Abasourdi, il déclina son prénom et demanda à Kadiatou s’il pouvait la rappeler plus tard, un autre jour, ce à quoi, elle lui répondit que oui. Comme il connaissait désormais les horaires approximatifs pendant lesquels il pouvait la joindre, il n’en demanda pas plus, salua et raccrocha.
Passant à la cuisine, il ouvrit le réfrigérateur, prit une bière et revint s’asseoir dans le canapé. En une sorte de vertige, les idées s’enroulaient les unes aux autres. Que d’interrogations, que de remises en question au cours de ces dix derniers jours. La longue, très longue, communication téléphonique qu’il venait d’avoir lui laissait un goût d’incomplet, d’inachevé. Le voilà en possession d’objets chargés d’une grande valeur symbolique, appartenant à un homme qui a quitté son pays pour venir travailler en France, qui ne cherche pas à préserver ou récupérer son bien et qui est introuvable. A t-il quitté la région ? Est-il malade ? Plus grave encore, est-il encore en vie ? Et face à cela, une jeune fille heureuse et satisfaite d’avoir des nouvelles de son père, d’acquérir la certitude qu’il a bien traversé le désert et les océans, et convaincue qu’il reviendra pour apporter de l’argent à elle et au reste de sa famille. Et maintenant qu’en fait il savait l’essentiel, que pouvait-il faire ? Retrouver cet homme, cet Amadou Djiguiba, lui paraissait impossible. Très probablement n’avait-il aucun statut légal en France, un « sans-papiers » comme on dit. Et de quel titre pourrait-il, lui, se prévaloir pour questionner des organismes sociaux, des collectivités ou des entreprises ? Et pourtant, il lui fallait en savoir davantage, comprendre la destinée de cet homme et comprendre l’attente presque joyeuse de Kadiatou. Il prit la décision d’appeler à nouveau la semaine prochaine.
Il appela donc à nouveau huit jours plus tard. Puis encore huit jours après. Et c’est ainsi qu’il se mit à appeler régulièrement Kadiatou dont il apprit à connaître la vie de son père, puis sa propre vie à elle. Afin de favoriser les échanges, il proposa à Kadiatou de se rendre à la petite boutique internet de son quartier. Elle lui avait expliqué que cet « Internet Café » était à deux pas de la concession où elle habitait et qu’elle connaissait un peu le gérant, un cousin éloigné. De toutes façons, s’il fallait l’aider à payer ses communications, il le ferait et lui ferait parvenir le nécessaire. Mais ainsi, ils pouvaient discuter devant la webcam sans avoir l’obligation d’écrire.
Kadiatou lui raconta que son père était technicien en comptabilité, il avait suivi une formation, mais il n’avait jamais pu trouver un emploi dans ce domaine. Alors, il vivait de petits boulots sur le marché en attendant l’occasion de partir en Europe pour faire fortune et rapporter cette richesse à sa famille. Il parlait des villes illuminées, des magasins qui sont ouverts jour et nuit. Il décrivait les voitures brillantes et modernes. Il promettait à sa fille de lui rapporter une robe, une belle robe, les femmes d’Europe sont si bien parées.
Le marché, c’est pas loin, c’est juste là derrière, ce n’est qu’un immense labyrinthe de rues et ruelles en terre battue avec ses centaines d’étals, souvent posés à même le sol. Il y a là les marchands de fruits et légumes et leurs empilements audacieux, les mélanges de couleurs et de parfums. La marchande de calebasses, vêtue d’un boubou bleu vif, qui attend les clients, assise sur le sol à coté d’un vendeur de bassines en plastique, dont nombre d’entre elles sont issues de la récupération ou du recyclage des matériaux.
Ils sont plusieurs dizaines de stands à se suivre et à se toucher. Constitués d’une estrade basse placée devant un abri de tôle, ils exposent des centaines d’ustensiles divers: des seaux bleus, des cuvettes, des récipients à couvercle et à bec verseur, tout comme des bouilloires, mais comment s’en servir sur un feu ? Leur étalage fait appel à de savantes combinaisons de couleurs, les assemblages sont souvent impossibles et nul ne comprend comment tout cela tient debout. Le toit de la cabane servant d’échoppe est totalement investi par des seaux multicolores accrochés par leur anse de métal au moindre appendice de bois.
Plus loin, abrité par un petit étal fermé et équipé d’une vitrine, le marchand de souvenirs propose des têtes sculptées, des statues d’ébène, des colliers de perles, des éventails tressés, des figurines de bronze, des djembés et des tambourins de toutes tailles.
Là, c’est le bord du « goudron » où la circulation des voitures et surtout des motos est incessante. Les taxis collectifs, peints en vert, se taillent une trajectoire dangereuse pour les piétons, les motocyclistes, les rares cyclistes. De l’autre coté de l’avenue, une dizaine de jeunes attendent un éventuel client, ou un donneur d’ordres. Ils sont assis chacun sur une charrette renversée. Ils plaisantent, se racontent des histoires.
Et voici, dans un bric-à-brac particulièrement malodorant, le vendeur de peaux et de produits médicaux. On y retrouve des caïmans, des têtes de singes, des peaux de hérissons, des sacs entiers de coquillages et de carapaces de tortues. Son voisin possède un étal bien semblable, mais la proportion de peaux de jeunes animaux y est bien plus grande. Il vend aussi quelques carapaces de tatous. Une grande partie de sa marchandise est déposée sur le sol, calée contre la bordure d’un trottoir et protégée de la poussière par quelque pièce de tissu multicolore. Puis le quartier des artisans qui travaillent les métaux semi-précieux. Chacun d’entre eux est équipé d’un four de fortune destiné à fondre ces matériaux. L’atmosphère est enfumée, une fumée acre qui pique les yeux et brûle la gorge. Au sol, des échantillons nagent dans des acides ou autres produits décapants. Lorsque la matière première parvient à une état de pureté satisfaisant, elle est alors pliée, étirée, aplatie, découpée, percée, façonnée pour en faire des mailles de colliers, des pendentifs ou d’autres bijoux.
