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Le gardien de Cordouan

Chronique ordinaire du confinement.

… juin 2019,

ça y est, j’ai enfin pris la décision d’envoyer mon dossier de candidature auprès du SMIDDEST. Il s’agit du Syndicat Mixte pour le Développement Durable de l’Estuaire de la Gironde. Ce Syndicat recrute, sur dossier de candidature, des gardiens pour le phare de Cordouan. Depuis que je suis seul, depuis l’accident, je ne parviens plus à vivre dans le bruit et l’animation de la ville, tous ces gens qui passent, qui vont, qui viennent, qui parlent parfois pour ne rien dire, qui s’amusent, qui grandiloquent, tous ils me font souffrir.

J’ai fait valoir toutes mes expériences professionnelles dont aucune ne correspond de près ou de loin aux compétences sans doute requises pour être gardien de phare. Je leur ai parlé de mon sens des responsabilités et du fait que la solitude n’était pas source d’inquiétude. J’ai fait quelques périphrases pour expliquer, sans le dire, que j’étais seul, que j’étais veuf. Il suffit d’attendre …

8 août 2019.

Je suis sélectionné ! A vrai dire, je ne croyais pas que cela soit possible. Alors, je me suis lancé à la découverte de ce phare, ce que, d’ailleurs, j’aurais du faire depuis longtemps. C’est le seul phare de France encore gardé par des hommes, même s’il est automatisé. Et ce n’est pas le Service des Phares et Balises qui le gère, mais bien le Syndicat Mixte auquel j’avais envoyé ma lettre de candidature. Il est situé à 7 km au large de l’estuaire de la Gironde, sur des hauts fonds, un plateau rocheux découvert à marée basse. C’est un Monument Historique, car il date des débuts du 17° siècle. De fait, je ne serai pas seul dans ce phare, et ceci pour deux raisons. La première est que les gardiens sont retenus sous forme d’un tandem. La seconde est que ce phare est ouvert aux visites du public, tous les jours en été, mais lors des fins de semaine uniquement lorsque je prendrai mon poste, dans un peu plus d’un mois. J’ai rendez-vous le 16 septembre. Avec le courrier d’acceptation de ma candidature, sont joints une formule de contrat de travail à retourner signée et une définition de mon poste.

Même si le fonctionnement du phare est automatisé, les gardiens ont de nombreuses occupations qui doivent bien remplir leurs journées. Maintenance du matériel, entretien des lentilles, polissage des boiseries, nettoyage des sols, recharge des réserves d’eau douce, menus travaux de menuiserie, peinture, plomberie, voire électricité, … auxquels viennent s’ajouter le devoir de vigilance et de surveillance de la navigation maritime (il faut éventuellement alerter les bateaux s’ils font mauvaise route) et l’écoute des avis nautiques relatifs à la météo et à l’état de la mer. De plus, lors des journées d’ouverture au public, il faut se transformer en guide afin d’assurer une visite qui plaise à des groupes d’une vingtaine de touristes qui ne sont là qu’à marée basse. Dans ma lettre de candidature, je parlais de « vivre libre »; en aurai-je le temps ?

14 septembre 2019.

L’agitation commence de me gagner; il me faut préparer mes bagages en ne retenant que le nécessaire pour vivre dans ce phare pendant quinze jours, sans oublier des draps ou un sac de couchage.A la suite de quoi, retour sur la terre ferme pour huit jours de pause. Ne souhaitant pas faire tous les quinze jours de longs trajets entre Cordouan et mon domicile terrestre, je suis à la recherche d’un appartement, un petit studio du coté de Royan.

Toutefois, j’ai décidé d’emporter quelques objets dont, bien sincèrement, je ne peux pas me passer. Mon appareil photo, mon ordinateur portable.Je suis avisé qu’il n’y a pas le wifi dans ce phare, mais l’ordi me servira pour écrire, pour lire (je téléchargerai d’ici le départ, c’est dans deux jours, quelques e-books) et pour regarder deux ou trois films. J’ai déjà chargé « Paris Texas », de Wim Wenders, ma pellicule favorite. Je rajoute une petite statuette en terre cuite, réalisée par ma filleule. Elle fait partie d’une collection de trois statuettes consacrées aux femmes, non !, à la femme. Je vous en parlerai un autre jour. J’ai pris également un bouquin, au sens propre du terme. Il s’agit de l’un des dix volumes de la collection « Tout Simenon » publiée chez Omnibus. Il y a là une dizaine des histoires policières du Commissaire Maigret, écrites sur papier bible. Enfin, j’emporte une photo, dans son cadre, de mon épouse et de mon fils. Tout doit tenir dans un sac à dos !

