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Les derniers écrits de Paul Berret (2)

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ASPECT GENERAL

Le territoire du canton de Saint-Marcellin est l’une des régions de notre département les plus variées, les plus pittoresques, et historiquement les plus intéressantes de tout le Dauphiné. Elle en est le centre, le « rognon » ainsi qu’en disent les habitants de Tullins ; c’est là qu’ont résidé, la majeure partie de l’année, les Dauphins depuis l’an 1258 ; et c’est à Beauvoir que se sont déroulés les évènements les plus importants pour l’histoire de la province. Le Conseil Delphinal a siégé à Saint-Marcellin.

Aux touristes le pays offre le triple aspect d’une plaine de fécondes productions agricoles, les coteaux des pentes et du plateau couverts de forêts, de vignes d’excellents crus et de cultures récoltables, la montagne du Vercors septentrional, des gorges, des routes audacieuses en encorbellements et en tunnels, des sommets boisés d’où la vue s’étend sur l’ensemble de la contrée.

C’est un pays merveilleux pour les villégiatures, le centre même du tourisme dauphinois. Regardez d’une des pentes du Vercors la plaine qui s’étend à vos pieds. (ainsi que le dit Lamartine p.5 (1) Lamartine aurait pu dire mieux encore, à regarder cette plaine complantée de mûriers, de noyers, de châtaigniers, tous arbres de forme ronde, quand on les aperçoit par leurs sommets le pays semble évoquer l’image d’une forêt d’orangers verdoyante et touffue.

Les coteaux sont dominés à 600 mètres d’altitude par le plateau de Chambarand, où s’étend un champ de tir long de 18 kilomètres et large de deux. La forêt, presque toute entière en taillis, est giboyeuse ; elle est vallonnée : dans les source abondantes et claires y circulent de toutes parts, et forcément çà et là de petits lacs. Sur les hauteurs dans les éclaircies la vue se prolonge jusqu’aux sommets du Forez et du Vivarais à l’ouest, sur les cimes du Royannais et du Vercors au sud. Des religieux y habitant la Trappe de Chambarand, défrichaient, cultivaient et fabriquaient une bière renommée. Ils sont remplacés par des religieuses qui vendent des fromages appréciés.

La montagne du Cirque de Lente à la pointe de l’Echaillon est l’une des plus curieuses et des plus étrangement découpées parmi les hauteurs du Vercors. La route de Combe Laval, les Goulets, les Ecouges et les cascades des Gorges du Nan, les airelles des Coulmes avec leurs coqs de bruyère, la cascade de Ruzan, le vallon de Presles y font l’admiration des touristes. Partout des galeries souterraines et des grottes de hauteur considérable, celles de Saint-Nazaire, d’Herbouilly, de Chorange, de Bournillon.

Plaine, coteaux, montagne sont peuplés de ruines qui évoquent le passé dramatique de ce Dauphiné des Dauphins, Rochechinard où fut prisonnier le sultan Bajazet, Bressieux, où Mandrin faillit épouser la comtesse Marguerite de Valbelle, le Château Golard, rendez-vous proche de Chatte où François put aborder Diane de Poitiers, les Loives des Chevaliers de Malte.

Le Grand Serre avec ses vieux remparts et ses cinq portes fortifiées, la Tour de Saint-Quentin, la Tour d’Arnieu, le Château Pillard, l’arsenal de Guigues VII à Tullins, et les vestiges de Flandène, volé avec tant de ruses par Louis XI, et berceau de la famille des Lyonne.

On trouvera tous les détails concernant toutes ces curiosités naturelles ou historiques de la plaine, des coteaux et de la montagne dans les descriptions et l’histoire des cités, des villages et des hameaux. Une des excursions la plus proche et la plus intéressante historiquement de Saint-Marcellin, est celle de l’Abbaye de Saint-Antoine, distante de 11 kilomètres. Des cars qui remplacent aujourd’hui la voie ferrée du tramway déposée, y conduisent.

