Chronique ordinaire du confinement …
1 – Les gradins de pierre sont emplis d’une foule qui crie, qui hurle et qui déclame les paroles que s’échangent deux comédiens masqués. Aujourd’hui,à Epidaure, se joue l’une des plus récentes pièces d’Euripide, une comédie intitulée « Les Bacchantes ».
Les comédiens, pieds nus, sont deux hommes, bien qu’il soit évident que l’un des rôles est celui d’une femme. Mais les femmes ne sont pas admises sur scène, tout comme les esclaves. Ce sont les costumes qui permettent de les identifier, ainsi que les masques que portent les comédiens, des masques faits de cuir et de bois. Ces masques ont deux trous pour les yeux afin que celui qui les porte puisse voir son environnement, et un large trou pour la bouche pour permettre au son de sa voix d’être audible.
Le masque interdit au spectateur de distinguer une quelconque expression. Il a pour but unique d’effacer la personnalité de l’interprète au profit de celle du personnage interprété.
C’est par son vêtement et par son masque que l’on sait que l’un des personnages est une femme. Et c’est par le texte déclamé que l’on apprend qu’elle se plaint des infidélités de son époux.
Quelques siècles plus tard, le Japon reprendra cette forme théâtrale, le Nô, en faisant s’exprimer des comédiens qui s’effacent totalement derrière leur personnage de scène, au moyen d’un masque. Seuls doivent être exprimés par celui-ci la condition, l’âge, le sexe, la classe sociale, les convictions de celui ou celle qui est interprété.
Au-delà du temps, en Grèce comme à Kyoto, le texte est poème, cri, cœur, flammes ou désespoir et rien ne doit venir distraire le spectateur. Ni sourires, ni grimaces, ni mimiques, il n’y a rien entre le masque et la plume.
2 – 1916, peut-être 1917. Le canon gronde presque jour et nuit sur les terres à betteraves qui jouxtent Verdun. A chaque explosion, le sol se soulève en gerbes de boue et de cailloux et se creuse de fosses où meurent soldats, chevaux et pensées tendres pour la femme laissée sur l’arrière.
Ce soir-là, le général a donné l’ordre d’attaquer la tranchée allemande qui se trouve à moins de 150 mètres devant notre propre tranchée. Alors nous nous sommes préparés, avons bu un café fort d’un goût hideux qu’il a fallu effacer par un verre de gnôle. Certains ont griffonné rapidement quelques mots à destination du vaguemestre, demain matin. C’est qu’il en faut du courage.
A la faveur de la tombée du brouillard, nous avons escaladé notre tranchée et entrepris de ramper, fusil à la main et masque à gaz autour du cou. Vingt minutes, nous avons rampé avant que de sourdes explosions nous préviennent que l’ennemi nous envoyait les gaz. Alors, nous avons ajusté nos masques et avons repris notre reptation.
Soudain, ils sont sortis de terre, comme des bêtes sortant d’un terrier, masque sur le nez. Et ils ont commencé à tirer et à transpercer les nôtres à coups de baïonnettes. Au travers des deux hublots de leur masque, on pouvait deviner leurs regards hallucinés, leurs yeux qui portaient la peur, l’horreur, l’angoisse, le sacrifice, la fin du monde.
Aujourd’hui, je suis là et bien content de l’être même s’il me manque une jambe. Désiré, mon copain, a eu moins de chance ; il s’est fait arracher la moitié du visage et l’on parle de lui comme d’une gueule cassée. Il porte un masque, assez bien imité, afin de camoufler tout ça.
3 – Hier soir, à la télé, le Président de la République, le Premier Ministre, le Ministre de la Santé, celui de l’Economie et ceux de l’Education et de la Culture, ont présenté le nouveau plan de confinement, de couvre-feu, de limitation de la circulation et les dernières consignes de distanciation physique ou sociale.
Et ce matin, tous les masques sont ressortis ! Je n’aime pas car j’ai beaucoup de peine à reconnaître celles et ceux que je croise. Je pense (je suis même convaincu) que pour identifier ceux que l’on rencontre, il nous faut voir non seulement leurs yeux, mais aussi la bouche. Le regard n’est bienveillant ou non, le sourire n’est accueillant ou non que si les plissements de la bouche et le mouvement des lèvres confirment tel ou tel sentiment.
Ces masques de non-tissé ou de toile plastique, même s’ils sont agrémentés de dessins, de motifs variés tous plus originaux les uns que les autres, voire même de logos commerciaux ou de slogans politiques, ne font que générer du stress, de l’angoisse et de la dépersonnalisation.
Certains (certaines!) vont même affirmer leur identité jusque dans le maquillage des yeux, puisque celui des lèvres ou des pommettes est devenu inutile. Mascara et eye-liner, couleurs audacieuses et inattendues, font leur apparition dans un mouvement de folle créativité. Cela ne remplace pas un franc et beau sourire, mais au moins nos regards restent masqués.
Il est vrai que celui qui dérange le plus, celui qui suscite le plus de peur, c’est celui qui n’a pas de masque !
4 – Il serait bien fou de déclarer que la Piazza San Marco est « noire de monde », tant la foule est bigarrée, colorée, joyeuse, agitée, désordonnée.