16 septembre 2019

Je suis à l’heure au rendez-vous fixé à Blaye, où se trouve le siège du Middest. Un entretien avec l’un desresponsables du Syndicat Mixte permet, à eux comme à moi, de faire connaissance et de bien définir les modalités de ce contrat. Nous partirons dans quelques heures, lorsque la marée sera bien basse. Il faut environ 35 à 40 minutes pour rejoindre le phare, que ce soit depuis Royan, en rive droite de la Gironde, ou depuis Le Verdon, en rive gauche. C’est de là que nous partirons, mais c’est à 75 km de Blaye. Une voiture de service et son chauffeur nous conduisent donc au port du Verdon.

Une fois sur le bateau, une petite vedette capable d’accueillir une quinzaine de passagers, l’émotion me gagne. J’essaie de la tromper en faisant quelques photos, jouant de l’objectif, utilisant même la fonction caméra. Je ne me souviens pas d’avoir pris un bateau de ce petit format pour une navigation de plus d’une demi-heure. La sensation est très différente de celle qui est ressentie sur un gros bateau, nous sommes beaucoup plus proches de l’eau, faisant corps avec les petites vagues.

Avant d’arriver, mon accompagnateur me demande de sortir de mon sac à dos le sac étanche qu’il m’était demandé d’avoir. Je dois y placer l’appareil photo, le téléphone si j’en ai un, le PC portable, mes papiers, l’argent de poche et tout ce qui représente de la valeur pour moi. Le phare se dessine devant nous, haute tour de pierre. Alors que nous en sommes encore loin, le bateau s’arrête, nous devons poursuivre à pied. 10 à 15 minutes de marche sur le sable, sur des rochers parfois glissants, avec de l’eau qui souvent monte jusqu’à mi-cuisse. Voilà pourquoi nos effets de valeur doivent être placés à l’abri !

Nous y sommes. Mon accompagnateur me sert de guide et me fait visiter le phare : 67 mètres de haut occupés par l’appartement du Roi, où d’ailleurs aucun roi n’a jamais mis les pieds, et son sol de marbre, la chapelle voûtée N.D. de Cordouan au 2° étage, puis les étages plus techniques avant d’atteindre les locaux attribués aux gardiens et, enfin, la lanterne proprement dite et sa lampe de 2000 watts. 301 marches … La portée des trois battements toutes les 12 secondes est de 17 à 21 milles, soit près de 40 km. Encore quelques explications, quelques consignes, quelques rappels quant au fonctionnement de la radio, et, surtout, surtout, l’information selon laquelle je serai seul pendant toute cette première semaine. Car celui qui devait faire tandem avec moi est tombé malade et n’a pu être remplacé. Cette information m’effraie quelque peu. Je me sens assommé par les responsabilités que je ne vais pouvoir partager avec personne. Je sais bien que ce phare est capable de fonctionner tout seul, mais quand même … Mon accompagnateur repart à pied, rejoindre l’embarcation qui l’attend. Il ne doit pas s’attarder, la marée montante va débuter.

Seul, je suis seul, quasiment au sommet de cette tour de pierre, si belle et si harmonieuse de jour. Mais la nuit, elle est presque invisible quand on est à ses pieds, alors qu’elle éclaire l’horizon par flashes éblouissants.

Du 17 au 22 septembre 2019.

J’ai pris possession des lieux et je m’habitue très bien. Aucun sentiment d’enfermement, de confinement, de privation de liberté, bien au contraire. Je me sens libre.

