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La Place Tahrir n’est pas l’épicentre de l’Egypte

Sham el Nessim, Printemps 2002, il y a dix ans. Sham el Nessim n’est pas une fête musulmane, ni une fête chrétienne (copte). Non, il s’agit d’une très ancienne fête égyptienne, au sens de l’histoire pharaonique. Cette fête est l’un des « ancêtres » de notre Pâques. Elle est destinée à fêter le retour du printemps. A cette occasion, les égyptiens sortent en foule et se retrouvent dans les jardins publics où ils pique-niquent de façon souvent très collective. Laitue et « fessir » (poisson fermenté et séché) sont au menu.

Sham el Nessim (C)Mohamed el Shamy


Au printemps 2002, au Caire, Sham el Nessim a été marqué par des agressions sexuelles à l’égard de groupes de jeunes filles qui se promenaient. Le fait avait été suffisamment important pour faire l’objet de quelques retranscriptions dans la presse. Mais des agressions sexuelles, il y en a toujours eu en Egypte et ce n’est pas pour rien que les métros et tramways ont un wagon spécialement réservé aux femmes.
Nous avons personnellement assisté, en 2001-2003, sur la Corniche d’Alexandrie, à des scènes de jeunes ados à peine pubères se précipitant en groupe sur des jeunes filles pour leur attraper les seins et s’enfuir en courant !

En mars 2009, France 24 réalisait un reportage sur un centre d’auto-défense proche du Caire où les jeunes filles et jeunes femmes de 10 à 25 ans apprenaient à se défendre d’agresseurs sexuels. Le même France 24 remet ça en mai 2012 dans une chronique (http://observers.france24.com/fr/content/20120525-pourquoi-harcelement-sexuel-est-il-devenu-fleau-transports-egyptiens) de ses « observateurs ». Non, les histoires racontées dans le film « Les femmes du Bus 678 » ne sont pas du cinéma !

La Place Tahrir, depuis plus d’un an, est le lieu où ces agressions sexuelles peuvent se réaliser avec le plus de « facilité »: la foule, l’anonymat, … Oui, il est vrai que les forces de police ou de l’armée usent et abusent de ces procédés. Mais elles ne sont pas les seules et il est probablement faux de leur attribuer la quasi totalité des évènements qui peuvent se passer sur cette place et, à plus forte raison, une démarche délibérée. Les agressions sexuelles à l’égard des femmes sont une constante des relations hommes/femmes en Egypte. Les évènements du Printemps 2011, dans leur générosité, ont pu faire croire qu’un mieux se dessinait. Il n’en est rien et les évènements du Printemps 2011 sont bien loin maintenant !
Alors, instrumentaliser une scène de violence comme celle de la « femme au soutien-gorge bleu » pour en faire le symbole de la « politique d’agression » des forces armées s’assimile à une manipulation. Regardez attentivement la totalité de la vidéo et vous y verrez trois hommes au comportement très différent.
Le premier traîne cette femme sur le sol en la tirant par le bras et, ce faisant, il la dévoile en ouvrant sa tunique.
Le second, un sadique, se défoule à coup de brodequins sur le ventre et la poitrine de la victime.
Le troisième, honteux ou respectueux, cherche à remettre en place la tunique de la jeune femme de façon à recouvrir son corps.
Trois hommes, trois comportements. Au cœur d’une scène de violence, toute la « diversité » des comportements de l’homme égyptien !

Autre lieu commun des fantasmes des commentateurs de la révolte égyptienne: le prétendu « empire économique » de l’armée qui, à lui seul, justifierait son maintien de toutes forces à la tête du pays. Même Tahar Ben Jelloun s’est récemment fendu de cette expression: « l’empire économique de l’armée » ! Qu’en est-il de cet empire ?
Tout comme d’autres se sont fait un nom en devenant le blogueur ou la blogueuse qui a déclenché la révolution, il existe une chercheuse, professeur d’économie politique à l’Université Américaine du Caire, qui se fait un nom et une réputation sur le dossier de l’empire économique de l’armée. Il s’agit de Zeinab Abul-Magd. Depuis six mois, elle se répand dans une foule d’organes de presse ou de sites internet pour dire toujours la même chose: certains sites sont même payants pour ne rien obtenir de plus que les autres.
Que dit-elle ?

  • Que les Forces Armées (SCAF) sont à la tête de nombreuses entreprises au travers de holdings et que les revenus de ces entreprises restent non contrôlables.
  • Que cet empire économique censé représenter de 20% à 40% du PIB de l’Egypte constitue le motif majeur pour que les Forces Armées s’incrustent dans le paysage politique et refusent toute évolution démocratique. (Le chiffre de 40% est tellement ahurissant que c’en est à se demander ce que font les autres (http://www.theofficialboard.fr/company/search?country=Egypte&alphaSort=&q=&o=0): Orascom, Arab Contractors, Mansour, Mobinil, …)
    Pour servir cette démonstration, les affirmations les plus diverses et les plus péremptoires sont assénées pêle-mêle.
  • L’aide américaine à l’armée est intégrée à son prétendu chiffre d’affaires.
  • Les participations de généraux ou officiers égyptiens aux structures de commandement de nombreuses sociétés privées sont assimilées à des prises de pouvoir des Forces Armées.
  • Le rôle fondamental que doit jouer l’armée dans la production de farine et de pain, « populaires » et subventionnés, est assimilé à une « juteuse affaire ».
  • L’importance des emplois civils est passée sous silence, alors qu’elle représente quelques 10% à 20% de la population égyptienne.

