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Droits de l'homme

Syrie, Egypte, Tunisie, Mali … ou les méfaits de l’ethnocentrisme politique

Monsieur Sikorski est le chef de la diplomatie polonaise. Il vient de s’exprimer (Le Monde du 19/12/2012) au sujet du rôle de l’Union Européenne face à la crise syrienne. Et, en substance, il a dit que ce rôle avait des limites et que si la Fondation Européenne pour la Démocratie qu’il a aidé à créer, avait des millions à donner pour aider la société civile dans les pays arabes, ce devait être pour « soutenir ouvertement ceux qui sont proches des valeurs européennes, car nous voulons que nos voisins se rapprochent de nous ».
Voilà un exemple parfait d’ethnocentrisme politique qui veut que le modèle occidental, européen en l’occurrence, soit la référence absolue de toute évolution et de tout progrès. Lévi-Strauss nous le dirait: il est difficile, voire impossible, de juger l’attitude ou le comportement de son voisin sans faire comparaison avec ce qui est sa propre culture. Mais dans le cas présent, il ne s’agit même plus de comparaison, mais de demande d’assimilation du modèle européen. Nous doutons fort que ce langage puisse être entendu, quelle que soit la tendance de l’interlocuteur arabe: islamiste, gauchiste ou libéral. Une telle attitude de la part d’un diplomate européen est donc totalement vide de sens … et d’intérêt.

Ce diplomate n’est pourtant pas seul à resservir inlassablement le même discours. En Egypte (et nous en avons déjà parlé) (Journaliste-ou-militant-deux-exemples-récents-les-riches-et-l-islamisme), l’envoyé spécial du Monde, « spécialiste du Proche-Orient », poursuit ses analyses personnalisées par un point de vue subjectif souvent insupportable. C’est ainsi qu’on le lit dans une « analyse » du vote des femmes au Caire contre la nouvelle constitution, vote d' »une partie des citadines éduquées » qui votent « non parce que les droits des femmes ne sont pas mentionnés en tant que tels dans la nouvelle constitution, non parce le droit à l’éducation des filles a été effacé, non parce que j’ai peur que l’article qui fait des femmes les « garantes de la famille » serve à me mettre au chômage ou à m’obliger à travailler moins d’heures ».
Aujourd’hui, nouvelle diatribe contre la constitution au motif qu’un copte militant des nouveaux droits civiques risquera une peine plus sévère si la nouvelle constitution est adoptée, puisqu’il est accusé d' »insulte au prophète ». Amalgame facile puisque sa première condamnation porte sur le « dénigrement des religions ».

Alors, puisqu’il le faut, parlons de cette constitution. Non sans avoir souligné qu’en Egypte, comme en France, le texte d’une Constitution est toujours à relativiser quelque peu. Notre Constitution est-elle appliquée à la lettre ? Et parlons de ce que personne ne dit. Tous les commentateurs relèvent à l’envie les formulations ambiguës au sujet des « traditions égyptiennes » et en concluent que pourraient en faire partie l’excision et les mutilations génitales féminines (Alexandrie-Excision) ! Tous les commentateurs relèvent l’absence de droits spécifiques pour les femmes et en concluent que leur serait interdit le droit d’ester en justice.
Mais combien de commentateurs soulignent les avancées de ce texte ?

  • la limitation de durée du mandat présidentiel,
  • la création d’un régime semi-présidentiel. Si le président y reste fort, son pouvoir est rééquilibré par l’Assemblée du Peuple qui contrôle la nomination du gouvernement et peut le renverser. Le président ne peut dissoudre cette Assemblée du Peuple que par référendum.
  • l’égalité des hommes et des femmes y a été supprimée au bénéfice d’un article stipulant que tous les égyptiens sont égaux,
  • la liberté d’expression et de presse est garantie (art 45),
  • la détention arbitraire est interdite (art 35),
  • la torture et les traitements inhumains sont interdits (art 36),
  • l’espionnage des communications privées est interdit (art 38),
  • la liberté religieuse est garantie (art 43),
    De façon parfois regrettable, le texte s’entoure de considérations susceptibles de limiter l’effet de ces réelles avancées. C’est ainsi qu’un art 44 interdit l’injure au prophète et un art 31 l’injure aux individus. Voilà bien des procès en perspective !
    La liberté religieuse ne s’applique qu’à trois religions: celles du Livre, les autres sont oubliées.
    Enfin, la charia y est déclarée « source principale de la législation » et non « source unique du droit ». Cette formulation est en elle-même porteuse de modération et le fait d’avoir confié à l’université Al Azhar le soin de préciser ces principes de la législation est tout à la fois inquiétant parce qu’intervient une structure religieuse non élue, et positif en ce sens que l’université Al Azhar se caractérise souvent par des positions progressistes.

