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Rêves de soie

Chronique ordinaire du confinement …

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je pense qu’il faut que je vous explique un peu de quoi il s’agit. Ce sont des documents retrouvés chez ma mère, en faisant l’inventaire et le tri de tout ce qu’elle a pu rassembler dans son galetas, en matière de papiers, de journaux ou de revues. Ces documents étaient dans une petite chemise et accompagnaient une coupure de presse du quotidien de sa vallée des Cévennes : l’« Echo de la Vallée », vous l’auriez presque deviné !

La date est celle du 18 avril 1965, un dimanche, dans l’édition dominicale de ce quotidien. Il ne s’agit pas vraiment d’une interview de ma mère, Louise de son prénom,même si l’article est présenté sous forme de questions-réponses, car la rencontre avec la journaliste avait visiblement été préparée longtemps à l’avance. Dans cet entretien, elle ne parle pas d’elle, mais de sa mère à elle, c’est à dire de ma grand-mère, Joséphine, et de son existence, quelques années durant, dans une magnanerie-filature installée dans cette fameuse vallée.

Curieusement, mais peut-être fallait-il s’y attendre, la journaliste l’interroge derechef sur ce métier de la soie en lui demandant « quels étaient les rêves qu’il suscitait chez sa mère et en elle». Mais de rêves, point ! Bien sur, elle n’a directement jamais connu cette usine qui a laissé tant de traces dans la région. Joséphine, qui était née en 1866, y avait travaillé quelques années, entre ses 13 ans et ses 18 ans, et avait du abandonner cet emploi en 1884. Après s’être mariée, elle avait donné naissance à sa fille Louise, ma mère, en 1888. Par contre, ma grand-mère et ma mère ont du souvent discuter de ce travail, si l’on en croit la richesse des informations que contient ce dossier.

Joséphine vivait à la campagne, pauvrement, auprès de ses parents cultivateurs : quelques bêtes, un cochon, des poules, des lapins, un peu de vignes, du seigle, et surtout, surtout, des mûriers, … Sa mère déjà avait travaillé à la filature et la place de sa fille y était presque réservée d’avance. Autrefois, l’exploitation familiale se livrait à l’élevage du vers à soie. Mais depuis quelques années, depuis le début de l’industrialisation, les fabriques avaient pris la place de cet artisanat en réunissant sur un même lieu l’élevage du vers dans la magnanerie, là où il grandit, subit plusieurs mues et mastique bruyamment des feuilles de mûrier du matin au soir, le traitement des cocons, ces petites boules de douceur, afin d’en faire « naître » un interminable fil de soie, jusqu’à près de mille mètres, et le moulinage de l’organsin, le fil de chaîne, dans la filature. Le personnel était quasi exclusivement constitué de femmes, de jeunes femmes, de très jeunes filles. Seuls, quelques techniciens compétents en mécanique, en force hydraulique ou en étuvage, ainsi qu’un ou deux contremaîtres, étaient des hommes.

Les ouvrières étaient recrutées dans les villages voisins, en juin, sitôt les premiers cocons triés par de très nombreuses petites mains, lors de la période majeure de l’agriculture, celle des récoltes, des moissons et des vendanges. Ce travail de production du fil de soie se poursuivait jusqu’à la fin de l’hiver, voire le début du printemps, selon la quantité de cocons achetés ou récoltés. La production de fil était alors transférée au moulinage pour y être stockée, parce que le moulinage se pratique toute l’année. Et, s’il y en avait le besoin, de nouvelles ouvrières étaient embauchées après les récoltes pour intégrer la fabrique. Les ouvrières ne quittaient pas l’établissement tant que la tâche n’était pas achevée. Dans l’atelier de Joséphine, elles étaient quarante. Huit à dix d’entre elles ne restaient qu’un an. Les autres, les plus jeunes, supportaient le travail pendant quelques cinq ans au maximum puis se mariaient et rejoignaient souvent l’exploitation agricole de leur conjoint. Il faut dire que les ouvrières, pour plus d’un tiers d’entre elles, étaient encore des enfants d’à peine plus de 12 ans.