    Pourtant Zeinab Abul-Magd ne soulève aucun lièvre et ce ne sont pas ses craintes d’être un jour arrêtée ou inquiétée par les tribunaux militaires qui doivent faire illusion: d’autres avant elle ont abordé le sujet.
    C’est notamment le cas du site « Les clés du Moyen-Orient » (http://www.lesclesdumoyenorient.com/L-armee-et-le-pouvoir-en-Egypte.html), avec un post très complet de Sophie Anmuth.

    On y découvre les structures précises au travers desquelles l’Armée exerce son action économique: l’Organisation Arabe pour le Développement Industriel, l’Organisation du Service National ou NSPO (http://www.globalsecurity.org/military/world/egypt/nspo.htm) et le Ministère de la Production Militaire.
    On peut y lire que « Officiellement, si l’armée a autant d’importance dans l’activité économique, c’est pour être autonome financièrement et éviter de peser sur le budget de l’État. Mais en réalité, l’Etat en subventionne une grande partie. »
     »L’activité économique de l’armée sert donc, d’une part à justifier sa taille et la part du budget qu’elle reçoit, d’autre part à s’assurer la loyauté des officiers. »
     »Cette influence économique traduit toutefois le désir de la Présidence de « s’acheter » les faveurs de l’armée, bien plus qu’une réelle emprise économique de l’armée sur la politique. Sur un plan purement économique, le jeu des commissions enrichit l’establishment militaire et assure l’élite économique de continuer à recevoir des contrats de la part de l’armée. »

    Pour sa part, le Financial Times (http://www.ft.com/cms/s/0/a301b6ec-435b-11e0-8f0d-00144feabdc0.html#axzz1yqQxOR2E), dès février 2011, s’intéressait aux productions de l’armée égyptienne, en particulier à l’eau minérale SAFI dont il prétendait qu’il n’y avait pas de publicité détectable (http://www.smigroup.it/smi/repository_new/doc/SAFI_FR.pdf) !

Il arrive même à cette armée de sauver l’Egypte en venant à la rescousse des finances de l’Etat (http://www.rfi.fr/afrique/20111203-egypte-armee-vient-finances-etat-pret-milliards-banque-centrale) !

Bien davantage que la seule défense d’un supposé « empire économique », les Forces Armées égyptiennes jouent un rôle politique beaucoup plus décisif, qui est celui du pouvoir à la tête de l’Etat, des Gouvernorats, des Administrations … Depuis Arafat, l’Egypte vit sous un régime militaire: ce n’est pas le renversement de Moubarak qui y a changé quelque chose. Et les Forces Armées ne sont pas prêtes, empire économique ou non, à céder leur place politique. Les résultats des récentes élections présidentielles en sont la preuve et nous saurons bien un jour quel marché a été conclu entre les Frères Musulmans et les Forces Armées.

Il y a quelques jours, nous nous demandions si l’Egypte avait un avenir démocratique proche (L-Egypte-a-t-elle-un-avenir-démocratique-proche).
Dans un tout récent billet du « Monde » (24 juin), Caroline Fourest se pose un peu la même question. Et elle pense pouvoir y répondre positivement et avec optimisme en disant que « le feu n’est pas éteint. Il couve sous les cendres et peut repartir à tout instant ».
« Une autre voie se dessine enfin, portée par une jeunesse connectée à Internet, dévoreuse de débats contradictoires, et bien décidée à transformer ces révolutions en chemin vers la démocratie réelle, c’est-à-dire l’alternance ».

Nous également, nous voulons croire à cette « autre voie ». Encore ne faut-il pas oublier ce que Caroline Fourest elle-même dit dans son billet: l’Egypte est un pays de 80 millions d’habitants, dont 30% (et non 70% !!) sont analphabètes et 42% (un chiffre en constante croissance) vivent en-dessous du seuil de deux dollars quotidiens. Et deux dollars, c’est déjà beaucoup quand on sait que le salaire moyen égyptien est actuellement d’environ 100 € par mois.
Très honnêtement, est-ce que ce sont ces égyptiens-là qui vont ranimer la flamme ?

La Place Tahrir n’est pas, ni dans l’espace, ni dans le temps, l’épicentre de ce qui se passe profondément en Egypte. Ce n’en est que la surface, voire même les éruptions de surface. Il se passe, aussi, des évènements importants ailleurs que sur la Place Tahrir. Il faut quitter Le Caire et abandonner les idées toutes faites: l’Egypte de demain se prépare à Alexandrie, à Port-Saïd, à Suez, à Mansourah, à Tanta, dans la vallée du Nil, partout où le peuple a et aura envie que la vie évolue vers plus de justice.

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