    Et là est la vraie question à laquelle l’ethnocentrisme occidental n’aide pas à apporter une réponse. En Egypte, les « révolutionnaires » et les libéraux se plaisent à accuser Morsi de faire double jeu et de tenir double langage. Il ferait mine de développer des positions à minima réformistes et, par derrière, il laisserait agir les salafistes en vue de la création d’un état intégriste.
    Cette analyse ne tient pas debout. Mohamed Morsi a besoin de développer son pays, sous peine d’être renversé par la colère du peuple qui a faim et qui veut du travail. Mohamed Morsi a besoin de l’appui occidental, de l’argent de la Banque Mondiale, de celui des USA. Mohamed Morsi a besoin de jouer un rôle actif dans toute la région proche-orientale, afin que son pays conserve, si possible, les positions et la stature acquises au cours des dernières décennies.
    Au contraire d’un double jeu, on assiste à une lutte fratricide et implacable entre les fractions islamiques, la « plus ou moins progressiste » et la « radicale » ! Et l’Occident serait bien inspiré de le comprendre rapidement afin d’aider Morsi, ne serait-ce que temporairement et dans le respect des formes démocratiques, à neutraliser les plus radicaux afin que le pays se redresse.
Pro et anti-Morsi face à face (C)Maya Alleruzzo/AP-SIPA

Un ethnocentrisme comparable préside aux jugements relatifs à l’évolution de la Tunisie où Ennahda est, de façon comparable, soupçonné de « double jeu ».

Raisonnement déjà identique au Mali. La France vient d’obtenir une résolution auprès des Nations Unies, laquelle résolution autorise une éventuelle intervention militaire dans le Nord-Mali, limitée dans sa durée à un an, et n’ayant pas lieu avant septembre 2013. D’ici là, l’ONU renouvelle la nécessité de tout faire pour régler le problème par la négociation. Cette résolution a été obtenue de justesse, tant les USA sont réticents à l’égard de ce projet militariste. L’ambassadrice US à l’ONU a été jusqu’à qualifier le projet français de « merde » (http://www.slateafrique.com/100157/mali-quand-washinton-critique-plan-de-la-france).
Ansar Eddine et le MNLA viennent de renouveler leur engagement à cesser le combat et à négocier, voire à prendre en charge la question de l’AQMI.
Qui les écoute ?
Pas la France, pas l’Europe qui préfèrent s’engager dans la voie militaire et passer sous silence l’ardente « obligation de négocier ».
Pas l’Afrique de la CEDEAO, pas le Mali où se préparent des milices qui veulent aller « chasser le touareg ».
Et puis, avec qui peuvent-ils négocier ?
Il n’y a plus de pouvoir au Mali ! Et le capitaine Sanogo tire toujours les ficelles ! (http://www.rfi.fr/afrique/20121212-mali-reperes-principaux-acteurs-crise).

Il y a urgence à intervenir, non pour la guerre, mais pour la négociation, pour la reconnaissance du fait touareg, pour la recherche d’une entente sur un territoire immense, pour l’aide à un développement commun dans lequel pays et populations ne seront pas « oubliés ».
Pour cela, sans doute faut-il que l’Europe et ses diplomates (dont la France) réfléchissent avec d’autres arguments que leur paresse ethnocentrique.

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Le Monde

Journaliste ou militant: deux exemples récents, les riches et l’islamisme

La Une de Libé; « Casse-toi , riche con », a fait beaucoup de bruit mais pas nécessairement le bruit le plus utile. Beaucoup se sont interrogés sur le coté vulgaire et grossier de cette première page qui est une vraie « connerie ». Mais peu se sont interrogés sur son bien-fondé déontologique. En effet, qu’est-ce que « Libération » ? D’après Wikipédia, il s’agit d’un journal quotidien généraliste. Il s’agit, certes, d’un journal quotidien ancré à gauche, nul ne le conteste et nul ne le lui reproche. Mais lorsque son Directeur de Publication justifie le titre provocateur et grossier en disant que ce n’est qu’une juste réponse aux provocations et aux grossièretés ou insultes de Bernard Arnault, fait-il du journalisme ou du militantisme ?

Le Président de la République a assimilé cette « Une » à une recherche exacerbée du rendement économique (à défaut du « profit »), mais il y a davantage: le comportement de certains éléments de la presse s’assimile de plus en plus fréquemment à des prises de position de caractère étroitement idéologique ou partisan. Il ne s’agit point de contester les choix fondamentaux de tel ou tel quotidien ou magazine: droite-gauche, conservateur-progressiste, mais à l’intérieur de ce choix de disposer d’une information complète. Sur le sujet de la double nationalité des riches, le titre de « Marianne » s’interrogeant sur le patriotisme économique des riches (sont-ils des traîtres à la France ?) est beaucoup plus intéressant sous l’angle journalistique.

Mais ce n’était là qu’une introduction destinée à bien cadrer la réflexion qui va suivre.
Elle concerne « Le Monde » et son reporting de ce qui se passe en Egypte. Depuis plusieurs mois, le tandem de reporters formé par Claire Talon et Christophe Ayad défend une présentation tronquée de la situation politique égyptienne.