Joséphine était-elle une militante de la cause des ouvrières ? Rien ne nous permet de l’affirmer. Cependant, son dossier contient des fiches exceptionnelles par leur précision. Ainsi, les horaires de travail que l’on rencontrait fréquemment en 1870 dans ce type d’ateliers voués à la soie et à sa fabrication : début à 4 heures du matin, à 6 heures pause de 15 minutes, une autre pause de 30 minutes à 7 heures 30, puis 15 minutes à 9 heures 30, et 1 heure complète à 11 heures afin de prendre un repas frugal composé de légumes et de féculents, à 2 heures 15 minutes, 30 minutes à 3 heures 30, encore 15 minutes à 6 heures, avant d’achever la journée de travail à 8 heures du soir. Soit 16 heures de présence quotidienne, alors que depuis 1848 la durée est fixée à 12 heures de travail.

Ou encore, ce relevé des salaires journaliers versés aux travailleurs : 2,50 francs pour les hommes, de 1,00 à 1,20 franc pour les femmes et de 40 à 70 centimes pour les enfants. Et pourtant, il y avait eu quelques progrès puisque l’âge de travail des enfants avait été fixé à 12 ans en 1874, alors qu’il était de 8 ans en 1841 !

Egalement, cette citation du maire de Cavaillon, écrivant au Préfet du Vaucluse, le 16 juillet 1852: « Le travail de la soie est un travail des plus pénibles et des plus malsains, les accès de fièvre dont toutes, ou presque toutes, les ouvrières sont atteintes chaque année le prouvent suffisamment ». Louise explique à la journaliste ce qu’étaient les conditions de travail de ces jeunes filles : la chaleur moite de la magnanerie et des étouffoirs à cocons, le vacarme des filatures qui rend sourd, l’insalubrité générale des bâtiments, le dortoir à quarante, les latrines au fond d’un couloir obscur, la quasi impossibilité de faire une toilette régulière, l’encadrement strict par les contremaîtresses qui contrôlent le rare courrier qui peut être adressé aux filles, les amendes infligées pour des défauts dans le travail ou des manquements à la discipline, les nombreux cas de tuberculose ou de fièvre typhoïde, la pression de religieuses lorsque l’on n’est plus au travail (il y a même une chapelle de la Vierge dans cette usine comme dans toutes celles de la région).

L’usine était un bagne dont les ouvrières recluses et confinées ne sortaient que le samedi soir afin de rejoindre leurs familles et revenir le dimanche soir, voire très tôt le lundi matin, chacune munie du pain nécessaire pour toute la semaine.

Pour clore l’entretien, ma mère raconte comment Joséphine avait rejoint, en quittant l’usine, un homme qui s’était spécialisé dans le commerce de la feuille de mûrier. Au hasard des souvenirs, on peut y apprendre qu’ils venaient tous deux chaque année à Saint-Marcellin, une petite ville du Dauphiné sur les bords de l’Isère, afin de cueillir les feuilles d’une partie des 114 mûriers plantés par cette ville sur le Champ de Mars. L’expérience de son époux leur valait régulièrement d’être sélectionnés lors de l’adjudication aux enchères de cette cueillette. Voilà le seul rêve que Joséphine aura bien pu raconter : quitter sa campagne pour passer 48 heures en Dauphiné. Un rêve de courte durée puisque l’une après l’autre les usines de la soie vont fermer. Depuis longtemps déjà, la production chute régulièrement à cause des maladies : la soie de France doit laisser la place à la fibre venue de l’étranger. L’usine dans laquelle se sont écoulées quelques années de sa jeunesse a fermé en 1914. Il n’y avait pas de rêves soyeux dans la tête de ma grand-mère, il n’y en avait pas, non plus dans les têtes des ouvrières de la soie. Ainsi soient-elles ….

