le début de la fin de l’amour fou, le début de la déception. Sarah s’est éloignée vers l’est, à l’orient de l’orient, vers le bouddhisme. L’un de ses derniers courriers à l’adresse de Franz lui permet de faire référence à une chanson de Barbara ; « Que c’est beau Vienne, que c’est loin Vienne », à laquelle il répond par quatre vers d’une chanson d’hiver mise en musique par Schubert, non sans avoir affirmé qu’il détestait les chansons françaises et que Barbara était une « chanteuse triste à déraciner un chêne » :
«  »Quand reverdiront les feuilles à la fenêtre ? »
 »Quand tiendrai-je mon amour entre mes bras ? » »


Avant « Boussole », nous avions lu, de Robert Solé, « Hôtel Mahrajane ». Né à Héliopolis, l’auteur parle, à l’évidence, d’Alexandrie, même s’il la rapetisse quelque peu et lui donne le nom de Nari. Il n’y a rien à y voir, si ce n’est un fortin arabe (la citadelle de Kait Bey ?) et un petit temple grec . Mais il y règne surtout une atmosphère très particulière, celle du cosmopolitisme, de la vie commune d’Egyptiens, de Grecs, d’Italiens, de Juifs, de Français. Certes, cette vie commune a ses limites ; on peut s’aimer, mais les relations restent cachées et ne vont pas jusqu’à l’union. A chaque communauté, ses membres. Et à chacun, sa communauté.
L’Hotel Mahrajane est le carrefour de cette société décrite avec un peu de nostalgie, la nostalgie d’un monde qui n’est plus, parce qu’il a été mis à mal et progressivement détruit à partir de 1956, date de la nationalisation du Canal de Suez et de l’expulsion des Juifs. Une société musulmane, de plus en plus islamique par certains côtés, a progressivement pris la place. C’est ce grand remplacement que décrit ce roman avec délicatesse, avec l’amour que Robert Solé porte depuis toujours à son pays. Quant à l’hôtel, après être tombé dans les mains d’un assistant (porte-couteau) du gouverneur, il périclitera et sera incendié lors des émeutes révolutionnaires de 2011.

(DR)

Cette histoire nous donne l’occasion de revenir sur deux aspects de l’Egypte d’aujourd’hui qui, tous deux, concernent les femmes.
Le premier a trait aux violences sexistes, aux agressions collectives qu’elles subissent dans les rues et places égyptiennes et que certains font naître voici une dizaine d’année, en invoquant une date très précise, celle de la fin du Ramadan de 2006. Nous savons que cela est faux, et bien plus ancien, parce que des évènements identiques se sont déjà produits en 2002, dans des jardins publics du Caire, à l’occasion de Sham el Nessim, cette vieille fête d’origine pharaonique caractérisée de nos jours par des pique-niques géants. Un second argument est à rechercher dans l’existence, en 2000 et peut-être auparavant, de wagons réservés aux femmes dans le métro du Caire et le tramway d’Alexandrie. Si les femmes n’étaient pas importunées par les hommes dans les transports en commun, quel intérêt y aurait-il à leur réserver un wagon ?
Le deuxième sujet est celui de l’excision. Le ministère de la santé égyptien vient de publier une déclaration selon laquelle cette cruelle et sauvage tradition aurait disparu en … 2030. Pour être clair, les statistiques 2015 (Egypt Health Issues Survey) indiquent que 90% des femmes de 15 à 49 ans sont victimes de mutilations génitales. Dans le détail, il s’agit de 70% des 15-19 ans, 80% des 20-24 ans, et entre 89 à 97% pour les 25-49 ans. Il n’est pas interdit de croire à ces chiffres surtout lorsque l’on sait que le Population Council chiffrait en 1999 la part des femmes de 13 à 19 ans qui étaient excisées à 86%. Ce sont celles qui ont aujourd’hui de 30 à 36 ans.

Pardon pour ces digressions égyptiennes, mais, elles aussi, elles font partie des à-cotés de cet orientalisme auquel s’attachent encore beaucoup d’occidentaux qui se masquent ainsi vérité et réalité.