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Le jour où j’ai failli devenir fils de vigneron (1)

Nous étions partis tôt le matin et je m’étais levé bien avant l’heure habituelle. La chose n’avait été décidée que la veille au soir, c’est à dire que l’on ne m’avait annoncé ce départ matinal qu’au cours du repas du soir. Mais où allions-nous ? Je n’en savais rien et mon père, au volant, ne m’en parlait pas.
« Tu verras bien … »
Il faisait beau, un vrai beau temps de grand soleil. Ce devait être un samedi. Parce que samedi et dimanche étaient les seuls jours de congé de mon père. Et que le dimanche était traditionnellement réservé à la sortie familiale. Il ne pouvait être question de la supprimer et d’en priver mes sœurs.
Au début, j’ai bien reconnu la route. Partis de la banlieue de Grenoble, nous avions pris la « rive gauche ». Une Nationale que je connaissais parfaitement pour aller souvent à Saint-Marcellin où habitait ma grand-mère. Mais aujourd’hui, la « traction avant » Citroën, une voiture grise, (tiens, je me souviens de l’immatriculation: 333 CV 38) poursuivait son chemin: Chabeuil, Crest et puis je ne sais plus. J’ai dû m’endormir un peu. Il n’est pas facile de rester les yeux ouverts pendant de longues heures, si l’on n’a rien d’autre à faire que de regarder le paysage. Et par ailleurs, mon père ne parlait pas beaucoup. Pas uniquement parce qu’il était absorbé par la conduite de la voiture, mais surtout parce qu’il n’était pas bavard. Jamais …
Tout au plus, j’ai pu remarquer que le paysage devenait toujours plus sec, moins vert et que les montagnes du départ laissaient la place à des collines couvertes de forêts discontinues, entrecoupées de larges saignées blanches et lumineuses.

 »Curieusement, des pensées m’assaillaient, qui tournaient autour de ma vie quotidienne à la maison. Nous vivions depuis peu de temps, un an ou deux, dans une nouvelle grande maison achetée par mes parents dans la banlieue sud de Grenoble. Une maison qui devait bien avoir une centaine d’années, construite au milieu du dix-neuvième siècle. La maison avait deux étages et ses balcons ouvragés en planches de bois découpé lui donnaient un peu l’air d’un chalet égaré dans le village qu’était encore notre commune. La maison avait été un peu saccagée, mal partagée, pour y faire vivre deux familles qui se répartissaient les pièces du rez de chaussée et du premier étage, mais qui se partageaient aussi un escalier commun pour passer d’un étage à l’autre. Les exigences d’une relative intimité réciproque avaient obligé au percement de portes de communication en des endroits un peu improbables. Il restait encore à aménager, nettoyer, repeindre, tapisser tout ceci et je cherchais à donner souvent le coup de main à mon père qui réalisait l’essentiel de tous ces travaux. En hiver, l’absence de chauffage dans les chambres faisait que les vitres s’engivraient pendant la nuit. Les chambres étaient nombreuses, j’avais la mienne, pas très grande mais bien agréable pour y faire un peu ce que je souhaitais, et mes sœurs se partageaient les autres en fonction de leurs âges. J’avais six sœurs, toutes plus jeunes que moi puisque j’étais l’aîné. J’avais aussi un petit frère, de onze ans plus jeune que moi. Il avait donc un, voire deux ans. »
 »Un grand jardin de près de huit cents mètres carrés éloignait la maison de la route. Il était richement arboré d’arbres déjà anciens: deux cerisiers, deux pruniers, des pommiers et surtout beaucoup de terrain pour y cultiver des légumes, ce que mon père avait entrepris dès la prise de possession des lieux. Enfin, au fond du jardin, à proximité du portail d’entrée qui permettait d’accéder chez nous depuis la rue, un grand poulailler avec des grillages surélevés et un clapier avaient été montés. Les scènes d’exécution des animaux de la basse-cour m’impressionnaient, qu’il s’agisse du canard à qui l’on coupe la tête et qui se relève et ne tombe pas pendant quelques secondes, ou bien du lapin que l’on pèle de haut en bas en retournant sa peau comme l’on retourne un gant. »
 »Dans ce village du sud de Grenoble, je n’ai fait qu’une seule année scolaire, celle du cours moyen deuxième année, dans un groupe scolaire où garçons et filles étaient séparés. Peu importait, notre grand jeu était de jouer aux billes sur de longs tracés, un peu comme des circuits automobiles, que l’on dessinait dans le sable de la cour. J’ai un très mauvais souvenir de cette unique année scolaire. Sous un vaste préau couvert, avaient été empilés de vieux bureaux et bancs condamnés en raison de leur grand âge et par l’arrivée de matériel plus moderne, en particulier des bureaux individuels. Lors d’une récréation, échappant à toute surveillance, un ou plusieurs camarades s’étaient lancés à la conquête de cet empilement de mobilier qu’ils avaient escaladé. Parvenus presqu’au sommet, la pile de tables, chaises, bureaux s’est effondrée et eux avec. Victime d’un grave traumatisme crânien, l’un des élèves s’était tué. J’ai aussi un bon souvenir de ce groupe scolaire. Le vendredi après-midi, pour terminer en beauté la semaine, nous avions droit à une séance de cinéma en noir et blanc. C’est là que j’ai découvert Laurel et Hardy et mes premiers Charlot. Toutes les classes des « grands » s’y retrouvaient, garçons et filles. Et puis, je suis entré au lycée. »
 »Sincèrement, je n’ai pas le souvenir d’avoir été très heureux dans cette maison, surtout parce que son ambiance ne me plaisait pas. Je l’ai dit, j’étais l’aîné de six sœurs et frère. Depuis des années, en fait depuis toujours, je voyais presque chaque année un autre bébé prendre place dans la famille et me repousser un peu plus loin de mes parents, de ma mère comme de mon père. Non, je ne peux pas dire que je n’ai pas été aimé, mais j’ai le sentiment d’un petit manque d’affection. Il y avait l’essentiel mais surtout beaucoup d’exigences; je devais être le modèle, celui qui doit réussir, qui doit donner l’exemple. »