Ainsi soient-elles ? Mais qui donc la soie fait-elle rêver ?

Au hasard des innombrables commentaires qui envahissent nos écrans et nos journaux ou magazines, m’est revenue une réflexion sur la Route de la Soie. Ce grand projet, imaginé par la Chine et visant à réorganiser les échanges commerciaux entre ce pays et l’Occident. Et, au-delà des échanges commerciaux, peut-être renforcer la suprématie géopolitique de la Chine.

La Route de la Soie (ou les Routes de la Soie, car les itinéraires étaient multiples) date de 2300 ans au moins. Pourtant, la légende décrit sa découverte par une impératrice de la première dynastie chinoise en 2070 avant Jésus-Christ ! Alors qu’elle buvait son thé, assise sous un mûrier, un cocon de bombyx serait tombé dans sa tasse. Au lieu de le retirer, elle entreprit de tirer sur le fil qui s’en détachait grâce à la chaleur du liquide. Ce fut le premier fil de soie.

Cette légende démontre bien que la soie a toujours été le signe des gens de pouvoir, de la haute société. Ils n’en rêvent pas, ils la possèdent et en gardent jalousement le mode de fabrication sous peine de mort.

Au cours des siècles, laque, poudre à canons, cuirs et fourrures, ivoire, jade, herbes médicinales parvenaient en Europe, en échange de chevaux, métaux précieux, or et argent, armes, textiles, perles de verre, céramiques, … Pendant très longtemps, la soie n’a pas fait l’objet d’un commerce. Compte tenu de sa grande valeur et du mystère qui entourait sa fabrication, elle était avant tout offerte aux souverains et aux seigneurs des pays traversés afin de les flatter et les remercier d’autoriser ce passage. Et ceci a concouru à lui donner encore plus de valeur et encore plus de mystère.

En 1204, la Quatrième Croisade s’empare de Constantinople et ouvre aux croisés les portes de l’Orient. Marco Polo (1254-1324) n’a que 17 ans lorsqu’il part à la rencontre du petit-fils de Gengis Khan. La Route de la Soie connaît alors son apogée jusqu’au début du 14° siècle, dans le même temps que la dynastie des Yuan. Dès la fin du 14° siècle, le transport maritime entraîne le déclin de cette route chamelière, lente, longue, difficile, toujours sujette à des affrontements, des rivalités, des vols. Plus d’une année était nécessaire pour en effectuer le parcours complet.

La Route de la Soie n’a pas fait qu’échanger des marchandises. Elle a également permis de formidables brassages de cultures, de techniques, de religions. C’est par cette Route que le christianisme, le bouddhisme, l’islam, se sont répandus en Extrême-Orient. A l’inverse, les techniques d’imprimerie avec des caractères mobiles en bois ou en argile nous sont venues de Chine un ou deux siècles avant l’invention de Gutenberg. Enfin, c’est par cette Route que nous parvint, entre 1347 et 1352, la peste noire, celle qui tua environ 25 millions d’Européens.

Quoi qu’on en dise, la Route de la Soie est la première et la plus éloquente des manifestations de la mondialisation.

En ce 21° siècle, ressurgit le projet de nouvelles Routes de la Soie et fait encore rêver tous les puissants de ce monde et les chefs de l’industrie et du commerce. Pensez-donc ! Actuellement, le trajet de Shanghai à Amsterdam se fait en plus d’un mois par la mer et le Canal de Suez, en trois semaines par le train et en 12 à 15 jours par camion à condition d’avoir négocié les droits de douane avant le départ. A défaut, les contrôles à chaque frontière traversée augmentent ce temps de près de 20 %.

En ce 21° siècle, des milliers de camions qui parcourent l’ancien Monde, avec des chauffeurs confinés dans leurs cabines, seuls ou à deux pour gagner encore du temps, est-ce vraiment un rêve ?

Ou bien un cauchemar ?

Texte écrit lors d’une session d’Ecriture Créative (Sophie Collignon/UIAD)