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Mali

Je suis triste (lettre à J…)

Tu avais à peine plus de huit ans lorsque je t’ai connue. Petite fille joueuse, gaie, toujours à parler, nous avons passé un mois complet sans cesser de nous retrouver tous les jours. Mon travail, en fin d’après-midi, à peine fini, je passai chez toi, dans le concession où vivaient ta tante, tes oncles, tes cousins, ta grand-mère. Je voyais peu ta mère qui ne s’était guère attachée à toi.
Et nous partions à la découverte de ton quartier de la Commune V, des berges du marigot qui le traverse, des rares marchands de bière pour étancher ma soif, voire même d’un maquis, un dancing, qui la journée faisait bien sagement office de café où l’on pouvait se détendre.
Avec toi, j’apprenais le bambara, oh juste quelques mots que j’ai déjà oubliés mais qui sont restés notés dans un coin de mes papiers et de mon ordinateur.
Puis, ce fut la découverte, toujours avec toi, de Bamako elle-même; de longues marches à pied le long des rues en terre battue et des avenues, le « goudron ». Quand nous étions fatigués, ou que le trajet était vraiment trop long, alors nous prenions le taxi collectif. Bien des passagers qui nous laissaient difficilement une petite place, se sont souvent interrogés sur ce couple inattendu, celui d’un blanc, un toubab de soixante ans et d’une fillette noire de huit ans. Ces longues promenades se terminaient parfois au café, devant un soda, parfois même au restaurant où j’ai eu l’occasion de t’inviter à manger.
Tu étais intarissable, tu parlais sans cesse, tu voulais tout savoir, tu voulais toujours en savoir davantage: mon mode de vie, celui des Français, qu’est-ce que l’Europe ? Quels sont les pays qui la composent ? Quel temps y fait-il ? Tout était prétexte à question ou à commentaire. Et ces commentaires témoignaient d’une immense curiosité, d’une grande volonté de découverte.
En échange, outre l’apprentissage limité de ton langage, je t’interrogeais sur les structures de ton quartier, la nature des habitations, les occupations des habitants, les commerces, le marché permanent que nous avons si souvent visité. Tu faisais déjà des projets d’avenir. Encore à l’école primaire, tu envisageais de poursuivre au lycée, puis de venir en France, tu parlais de devenir médecin. A huit ans …
Comme je participais un peu au financement de ta scolarité, j’imaginais déjà me retrouver à soixante dix ans et davantage à te recevoir en France et, qui sait, t’apporter un peu d’aide soit pour les études, soit pour le logement.

Fin décembre, juste avant Noël, j’ai quitté le Mali, espérant bien un jour y revenir, ne serait-ce que pour quelques jours. Cela ne s’est pas encore produit.
En te quittant, c’est fou le nombre de promesses que j’ai pu te faire, à commencer par celle de t’écrire, celle de rester ton « parrain », de t’apporter l’aide et l’appui dont tu pouvais avoir besoin dans tous les moments de ta vie, que ce soit pour l’école, pour les loisirs, tes relations, ta vie de tous les jours, tes projets. J’ai poursuivi longtemps le financement de ta scolarité, auquel j’ajoutais parfois un petit supplément, notamment à l’occasion de ton anniversaire. En échange de ces promesses, j’avais exprimé le souhait que tu correspondes avec moi de façon un peu régulière et que tu me fasses partager ton existence. Cela ne s’est guère produit. Combien de fois avons-nous eu l’occasion d’échanger par mail, texto ou par Skype ? très peu, et pour dire quoi ? Des banalités qui tournaient souvent autour de ta vie scolaire. Pour le reste, plus le temps passait et moins j’en savais à ton propos. Ah si, parfois tu savais bien me relancer afin que je t’aide à financer un vélo ou un ordinateur, ce que je n’ai jamais fait que de façon très partielle.
Mon seul et unique lien avec toi était et reste encore ta page Facebook. Je dois dire tes pages, parce que j’en connais au moins trois, mais il n’en est qu’une que tu utilises actuellement.

En septembre, tu es rentrée au lycée puisque tu avais quatorze ans.