Après des heures interminables, nous étions parvenus à Vaison la Romaine. Je le sais pour avoir lu le panneau Michelin à l’entrée de la commune. Mais ce nom ne me disait rien du tout, je ne connaissais pas cette petite ville qui me sembla bien calme. Sur une colline proche, il y avait un château qui me paraissait en ruines. Il y avait aussi une rivière bien basse qui serpentait parmi les lits de gravier et les cailloux. Un pont en arche l’enjambait C’est bien plus tard que je saurai qu’il s’agissait de l’Ouvèze.

Vaison la Romaine (DR)


Ce n’était pas encore le but ultime de notre déplacement, mon père me le confirma. Mais il me précisa cependant que nous étions arrivés, que nous étions dans le cœur du territoire où nous conduisait notre sortie. Je trouvais la petite ville jolie si l’on peut dire, mais bien silencieuse, un peu comme endormie. C’était tellement différent de mon village de la banlieue de Grenoble. Chez nous, il suffisait de prendre le bus, de faire un quart d’heure de route et nous étions dans la ville, avec ses immeubles, ses rues et avenues, ses commerces, son animation, ses gens qui se déplacent sans interruption, son bruit, sa circulation automobile. Ici, nous nous retrouvions au centre d’un village, après avoir fait plusieurs centaines de kilomètres dans des campagnes diverses. Encore cinq minutes et nous allions ressortir du village.
D’ailleurs, c’est ce que nous avions fait, en poursuivant notre route pendant encore une quinzaine de kilomètres, une petite demi-heure. Nous voici dans un village, si on peut appeler ça un village, nommé Le Barroux. Et nous nous sommes arrêtés dans une rue intitulée route de Saint-Jean. Au-dessus de ce village, il y avait également un château, partiellement en ruines. Mais à bien y regarder, ce sont presque tous les villages qui possèdent une colline ou un promontoire couronné par un château ou une petite forteresse. Ce doit être une caractéristique de la région.
La voiture était stationnée dans cette petite rue bordée de murs et de haies épaisses. Le vent, le mistral, soufflait si fort que l’on avait l’impression qu’il faisait froid, bien que brillait un grand soleil. De l’autre côté de la rue, une maison basse précédée d’une grande cour dont le portail était totalement ouvert. C’est là que nous entrâmes. Un homme nous attendait sur le pas de la porte. Il était vêtu d’un pantalon de velours et d’une large chemise qui flottait sur celui-ci. Ses traits étaient burinés, secs et lui-même n’était pas forcément très accueillant.


(à suivre)

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