Ce soir, Carnaval bat son plein et la lune est parfaitement ronde. Une nuit consacrée à la folie, à la transgression de toutes les règles sociales, à la liberté débridée, se prépare. Toutes et tous ont mis le masque, lequel se limite le plus souvent à un loup qui ne couvre que les yeux et qui avantage les jolies bouches soigneusement peintes et favorise les sourires.
Voici deux masques qui déambulent bras-dessus, bras-dessous. Se connaissaient-ils il y a un quart d’heure à peine ? Et ces deux-là qui s’embrassent à pleine bouche ? Ou bien ceux-ci qui se regardent les yeux dans les yeux ? Des bandes bruyantes de garçons (?) ou de filles (?) traversent la place et s’enfuient par la Merceria Orologio et les ruelles jusqu’au Ponte di Rialto. Ils chantent, ils crient, ils délirent. Derrière le masque, ils ont changé d’identité et ont rejeté toutes les convenances d’habitude et d’usage. Leur souci premier est désormais de séduire et d’être séduit, en espérant que l’autre ne les décevra pas. Car il y a un risque à avancer masqué. Telle est la règle du jeu.
De la Riva degli Schiavoni, s’évadent des gondoles éclairées par de discrètes lampes à la proue et à la poupe. Dans chacune un couple s’en va dans la nuit, sous un ciel bleu sombre, qui mise sur des caresses et des étreintes à l’issue desquelles l’amant se démasquera peut-être …
5 – Il est près de 23 heures et ils viennent de frapper à ma porte. Quatre ou cinq jeunes, garçons et filles, des enfants de 9 ou 11 ans, qui viennent quémander quelques bonbons. Ils s’éclairent de lampes de poche et sont vêtus de costumes sombres et surtout de masques représentant des squelettes, des clowns grotesques, des sorcières, des vampires, des diables ou des figures de Scream, celui qui hurle avec une bouche déformée. Ce soir, c’est Halloween.
Je ne reconnais aucun d’entre eux et pourtant je suis bien certain qu’ils sont tous du quartier, des villas voisines de notre lotissement. Les parents ne les laisseraient pas partir seuls trop loin, dans la nuit, à cette heure tardive. Et sans doute qu’une mère les accompagne discrètement en restant cachée à faible distance.
Ils sont heureux, s’amusent bien, rigolent entre eux et poussent des « Houuu » pour se faire peur. Croient-ils vraiment à ce qu’ils font ? La date est symbolique, mais quel rapprochement peuvent-ils faire avec la mort en général ou celle d’un de leurs proches en particulier, s’ils n’ont pas eu à la rencontrer ?
Il est un très beau film d’animation de chez Disney-Pixar, « Coco », qui a davantage de signification que ce jeu qui cherche à faire trembler les adultes alors que l’on est bien en sécurité derrière son masque.
Je leur donne quelques confiseries préparées d’avance depuis un ou deux jours et ils filent sonner chez le voisin. Il n’y a pas de temps à perdre, à minuit ils mettront bas les masques et iront se coucher, bien sagement.
6 – Il n’y a pas de village à proprement parler. Les concessions, des groupes de cases, sont éparpillées parmi les champs et elles regroupent souvent une centaine de personnes. Mais aujourd’hui, se déroule une cérémonie bien particulière, la cérémonie funéraire d’une personnalité importante du village.
Toute la population dogon est là, des centaines de personnes, un ou deux milliers peut-être. Toutes et tous ont revêtu des costumes de fête. Les femmes portent de splendides boubous surchargés de colliers, de bracelets de cauris, de pagnes en raphia. Toute cette foule délimite un immense cercle de poussière au centre duquel ont pris place une ligne d’hommes portant des tambours, des djembés et des calebasses. Ils sont torse nu, avec un ensemble de lanières blanches qui tracent des lignes sur leur peau brillante et une sorte de pantalon bouffant noué aux cheville par une étoffe de couleur.
Le martellement de ces instruments de percussion génère une lancinante rythmique à laquelle il est strictement impossible de résister. Une sorte de transe frénétique, amplifiée par la chaleur et le soleil, que tout le monde reprend, le corps penché en avant en élevant alternativement les genoux bien au-dessus de la taille. Les femmes accompagnent cette danse par leurs mélopées qu’elles chantent à l’unisson.
C’est alors qu’arrivent les danseurs, également torse nu. Mais ils sont masqués, le visage et la tête recouverts d’imposantes constructions de bois qui cachent pratiquement toute la face et montent au-dessus de la tête de plusieurs dizaines de centimètres. Certains masques ont près d’un mètre de haut. Les masques permettent à leur porteur de voir, mais il est impossible de deviner ses yeux.
Les percussions ne s’arrêtent pas, elles accompagnent les sauts et contorsions des danseurs qui déclament, deux par deux, de courtes phrases sous forme d’incantations. Le masque leur est un attribut d’une force divine ou d’une volonté sociale intermédiaire entre les dieux et les hommes. Ils ne dansent pas pour eux-mêmes, ils ne dansent pas pour leurs spectateurs, ils sont habités. Ils sont les forces de la nature et accompagnent le défunt sur sa dernière route.
Texte écrit lors d’une session d’Ecriture Créative (Sophie Collignon/UIAD)