Mohamed Morsi le 13 juin 2012 (C)Levine/SIPA


Petit florilège.
En juin 2012, sitôt Mohamed Morsi élu, Claire Talon nous annonce (toute trace en a disparu …) que le risque est grand et très réel de voir les Forces Armées égyptiennes fomenter un coup d’état afin de sauvegarder leurs prétendus privilèges, leur « empire économique ».
Le 14 août 2012, le quotidien titre: « En Egypte, le coup de force du pouvoir islamiste ». Ou comment pratiquer l’art de sous-entendre beaucoup de choses à la fois. Autant qu’on le sache, Mohamed Morsi a été, aussi régulièrement que possible, démocratiquement élu. Même si l’expression a été reprise par d’autres organes de presse, le Figaro notamment, comment un chef d’état démocratiquement élu peut-il commettre un « coup de force », alors qu’il ne fait que mettre en œuvre les prérogatives dont il vient d’être chargé ? Le plus important dans ce titre n’est-il pas cependant le petit bout de phrase relatif au « pouvoir islamiste » ? La suite des commentaires prévoit la création rapide d’un état « frériste » car là est la véritable obsession de notre tandem de journalistes: le pouvoir islamiste.
Preuve en est donnée trois jours plus tard dans la cadre d’un article traitant du déploiement de l’armée dans le Sinaï à la suite de l’attaque de gardes-frontières égyptiens. Textuellement, au travers de cette action militaire, Mohamed Morsi « frappe toujours à l’improviste les pans d’un pouvoir qui lui résiste encore en Egypte, afin de renforcer la mainmise des Frères Musulmans sur l’Etat ». Le même article nous fait part d’un « fort mouvement d’opposition à l’encontre du chef de l’Etat » et d’un appel à une manifestation « géante » le 24 août contre le règne des Frères.
Le lecteur du Monde Papier ne saura (sauf erreur) rien du résultat de cette manifestation géante. Dans Le Monde.fr, on apprendra qu’elle a réuni …. deux cents manifestants !!
Entretemps, nous saurons (23 août) que « la surenchère militaire égyptienne dans le Sinaï inquiète Israël ». Israël a émis des protestations pour la forme, car il est fort probable que ces manœuvres se fassent sous le contrôle des USA et en collaboration avec les autorités israéliennes. La révision des accords de Camp David concernant la souveraineté de l’Egypte sur le Sinaï est à l’ordre du jour. D’ailleurs, depuis le 23 août, avez-vous entendu parler de cette inquiétude israélienne ?
Donc le 24 août, Le Monde.fr nous apprend que quelques centaines d’Egyptiens sont descendus sur la Place Tahrir pour manifester contre Mohamed Morsi. En fait, deux centaines de manifestants, dixit le texte lui-même. Cette poignée de manifestants cible la monopolisation du pouvoir par le Président élu, depuis que celui-ci a abrogé une « déclaration constitutionnelle » édictée par les SCAF (Forces Armées) et qui limitait les pouvoirs présidentiels. Comment des textes pondus par les forces armées peuvent-ils avoir plus de poids que les attributions traditionnelles d’un Président de la République ?
25 août, la pression continue et un nouvel article titré « Egypte: l’emprise des Frères inquiète l’opposition » rassemble une foule de suppositions, préjugés et rumeurs afin, encore une fois, de mettre en avant un anti-islamisme de fond. « Beaucoup soupçonnent les Frères de préparer des remaniements à grande échelle au sein du pouvoir judiciaire …., la désignation des Gouverneurs de Provinces promet de verrouiller un peu plus le système ….., de lourdes craintes pèsent sur le projet que l’Assemblée Constituante doit remettre fin septembre ….., d’aucuns craignent que les islamistes ne torpillent les travaux en cours pour donner au Président les moyens de désigner une nouvelle Constituante à sa botte ….., le siège des islamistes au Caire aurait été rehaussé de deux étages sans permis de construire ….., le sursaut tardif des forces libérales ainsi que des intellectuels suffira-t-il à brider les ambitions des Frères Musulmans, alors qu’une importante manifestation pour défendre les libertés individuelles et protester contre la monopolisation du pouvoir était prévue au Caire vendredi … »
On le sait: deux cents manifestants !

Les journalistes déplacés au Caire ont une vision partisane de la situation politique en Egypte. De façon caricaturale, ils amalgament Frères Musulmans et Salafistes, or il est d’évidence que ceux-ci sont davantage concurrents qu’alliés. Les récents évènements à propos de la vidéo anti-islamique diffusée sur le Net en apportent la preuve. L’attitude du Monde à l’égard de Mohamed Morsi n’est pas à même de comprendre et de faire comprendre cette situation et, en ce sens, nous sommes souvent loin du journalisme et proche du militantisme.
Paradoxalement, c’est un organe beaucoup plus militant, Le Monde Diplomatique, qui publie une analyse pertinente (http://blog.mondediplo.net/2012-09-10-La-revolution-en-Egypte-est-elle-finie) de la situation et de ses potentielles évolutions. Il faut lire impérativement cet article qui dit en substance que « l’armée est beaucoup moins puissante que ce que l’on a pu écrire, que les Frères Musulmans sont une force importante, qu’ils sont partie prenante de la solution aux problèmes de l’Egypte et qu’on ne peut les exclure du débat politique, que le combat politique ne s’arrêtera ni demain, ni après-demain et que l’Egypte a besoin d’une force d’opposition qui fasse des propositions sur un autre terrain que le religieux ».