En fait, je ne sais pas bien dans quoi tu es rentrée, mais ce que tu es devenue aujourd’hui me désole, me bouleverse et me fait peur.
En quelques mois, en quelques semaines, tu as rencontré un garçon (des garçons) que tu appelles ton (tes) ami(s). L’un d’entre eux est peut-être ton premier amoureux. Il est beau, mince, élancé, il porte une grosse montre au poignet, des lunettes de soleil bien sombres et des tee-shirts siglés. Je ne pense pas, je ne veux pas me mettre à ta place afin d’apprécier ses éventuelles qualités. Cependant, je crois qu’il exerce, lui et les autres, une désastreuse influence sur toi.

De catholique que tu étais, tu es devenue musulmane ! De minoritaire par l’engagement religieux de ta famille, tu t’es rapprochée de la majorité confessionnelle du Mali. Peut-être y a t-il dans cette rapide conversion une forme d’amalgame, d’intégration, à la culture dominante, une attitude bien fréquente chez les adolescents qui n’acceptent pas aisément les différences. Soyons très clair, cela n’est pas en soi un problème pour moi. Même si ce sont des causes dues à ton âge, ou des motifs sentimentaux, il n’y a rien d’anormal à changer de conviction. A la condition que ce changement se fasse au bénéfice d’une plus grande liberté de penser, d’une meilleure capacité à s’exprimer. A quatorze ans, il est possible de faire ces analyses et de s’engager sur une autre voie que celle que vous a tracé l’hérédité. Mais est-ce bien le cas ?

Ta page Facebook devient sinistre, je n’hésite pas à te le dire. Plutôt que d’utiliser l’anglais, ou le français, ou l’un des langages de ton pays, voici que tu écris des Salam aleikoum et autres phrases coraniques en arabe phonétique, phrases dont je suis bien convaincu que tu n’en comprends ni la structure, ni même la signification.

Là où tu affichais quelques photos de toi, décontractée, en pantalon, en tee-shirt, épaules nues, voilà maintenant que tu t’exposes voilée de la tête au pied, un peu comme une jeune mariée, ton seul visage restant découvert. Mains jointes, tu invoques Allah. Si je te dis qu’en te pliant à ces règles que tu ignorais il y a encore six mois, tu fais le sacrifice de ta curiosité, de ta volonté de savoir, de ton libre arbitre, me croiras-tu ?

Tu partages des liens avec des sites que je ne peux pas comprendre. L’un, en particulier, est animé par un jeune imam dont le discours ne peut pas être qualifié de traditionaliste, tant il est rétrograde. Il y est question de l’obligation qu’à la femme de se voiler et d’obéir à son mari. On y apprend que celui-ci peux frapper sa femme pour la punir (mais il ne peut pas la battre !), à la condition que la sanction ne laisse pas de traces ! L’obsession à l’égard du comportement des femmes au travail, au foyer, dans la rue est permanente. Sais-tu seulement que l’Islam dont tu parles ainsi est celui-là même qui avait envahi le nord de ton pays et qui continue d’y faire des raids meurtriers ?

Université au Mali (DR)

Sincèrement, je ne crois pas que ces recommandations, ces consignes de comportement, soient porteuses d’un quelconque avenir pour toi.
Je ne crois pas davantage qu’elles soient porteuses d’avenir pour ton pays. Mais c’est là un autre problème.
Aujourd’hui, je suis triste de voir que la petite fille que j’aimais comme ma fille, en laquelle je croyais (je savais !) avoir discerné une intelligence particulière, est tombée sous la coupe d’une idéologie à la fois conservatrice et destructrice.
Aujourd’hui, je suis triste de découvrir que la jeune fille, la jeune femme que j’espérais voir grandir en indépendance et en fierté, prendre sa place auprès de ses sœurs et participer au développement de son pays ou lutter pour les droits des femmes, a renoncé à tout cela.
Aujourd’hui, je suis triste …. parce que l’Islam que tu sembles avoir choisi n’est porteur que d’ignorance et de repli sur soi, alors que, crois-moi, il existe une autre version de l’Islam.
Aujourd’hui, je suis triste …