A quatre kilomètres. on arrive à la petite cité de Chatte (altitude 285 m ; 1550 habitants). D’aspect moderne malgré son antiquité probable, car on a pu y découvrir les traces de la route romaine qui allait du Royannais à Roybon par Chevrières, Murinais et les Chambarands. L’église actuelle date de 1842. Chatte conserve son importance ecclésiastique car elle ne possédait pas moins de six chapelles. Une seule a été reconstruite en 1867 telle qu’elle existait au moyen-âge, grâce à la libéralité de M. Paul Chabert d’Hières.

Chatte a conservé son vieux château-fort qui appartint d’abord à Joachim de Bue, puis à Sébastien Bottarel, bourgeois de Romans, qui le légua en 1882 aux pauvres de l’hôpital général de Romans. Ces héritiers eurent des descendants. Ils sont inconnus aujourd’hui, des Boffin de La Sône aux La Baume Pluvinel de la Roque. Quelques parties des logis, sans doute vendues par les propriétaires, sont encore intactes , mais d’autres sans occupants connus, sont en ruine et constituent un danger permanent pour les rares familles qui continuent d’y vivre. Dès 1566, le château a du être fortement endommagé car il fut le théâtre d’un terrible combat où le baron de Gordes battit les protestants. D’importantes réparations furent exécutées dans les années qui suivirent. En 1905, une façade s’est écroulée et a mis à jour une construction en tuf, datant, croit-on, du X° siècle ; on y voyait encore en 1922 une porte à plein cintre et des barbacanes pour le tir de l’arc et de l’arbalète.

De Chatte, la route qui mène à Saint-Antoine traverse une série de petites collines qu’ombragent des taillis de châtaigniers.

Saint-Marcellin est une petite ville de 3700 habitants. Elle est située à 281 mètres d’altitude sur la rive droite de la Cumane, à trois kilomètres et demi de l’embouchure de ce torrent dans l’Isère, et au pied d’un coteau qui produit des vins […]. Elle a de bien beaux boulevards ombragés par des platanes séculaires : le boulevard Brenier de Montmorand, celui du Champ de Mars et le Cours Gambetta ; on y voit de grands bâtiments modernes : le Palais de Justice, la Caisse d’Epargne, le Gymnase, des Bains et y attenantes de belles salles destinées aux expositions de peinture et d’art décoratif. Elle possède de beaux groupes scolaires et d’importants magasins à tabac, la façade est sans style.

La Mairie avec sa grande salle de réunion pour le Conseil Municipal et sa Salle des Fêtes. En face, sur la place d’Armes où se tiennent les marchés, un élégant kiosque à musique où la Lyre Saint-Marcellinoise donne de fréquents concerts. Ce kiosque occupe la place ou devait, sous le Premier Empire, s’élever une magnifique fontaine, haute de 10 mètres et couronnée d’un globe et d’un aigle impérial.

Son église est également récente. La première église, consacrée en 1119 par le pape Calixte II a été brûlée. L’église rebâtie a perdu sa physionomie médiévale, mais elle reste dominée par un clocher du XII° siècle avec des mâchicoulis et avec quatre tourelles à l’orifice de la flèche. A gauche s’élève le vieux château dont certaines parties datent du XI° siècle, rendez-vous de chasse au temps où la Forêt de Claix n’était pas encore défrichée, s’étendant sur le terrain de la ville actuelle.

Ce château était défendu au nord par l’une des plus hautes tours parmi les 14 dont le Dauphin Humbert II avait fortifié la cité. Il a été surélevé à plusieurs reprises et notamment au XVIII° siècle. Toute la partie supérieure est de construction nouvelle et un cinéma est installé au-dessus de la salle où festoyaient, au retour de la chasse, les seigneurs du onzième siècle.