La journée se passe à réaliser les travaux définis dans le cadre de ma mission. Je me suis élaboré une sorte de planning, mais cela laisse du temps. Qui est mis à profit pour sortir sur le plateau rocheux qui porte le phare, afin de faire un peu de pêche à pied, des crabes ou des tourteaux qui pullulent dans les rochers et que je fais cuire, accompagnés de quelques crevettes roses. Il y a un équipement de pêche dans le phare, mais je ne m’y suis pas encore lancé.

Le temps est calme, la mer n’est parfois qu’à peine striée par quelques ridules. L’amplitude des marées est au plus bas, entre 39 et 47. Cela a permis à une petite colonie de phoques de venir gambader à quelques brasses du phare. J’ai réussi à les photographier. Hier, c’est un fou de Bassan, sans doute épuisé, qui est venu se poser devant l’entrée du phare, à quelques mètres, sur un rocher un peu proéminent. Il y est resté près d’une heure, sans vraiment bouger, et puis est reparti. Les mouettes et les goélands, quant à eux, tournent en rond dans le ciel et poussent leurs criaillements peu agréables.

Hier encore, je suis monté, en fin d’après-midi, sur la couronne sommitale. La mer était devenue un peu agitée et les vagues serrées étaient toutes couronnées d’une frange d’écume. Je me suis imaginé être un berger à la tête de milliers de moutons.

Phare de Cordouan, le 16 octobre 2009 (C)Travers/SIPA

Quand vient la nuit, la température encore tiède permet de s’asseoir à l’extérieur et d’écouter le bruit des vagues, le bruit léger du vent. Curieux comme je ressens cette solitude, que je voyais parfois être un peu celle d’un prisonnier volontaire, devenir un moment de liberté. Tout à l’heure doit arriver mon co-gardien, profitant des derniers moments de temps clément.

Du 23 au 30 septembre 2019.

Nous venons de passer l’équinoxe d’automne et le temps s’en ressent. Il fait beaucoup de vent. Il fait plus froid. Les nuages donnent l’impression de rouler sur l’océan. Il devient difficile de se tenir sur la galerie extérieure, tout en haut du phare. Et pourtant quel panorama sublime, quels tourments dans les vents contrariés et dans les embruns qui montent jusqu’à cette hauteur. J’ai fait visiter le phare à mon équipier, tout comme on me l’a fait visiter voici à peine une semaine. Cela me paraît si loin déjà. Il en est resté muet, la bouche ouverte ! Il faut dire que le paysage est à couper le souffle au sens littéral, tant le vent est puissant.

C’est un artiste ! A coté des écrits de Georges Simenon, il a déposé deux ou trois carnets de croquis et des crayons, feutres et marqueurs. Il est volontaire, tout comme moi, et veux faire une expérience, ainsi qu’il dit. Ce qu’il dessine n’est pas figuratif. C’est un plasticien contemporain et je ne comprends pas toujours les impressions, les sentiments, les émotions qu’il veut retranscrire dans les courbes et circonvolutions en 3D qu’il trace sur le papier. Alors, nous en discutons longuement, en restant bien enfermés dans notre petit logement en haut de la tour, assis au fond de nos fauteuils.

Le coefficient de marée est impressionnant, 108 à 115, à marée basse, la mer se retire très loin. Malheureusement, nous ne pouvons guère en profiter tant le vent est puissant et les grains inattendus. A marée haute, les bases de notre tour sont affrontées par les vagues déferlantes qui viennent s’y écraser, libérant des gerbes de mousse et d’écume pratiquement jusqu’à la lanterne. Le vent souffle et secoue le bâtiment qui résonne et vibre.

Il aime bien la petite sculpture que j’ai apportée avec moi. Elle représente une femme assise, tenant sur son corps une sorte de couverture, de serviette, la cachant intégralement à l’exception des genoux et des pieds qui dépassent de part et d’autre. Je n’ai jamais su lui donner une signification, mais je l’aime. Ensemble, nous regardons « Paris, Texas ». Sans un mot. C’est un film sur des douleurs d’hommes …

1er octobre 2019.

La relève aurait du avoir lieu aujourd’hui. Par radio, nous avons été avisés qu’il n’en serait rien, tant la tempête gronde. Nous attendrons quelques jours supplémentaires.

Texte écrit lors d’une session d’Ecriture Créative (Sophie Collignon/UIAD)



		

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