Plus loin, le « vendeur de pièces détachées et quincaillerie divers » (c’est écrit sur son enseigne) propose à l’affichage des pots d’échappement, des plateaux de pédalier de bicyclette, des courroies de ventilateur d’automobile, des rétroviseurs et des ventilateurs domestiques. On retrouve également dans son étalage des roues de vélo et des pompes de gonflage à pied, des câbles de frein et du fil électrique, des chaînes et des assortiments de tournevis. A coup sûr, le cycliste en panne devrait y trouver son bonheur !
On est au bout du marché. C’est maintenant la place des marchands de bois et de charbon de bois. Une lourde poussière noire encolle le passage, les baraques et l’air ambiant. Et puis tout s’achève sur un immense tas d’ordures, de près de cinq mètres de hauteur. Des ramasseurs de déchets ménagers s’évertuent à hisser leurs carrioles jusqu’au sommet du tas pour les vider. Sur leur passage, c’est à peine si les vaches s’écartent. Elles sont là pour manger tout ce qui peut l’être. Il arrive qu’elles s’obstruent la panse avec des sacs plastiques; il faut alors les abattre.
Chaque matin, Amadou rejoignait là ses amis. Ils étaient trois. Vêtus de tee-shirts publicitaires amples et délavés, ils portaient autour du cou, grâce à un cordonnet, un présentoir de paquets de cigarettes. Dans le dos, un sac avec la provision pour les ventes de la journée. Après une poignée de mains et quelques salutations, l’un d’entre eux lui remettait un sac et quelques paquets de cigarettes: ce qu’il devait vendre au cours de la journée. Le gain en était ridicule et il ne lui restait presque rien lorsqu’il avait remis sa part à celui qui l’avait fourni.
Ou parfois la nuit, il faisait taxi. Mais comme il n’avait pas les moyens de payer une licence, c’est sous le nom d’un autre chauffeur qu’il exerçait cette activité, pendant que celui-ci dormait et récupérait un peu d’énergie. Mais là aussi la recette devait être divisée en deux, pour le propriétaire du véhicule et pour le conducteur, et puis encore en deux pour le vrai conducteur titulaire et pour lui, conducteur de rechange.
Un soir, il était rentré, n’avait rien dit de plus qu’à l’ordinaire, avait préparé un petit sac à dos avec quelques vêtements, cousu une ou deux poches à l’intérieur de sa ceinture pour y mettre de l’argent, et fait comprendre que c’était pour demain matin très tôt.
Quand Kadiatou s’était levée pour aller à l’école, son père, Amadou, n’était plus là et sa mère vaquait à ses obligations domestiques avec un peu plus de silence qu’à l’ordinaire. Elle ne savait rien de la route qu’il devait suivre, mais au cours des semaines précédentes, elle l’avait plus ou moins entendu parler de Gao, puis d’Algérie, puis de Libye peut-être, elle ne se souvenait pas. Quoi qu’il en soit, elle était fière de son père. Il avait fait cela pour l’honneur de la famille, pour que sa mère ait de quoi vivre, pour que ses frères et sœurs puissent manger et étudier, pour qu’elle, Kadiatou, puisse aller tous les jours à l’école. Elle était heureuse qu’il soit arrivé en France.
Ainsi, il savait beaucoup de choses de l’homme qui lui avait « laissé », sans le préméditer, quelques objets de sa vie intime. Mais il ne savait rien de sa vie présente. Et comme Kadiatou ne lui demanda jamais rien, il s’épargna d’en parler. De toutes façons, cela lui aurait été trop difficile, pour ne pas dire impossible.
Par contre, il demanda à Kadiatou de lui raconter un peu comment elle vivait. Cela était d’une simplicité totale ; l’école, quelques jeux dans la rue avant que ne tombe la nuit, et puis une participation constante à la vie domestique, l’allumage du feu de bois, la préparation des repas, le balayage de la cour, le nettoyage des gamelles, …
Un jour, la mère de Kadiatou accompagna sa fille à l’internet café et s’imposa dès le début de la discussion. Elle lui dit maladroitement, avec ses mots à elle, qu’il ne lui était plus possible d’envoyer Kadiatou à l’école, parce que cela était trop onéreux pour elle. En fait, elle ne demanda rien directement, mais le discours était assez incisif pour qu’il comprenne immédiatement quel était son souhait. Alors, il fit parvenir par Western Union le montant trimestriel de la scolarité et cela se renouvela. Ce n’était pas le moyen le moins onéreux tant les commissions de cet organisme sont élevées. Mais soit les autres organismes transférant de l’argent n’avaient pas de correspondant à proximité de la famille, soit c’est lui qui aurait été contraint de faire une centaine de kilomètres afin d’aller à Lyon réaliser son transfert.
Kadiatou, avec qui il s’entretient régulièrement et dont il suit les progrès scolaires, ne lui a jamais reparlé d’Amadou. Et chaque soir désormais, en rentrant à son domicile, il ne peut éviter que toute cette aventure, comme une bouffée d’émotion, lui remonte à l’esprit lorsqu’il passe devant le poteau d’interdiction de stationner. D’ailleurs, ce poteau, il faudra qu’il en parle aux Services Techniques : soit il a été cogné par une voiture, soit des petits loulous se sont amusés à le secouer, mais il est tout penché et va bientôt tomber.
Saint-Marcellin, le 18 janvier 2010
»Ce texte est dédicacé à Agnès, Marie et Jacquie ».