Elle possède une belle promenade sur le coteau de Joud. La dénomination de Joud dérive de ludus ; ludus campestris, c’est le nom dont les latins désignaient les exercices militaires. C’est à Joud que s’exerçait la garnison des milices delphinales. On accède à Joud par un vieil escalier de pierre de 102 marches, le long des antiques remparts, à l’entrée nord de la ville ; on peut y parvenir par la montée du Calvaire qui longe le côté extérieur des fortifications. De Joud, on aperçoit la riche plaine qui s’étend du nord-est au sud-ouest des rives de l’Isère, les ruines du château delphinal de Beauvoir, la cascade du Ruzan et toutes les anfractuosités des gorges du Nan, failles étroites à Cognin, la Drevenne aux Ecouges, ainsi que les murailles de quartz de la Gorge aux Fées.

La ville de Saint-Marcellin, renommée pour ses fromages et ses vins, a passé et passe encore pour la cité de France où l’on mange le mieux. Tous les Saint-Marcellinois vous racontent l’histoire de la prise de la ville par le terrible baron des Adrets en 1562. Cette histoire a été écrite maintes fois en prose et en vers, mais ici les vers conviennent mieux, puisqu’il s’agit d’une manière d’épopée.

La Cumane reçoit près de son embouchure le ruisseau du Savoret qui y parvient souterrainement en quittant Saint-Marcellin. Le Savoret qui alimentait au moyen-âge les fossés des fortifications est aujourd’hui souvent à sec ; mais il est sujet à des crues rapides dans les périodes de pluie. En 1900, il inonda la partie basse de la ville et les eaux s’élevèrent jusqu’à 1 mètre 10.

La Cumane, à l’est, qui baigne au bas des pentes les remparts de la ville est aujourd’hui franchie par deux ponts : le viaduc du chemin de fer de Grenoble à Valence, long de 120 mètres, haut de 35, avec 9 arches, et un pont de pierre pour les voitures et les piétons. Il y a un siècle encore, il fallait descendre presque jusqu’au lit de la rivière pour la traverser hors la ville à quelque distance de la porte de Vinay, sur un pont de bois dont il ne reste aucun vestige. Moins héroïquement, mais en toute sécurité, on retrouvera aujourd’hui à l’Hôtel de France la savoureuse cuisine du seizième siècle. Le propriétaire actuel, M. Guttin, a eu l’heureuse idée de restituer dans sa forme première le réfectoire des Carmes d’où fut tiré le Grand Prieur pour être écartelé. Ce réfectoire a obtenu la première médaille au concours des salles à manger d’hôtels. Il existe à Saint-Marcellin deux autres hôtels : l’hôtel Thomé rue de Beauvoir (2) et l’hôtel Reynaud, sur la route de Romans.

Il ne serait pas impossible de faire dans Saint-Marcellin d’autres résurrections car, bien qu’invisibles au premier aspect et dissimulées sous le maquillage de crépissages épais sur leurs façades, toutes les constructions de la ville ancienne subsistent, ça et là se dressent encore les murailles ou se découvrent les soubassements de l’enceinte de Humbert II avec ses quatorze tours et les quatre portes : la porte de Romans, la porte de Chevrières, la porte de Vinay et celle de Beauvoir. Une tour d’est, conservée, adhère à l’angle de la place Lacombe-Maloc. Il n’est presque pas une de ces maisons à façade artificielle, qui ne révèle dès l’entrée des salles voûtées et des escaliers de pierre datant du moyen-âge : car les propriétaires de ces immeubles obtinrent dès le 15° siècle moyennant une redevance d’utiliser pour les constructions les anciennes murailles devenues inutiles après l’invention des canons et des armes à feu.

On peut suivre entièrement la ligne de ces murailles. Partant de la gare de Saint-Marcellin, située à l’est de la ville, dirigez-vous dans la direction de l’ouest. Nous voici en face du monument aux morts de la guerre de 1914-1918, élevé derrière le tribunal. Contournons le bâtiment, traversons le cours Gambetta ; à l’entrée du passage, au dehors, à droite et à gauche nous apercevons une ruelle ; c’est le chemin de ronde des milices delphinales, les remparts étaient doubles et un chemin d’une largeur de 4 mètres les séparait. Ils sont, avec leur construction en cailloux roulés, très bien conservés. Seules, les tours ont été rabattues dans leur partie haute, et les deux murs intacts font la partie arrière des constructions qui s’étendent d’une part entre le cours Gambetta et le chemin de ronde, d’autre part entre ce chemin à la Grande Rue. Suivons ces remparts à gauche. Ils nous mènent à la tour intacte de la place Lacombe-Maloc, attenante au réfectoire médiéval de l’Hôtel de France.

Tour des remparts à l’angle des places Lacombe-Maloc et Déagent

Porte de Romans-Gravure 1829

Nous traversons la Grande Rue à l’emplacement de la porte de Romans démolie en 1820, mais dont un peintre anonyme nous a légué un tableau d’une minutieuse et pittoresque exactitude et nous atteignons le boulevard du Champ de Mars. Ici, tout est dissimulé par les façades où sont installées des portes et fenêtres modernes, où, face au Champ-de-Mars, une série de cafés offrent leurs tables aux maquignons. On chercherait en vain sur ces constructions aux fausses fenêtres la trace des fortifications : ce n’est qu’à leur arrière donnant sur des hangars et des cours qu’on peut distinguer les vieilles murailles, et nous allons ainsi à la suite par le boulevard Brenier de Montmorand jusqu’à la rue de Chevrières, ici nouvelle porte dont la vue a été prise par le peintre de 1820. La rue traversée, nous sommes au pied de la montée du Calvaire. Escaladons, les maisons sont basses, elles ont été bâties sans ordre, à la hâte semble-t-il, et laissent voir les matériaux des remparts. D’ailleurs une tour, décapitée, reste debout. En haut, c’est la promenade de Joud et nous redescendons par les cent marches à la Grande Rue. Celle-ci traversée, nous suivons la rue du Chapeau Rouge, chemin qui longe l’ancien lit très large de la Cumane d’un coté, un sol fécond grâce aux crues de la rivière et propice à la culture maraîchère, de l’autre les remparts et qui aboutit à la place Château Bayard qui nous montre (une fois franchie la rue de Beauvoir), la ruelle des remparts par où nous commençâmes notre excursion.

La rue du Chapeau Rouge doit son nom à son enseigne : un chapeau de couleur rouge. L’auberge du Chapeau Rouge figure parmi les 12 auberges énumérées dans l’ordonnance de l’Intendant du Dauphiné, en date du 28 août 1693 « le logis du Chapeau Rouge, tenu par Etienne Rey, hôte qui vend pain, vin et viande ; il est d’une médiocre aisance ».

Le Dauphin Humbert II établit son système de fortification afin de défendre et d’élargir à la fois le territoire de la ville, il existait déjà une enceinte fortifiée de moindre étendue. Il est malaisé d’en suivre aujourd’hui les traces. Toutefois nous savons par une notice de l’abbé Martin, dans l’Album du Dauphiné, qu’une tour, la Tour de Saint-François, s’élevait à l’emplacement de la Halle, marché couvert aux énormes et innombrables poutres de bois, datant de 1766, qui ne fut démolie que vers 1900. Cette Tour, datant de la même époque que le rendez-vous de chasse du Château, servait à abriter la meute et les piqueurs qui attendaient là le signe du départ. Une partie de cette enceinte est encore visible entre l’entrée de la rue de Chevrières et la place Sully, dont elle longeait la partie Est de là elle continuait à travers les hangars et les jardinets de la rue Tardivonnière.

Place Sully – Photo Paul Berret

Renvois

1 – Paul Berret fait une référence à Lamartine, en citant « p.5 ». Il semble qu’il s’agisse des « Méditations Poétiques », publié en mars 1820, dont le cinquième poème est intitulé « Le vallon », poème consacré au paysage environnant le Château de Pupetières, à Virieu, et dont Paul Berret a fait une analyse spécifique. (cf « Le “Vallon” de Lamartine », Mercure de France, 1er août 1933)

2 – L’Hôtel Thomé, sauf erreur, n’était pas situé rue de Beauvoir mais rue Saint-Laurent, à Saint-Marcellin.

(à suivre)